Le double visage de Tibulle

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Après ses cours du matin, Flavia faisait le pied de grue dans le long couloir qui desservait les bureaux des professeurs du cursus de lettres classiques. Comme elle avait toujours eu le dessus sur Vesari depuis le début, elle s’attendait encore à remporter contre lui une victoire facile. Il suffisait de s’affirmer avec force face au bonhomme pour le tenir en respect. Par contre, elle avait conscience qu’il tirerait parti de la moindre faiblesse pour essayer de l’évincer.

Elle avait pris soin de se vêtir des vêtements qu’elle portait à Naples quand elle voulait éviter d’attirer les regards, soit une jupe-culotte beige qui s’arrêtait en dessous du genou dans laquelle elle avait rentré un ample t-shirt blanc qui lui montait jusqu’au cou. Elle ne se souvenait que trop bien du regard lubrique qu’il lui avait adressé quand elle s’était présentée chez lui moulée dans une tenue trop ajustée.

Lorsque la porte s’ouvrit, elle s’était mise mentalement en condition pour l’affronter, s’attendant à une nouvelle escarmouche.

Pourtant, elle eut immédiatement maille à partir avec un sourire mielleux et des manières presque obséquieuses qui la révulsèrent.

L’homme lui offrit de s’asseoir et s’installa face à elle en joignant ses mains, d’un air attentif.

— Vous m’avez amené votre introduction et votre plan, je suppose ?

— Bien sûr, répartit Flavia, en lui tendant le document.

Le professeur s’en saisit, et le parcourut rapidement. Mais de manière surprenante, il eut besoin d’une seconde lecture, s’attardant sur des paragraphes, hochant la tête ou fronçant les sourcils.

— Très bien, ça me paraît être convenable, vous pouvez partir sur cette base pour rédiger votre mémoire, concéda-t-il enfin.

Flavia, en son for intérieur, supposait qu’il parlait par euphémisme, et que sa rédaction était un peu mieux que convenable, comme il disait. Son orgueil l’aurait de toute manière empêché de reconnaître la qualité de son travail à sa juste valeur.

— Vous pensez vraiment que Catulle ait pu être réellement amoureux en même temps de Lesbie et de Juventius ? Dans son langage, l’homosexualité est représentée comme une sorte de transgression dont il se sert pour attaquer ses ennemis…

— Je pense qu’on peut vraiment être sincèrement amoureux de deux personnes en même temps, le coupa Flavia, pensant à tout autre chose, et les vers qu’il consacre à son éromène ne laissent aucun doute là-dessus. C’est drôle d’ailleurs de penser qu’il était bienséant d’avoir ce genre de relations avec un jeune garçon alors que c’était mal vu de faire de même avec un homme plus âgé.

— Les conventions sociales sont ce qu’elles sont, elles reflètent seulement l’état de la morale à un instant T, en conséquence, elles fluctuent avec le temps. D’où la nécessité de ne pas juger les comportements amoureux, déclama-t-il d’un ton sentencieux, induisant de ne pas chercher à interférer dans ses affaires personnelles.

Flavia comprit le sous-entendu, c’était une mise en garde à son attention.

— Je crois que ce genre de raisonnement trouve sa limite dans la notion de consentement, qui plus est le consentement éclairé des partenaires. S’il n’y a pas consentement, ou s’il est extorqué par la pression, ça doit être répréhensible, quelle que soit l’époque, répliqua-t-elle en plantant son regard dans le sien.

Ce faisant, elle lui signifiait son refus de détourner les yeux es pratiques sordides du professeur pour contraindre ses étudiantes à satisfaire ses pulsions sexuelles.

L’homme resta un moment interdit par le ton tranchant qu’avait employé Flavia. Ses doigts tapotèrent subrepticement le plateau de noyer de son bureau, alors qu’il la fixait, pensif.

— Puisque vous semblez à l’aise sur les sujets qui ont trait à la poésie latine, je vais vous donner du grain à moudre. Vous allez me présenter pour la fin de semaine un devoir de dix pages sur ce qui caractérise l’héroïne néfaste dans l’élégie n° 6 du livre 1 de Tibulle.

Flavia était stupéfaite de la demande, mais elle ne pouvait refuser. Pourquoi lui donnait-il un travail supplémentaire, si long qui plus est ? Était-ce un nouveau test ? Il y avait anguille sous roche, elle en était certaine, mais comment découvrir les intentions cachées de Vesari ?

Ces questions l’assaillaient alors qu’elle rejoignait Angelo à la Caffeteria Universitaria.

Le garçon était déjà attablé et l’attendait. Il lui tira la chaise galamment, avec son éternel sourire avenant.

— Merci, mais tu n’as pas besoin de faire ça, nous ne sommes pas dans un cadre formel, le gratifia Flavia, amusée des bonnes manières de son camarade.

— Ça me fait plaisir, et puis j’ai été élevé comme ça, se justifia Angelo.

— Dis, Angelo, j’ai présenté la structure de mon mémoire à Vesari, il l’a approuvée, mais il m’a donné un travail supplémentaire, et pas des moindres. Une dissertation d’une dizaine de pages sur une élégie de Tibulle, est-ce que c’est usuel, ici ? le questionna Flavia, pour en avoir le cœur net.

— C’est son thème de prédilection, il a pas mal publié dessus, peut-être qu’il veut te mettre à l’épreuve sur un sujet qu’il connaît parfaitement ?

— Mais est-ce normal qu’il me donne, à moi seule, un tel travail ? insista Flavia.

— Ce n’est pas habituel, j’interrogerai mon père, si tu veux. En tout cas, je ne pense pas qu’il ait le droit de te noter dessus, mais il peut en tenir compte de manière sournoise dans sa notation, supposa Angelo, perplexe.

Sournois, oui, c’était le terme parfait pour qualifier Vesari, toujours en embuscade pour jouer un mauvais tour… Quelle personne détestable ! Entre lui et le Boss, elle ne savait plus lequel elle haïssait le plus.

Elle n’avait pas de nouvelles de ce dernier, d’ailleurs, et elle ne savait pas si elle devait s’en réjouir. Elle devinait que plus il attendrait pour la recontacter, plus le traitement qu’il lui infligerait serait terrible. On la réservait peut-être pour une occasion spéciale, pressentait-elle, et ce n’était pas pour la rassurer.

Perdue dans ses pensées, elle fut subitement rappelée à la réalité par la main de son camarade qui pressait la sienne.

— Flavia, tu es toujours avec moi ? répétait-il, d’une voix inquiète.

— Pardon, je pensais à autre chose. Non, non, ne l’embête pas pour ça, j’en fais mon affaire.

Il valait mieux réserver une éventuelle intervention du père d’Angelo en ultime recours, et uniquement si elle s’y trouvait obligée, car ce n’était certainement pas la dernière tentative de Vesari pour la déstabiliser.

—Très bien, mais souviens-toi que je suis là s’il essaie encore de t’ennuyer, rappela Angelo.

— C’est très gentil de ta part, mais il faut tenir tête à ce genre de personnage, pour qu’il apprenne à respecter les femmes, enfin, même pas les femmes, n’importe quelle autre personne que lui-même ! J’ai du pain sur la planche, je te laisse. À demain !

Elle retira sa main, et prit congé de son camarade, en lui plantant un baiser sur la joue. Angelo l’observa sortir, pensif. Quelle drôle de fille ! Il n’y avait rien chez elle qui laissait supposer une telle force de caractère, elle avait l’air si vulnérable…Ce n’était d’ailleurs pas une simple apparence, on sentait par moment cette fragilité reprendre le dessus. C’était à se demander comment deux tempéraments si opposés pouvaient cohabiter en une seule et même personne.

De son côté, Flavia était déterminée à relever le défi que lui avait lancé son professeur, même si elle ne pouvait percer à jour son véritable objectif pour l’instant.

Elle passa donc un après-midi studieux à analyser tous les ouvrages qui lui tombaient sous la main pour avoir une vue exhaustive de son sujet. Les textes de Tibulle étaient beaucoup moins lestes que ceux de Catulle, son amour pour Délie était d’une pureté incroyable, davantage spirituel que charnel, même si c’était néanmoins un amour déçu, sa belle ayant décidé de se faire courtisane. Il la couvrait néanmoins des plus doux qualificatifs. Les mots s’envolaient devant ses yeux vers des cieux chargés de bonheur.

Comme il serait doux d’être aimée de la sorte, rêvait Flavia en lisant les vers extatiques des élégies. Même si Leandro lui avait témoigné de belles marques d’affection, si elle s’était sentie passionnément désirée, il ne lui avait jamais avoué aucun sentiment, bien que ses lèvres sur son corps lui aient insufflé une certaine forme de tendresse.

Mais il l’avait abandonnée, il l’aimait moins que son capo… qui le lui rendait avec autant d’intensité. Ils l’avaient tous les deux laissée derrière eux. En conséquence, jamais on ne lui avait adressé la moindre parole d’amour, finalement. L’amour à sens unique était une véritable malédiction pour celui qui espérait sans retour.

À cette pensée, une larme courut le long de sa joue, pour venir s’écraser sur le clavier de l’ordinateur. Le sens de tout ce qu’elle faisait se perdait en ce moment.

Elle ramassa précipitamment ses affaires et s’élança à l’extérieur pour qu’on ne s’aperçoive pas de son trouble. De toute manière, elle avait assez collecté de documents pour commencer à travailler chez elle. Comme les sanglots lui encombraient la gorge, elle choisit de rentrer chez elle à pied, en optant volontairement pour l’itinéraire le plus long, en contournant le Castro Pretorio jusqu’au Tibre.

La tête vide, elle parcourait les rues chauffées à blanc par une journée entière de chaleur. Elle accélérait sans cesse le pas pour que l’effort fourni par son corps détourne son esprit de ses tristes réflexions.

Cependant, alors qu’elle parvenait sur le Lungotevere Marzio au niveau du pont Umberto Ier, son téléphone sonna. Elle le sortit machinalement, sans vraiment faire attention à ce qu’elle faisait, et porta l’écouteur à son oreille.

— Flavia ? demanda Alteri, d’une voix rauque.

— Oui, murmura-t-elle après un moment de flottement, le temps qu’elle sorte de ses errements mélancoliques.

— Tu es demandée vendredi soir, annonça-t-il abruptement.

Après un nouveau moment de silence, Flavia se résolut à répondre. Qu’importait ce qu’il lui arriverait ? Elle voulait qu’on lui fasse du mal maintenant, si pitoyable qu’elle était de n’avoir pas su se faire aimer.

— D’accord.

— Je te le dis tout net, le Boss compte t’offrir pour une soirée dans le cadre de négociations que nous sommes en train de mener à de sales personnages, des pontes de la mafia calabraise. Tu seras en quelque sorte le cadeau dont il les gratifiera s’il obtient satisfaction. On ne peut plus faire machine arrière. Il vaut mieux que tu rentres chez toi à Naples, je dirais que je n’ai pas pu te retrouver.

— Non, je viendrai. J’espère qu’ils me briseront, je veux souffrir, avoua-t-elle dans un cri brut qui lui jaillit du cœur. Oui, avec un peu de chance, ils l’anéantiraient, qui son existence intéressait-elle, de toute façon ?

— Flavia, tu n’es pas obligée de faire ça…répartit Alteri, touché par la détresse de la jeune fille.

— Je le ferai, à quelle heure viendrez-vous me chercher ? coupa-t-elle, la gorge serrée par l’émotion.

— Sois prête pour 20 heures, alors, répliqua-t-il sourdement.

Flavia réfléchit un moment, l’horreur de ce qu’on lui destinait commençait à se représenter dans son esprit.

— Est-ce que je peux vous demander une faveur ? demanda-t-elle.

— Je verrai ce que je peux faire, mais dis toujours…

— Est-ce que je pourrai avoir les yeux bandés tout le temps que je serai avec ces mafieux ?

Alteri comprit le but de la requête de la jeune fille, elle voulait se retrancher derrière l’image de ses amants lorsqu’elle serait dans les bras de ces étrangers.

— Très bien, je pense qu’il te l’accordera, tant que tu fais ce qu’il attend de toi. Mais réfléchis bien d’abord avant de te présenter vendredi, l’enjoignit-il avant de raccrocher.

Ainsi, le Boss s’apprêtait à la donner à ses pourritures de partenaires pour fêter la réussite de ses transactions, et Dieu seul savait ce qu’ils feraient d’elle…

Savoir qu’elle prendrait part à ces tractations la révulsa brutalement, et sa tristesse s’envola, remplacée par la nausée.

Il fallait qu’elle en informe au plus vite Fabio et Marco et elle courut jusqu’à son appartement, où elle s’effondra sur le canapé, exténuée de sa longue marche et du sprint final qui l’avait achevée.

— Fabio, on m’a rappelée, on a exigé ma présence auprès du Boss Vendredi, ils viendront me chercher à 20 heures, prévint-elle, essoufflée.

— C’est noté, mais que veut-il faire avec toi ? s’enquit Fabio, inquiet.

— Je ne sais pas, ce sera peut-être pour servir lors d’une soirée comme celle qui a déjà eu lieu à la Piazza Della Consolazione, mentit-elle pour le rassurer.

— Oh per carità, tu me promets de faire attention, hein ! Tu ne laisses personne te toucher, c’est compris ? Je te passe Marco, il veut te parler…

Sa voix fut interrompue par celle, impérieuse, de son complice.

— Tu vas m’écouter maintenant. J’ai établi un plan pour repérer le QG, tu seras suivie sur le début de ton parcours par plusieurs de mes hommes. On te suivra sur quelques rues pour ne pas éveiller les soupçons, en se relayant à tour de rôle. On ne sait pas si la voiture sera surveillée, mais on va en avoir une petite idée. Le plan, c’est d’avancer petit à petit. Il te fera certainement mander à nouveau et nous avancerons nos pions un petit peu à chaque fois.

—D’accord. Est-ce qu’il faut que j’enlève la breloque de mon sac. Si on trouve que c’est un émetteur, cela révélera le pot aux roses ? avança Flavia.

— Ou alors, la balise peut se déclencher si, à un moment, tu montes dans un véhicule qui n’est pas doté de brouilleur, et cela pourra nous faire gagner du temps. Je ne sais pas. Non, garde-la.

Flavia était une nouvelle fois dépitée, Marco préférait miser sur une hypothèse aléatoire quitte à la mettre en danger, elle. Sans compter qu’il était assez clairvoyant pour deviner pourquoi le Boss sollicitait sa présence. Il devait vraiment la tenir dans le dernier mépris pour se servir d’elle ainsi, même si elle était consentante. À aucun moment il n’avait montré les scrupules que manifestait sans arrêt Fabio la concernant.

Il ne lui restait plus qu’à attendre que vienne vendredi, en se jetant à corps perdu dans la rédaction qu’avait exigée son professeur. Celle-ci arrivait à point nommé pour détourner son attention de l’appréhension qui la tenaillait. Elle réalisait qu’au fond d’elle-même, elle était terrorisée par le Boss, car il émanait presque de lui une aura maléfique qui la pétrifiait quand elle était face à lui.

Elle n’avait pas besoin des mises en garde d’Alteri pour comprendre à quel point il était dangereux. Dès qu’elle avait posé les yeux sur lui, elle avait ressenti qu’il était le mal incarné.

Elle en serait presque allée se réfugier dans le lit de Vesari, tellement il la terrifiait. À la première entrevue, elle ignorait à qui elle avait affaire, ensuite, la présence bienveillante d’Alteri l’avait réconfortée, mais cette fois-ci, elle serait seule, désespérément seule pour l’affronter, lui et les redoutables mafieux calabrais. Car elle n’était pas sans savoir que la mafia calabraise était la plus violente du pays, tenant le trafic de drogue sur l’intégralité du continent européen.

Les faits divers relataient souvent les vendettas qui s’opéraient à l’intérieur même des familles quand un membre était soupçonné de trahison, ou voulait simplement rentrer dans le rang. Il était alors éliminé par ses propres parents, ou par ses enfants, selon le cas de figure.

À quels raffinements cruels devrait-elle se soumettre ? Cette question hantait ses nuits.

Angelo remarqua les tourments qui donnaient des absences à la jeune fille. Il la priait de se confier, car il craignait que Vesari n’ait tenté de nouvelles manœuvres d’intimidation. Bref, il mit sa préoccupation sur le compte de ses mauvaises relations avec son professeur.

À son habitude, Flavia se réfugia dans le travail en s’absorbant totalement dans les écrits du poète, joyau de pureté et d’élégance.

L’un des passages évoquant sa vie la frappa. Selon l’un de ses biographes, il se serait servi de ses poèmes pour faire passer des messages à caractère politique, via un procédé d’écriture secrète. Ainsi, l’amoureux transi était en réalité un farouche opposant politique au premier des empereurs romains, l’impitoyable Auguste, voulant venger l’assassinat de son prédécesseur Jules César et critiquant les spoliations que son successeur avait menées injustement.

En représailles, Auguste l’aurait fait assassiner, dans la fleur de l’âge.

Tibulle avait donc eu deux visages, l’un tendre, l’autre violent. Sa détermination à combattre le tyran l’avait mené à la mort.

Voir sous un nouveau jour les délicieux poèmes de ce valeureux aède lui redonna courage et le jour venu, elle avait retrouvé toute sa résolution.

Après avoir envoyé par e-mail son devoir à Vesari, elle s’apprêta avec soin pour le rendez-vous fatal, comme une bravade.

Elle commença par ceindre son cou du collier de chien que lui avait remis le Boss en marque de sa soumission.

Puis, elle enfila une robe courte et moulante, ultime cadeau de Chiara, qui découvrait très largement son dos jusqu’aux reins, et apposa sur son visage des traits de liner et une rouge à lèvres carmin. Tel un chevalier qui ajuste son armure avant la bataille, elle rectifia son maquillage et lissa une dernière fois ses longs cheveux, avant de se diriger sans ciller vers son destin.

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