Motivations

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Flavia était étendue sur son lit, mais elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Les yeux fixés au plafond, elle méditait sur les évènements de la nuit, ses étreintes passionnées avec le Consigliare, ses paroles sur le capo napolitain. Pour l’heure, elle baignait dans une profonde confusion, c’était la raison pour laquelle elle voulait s’endormir, espérant que le sommeil lui remette les idées en place.

Mais elle se retourna encore et encore, bien que son corps fût courbatu, il refusait toujours le repos, harcelé par son esprit qui errait sans relâche entre Alteri et Malaspina.

A la fin, elle renonça, saisissant son téléphone qui indiquait dix heures. Il fallait qu’elle prévienne Fabio et Marco des intentions d’Alteri. Mais comment justifier un tel retournement de situation ? Pourquoi se serait-il confié à elle, ne pressentiraient-ils pas qu’il avait exigé quelque chose en échange?

Elle tenait par-dessus tout à préserver une image d’elle pure auprès d’eux, ce qui était bien évidemment dérisoire, car ils n’ignoraient pas qu’elle avait été à la fois la maîtresse de Malaspina et celle de son homme de main.

Il fallait rester vague, mais si Fabio pouvait aisément être dupé, elle n’était pas certaine qu’il en serait de même de Marco.

Elle choisit donc le numéro de Fabio, qui était d’ailleurs le seul enregistré dans ses contacts, et l’appela.

— Bonjour Flavia ! s’exclama Fabio, j’allais t’appeler. Alors comment s’est passée cette semaine ?

— Bien… euh, riche d’émotions et de rebondissements, disons. Je voulais te dire qu’Alteri a découvert qui j’étais et notre projet…

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase que Marco s’empara du combiné.

— Il nous a découverts ? Qu’est-ce que tu as fait pour ça ? formula-t-il d’une voix sourde, pleine d’une colère contenue.

La poitrine de Flavia se comprima douloureusement sous le reproche, il lui sembla être redevenue une petite fille prise en faute, réprimandée par un parent.

— Je suis désolée, il a remonté la piste par mon numéro de téléphone…

— C’est la base, pourtant, mannagia a’te! Tu ne pouvais pas lui en filer un autre? rugit Marco au bout du fil.

— Je devais lui donner un numéro valable pour qu’il puisse me recontacter…tenta de se justifier Flavia d’une voix faible, touchée par la malédiction dont il l’avait agonie.

— Mais est-ce qu’on t’avait dit de le recontacter, dès le départ? Tu ne peux pas simplement obéir aux ordres ? J’ai toujours su que c’était une folie de t’impliquer, ma che sfaccima, rétorqua-t-il, furieux. L’insulte qu’il venait de lui adresser était la plus humiliante que la langue napolitaine comportât, et elle était d’ordinaire utilisée uniquement pour injurier un homme. L’impact en était toujours destructeur pour le destinataire.

— S’il te plaît, laisse-moi parler, Marco ! supplia Flavia, les larmes aux yeux, il ne tentera rien contre nous, il me l’a assuré. Il va nous laisser agir car il compte prendre la place du Boss. Par contre, il ne fera rien non plus pour nous aider, hormis protéger le secret de notre projet. Il m’a également promis qu’il me préviendrait si leurs investigations les rapprochaient trop de vous, mais uniquement une fois.

Marco se taisait désormais, perplexe, mais des questions commençaient à se faire jour dans son esprit.

—Qu’est-ce que tu lui as fait pour obtenir cela ? On peut savoir ? la questionna-t-il sur un ton acerbe.

Comme elle l’avait deviné, Marco était beaucoup plus perspicace que son comparse, même s’il était comme lui plutôt un homme d’action que de réflexion, ce dernier rôle étant dévolu à Lorenzo.

— Rien, ça sert juste son intérêt… mentit la jeune fille, la gorge serrée.

Pourquoi se préoccupait-elle tant de l’opinion que Marco se faisait d’elle ? Elle n’était pourtant pas proche de lui comme elle l’était de Fabio, qui lui avait manifesté à de multiples reprises son soutien et sa compassion.

— OK, bon. C’est notre allié objectif, admettons. Est-ce que tu lui as demandé où se trouvait le QG ?

— Oui, mais il ne nous aidera pas outre mesure, je te le répète. Le Boss doit être extrêmement dangereux pour qu’il le redoute à ce point, ce n’est pas un poltron…

— Tu nous passeras tes analyses, l’interrompit Marco, ce piezz’e mmerda ne nous impressionne pas.

Et tu vas te tenir tranquille maintenant, et nous demander à chaque fois nos instructions avant de faire quoi que ce soit, inteso ? lui enjoignit-il sèchement.

—J’ai compris, souffla Flavia.

Et Marco raccrocha, sans autre formule de politesse, à la grande déconvenue de la jeune fille. Pourquoi se souciait-elle de ce qu’il pensait d’elle ? Ses forces semblaient l’abandonner quand elle était avec lui, elle aurait dû l’envoyer promener, après tout, le soutien d’Alteri leur donnait des coudées franches pour agir.

Contre toute attente, elle était malmenée par son allié et cajolée pour son ennemi. Décontenancée, elle resta un moment, la tête ployant douloureusement, retenue par ses mains tremblantes.

Il lui fallait se ressaisir, elle n’avait pas le temps de s’apitoyer sur elle-même car Vesari lui avait confié une tâche très difficile à accomplir ce week-end, et il fallait s’en acquitter sans faute.

Pour se donner du courage, selon son habitude elle programma la chaîne pour jouer la chanson Paradise( what about us ?) de Within Temptation. Le rythme entraînant et les voix entremêlées des sopranos lui procurèrent l’énergie dont elle avait besoin pour se mettre au travail.

Mais avant cela, elle avait besoin de se sentir propre pour avoir l’esprit dégagé. Elle prit donc une douche rapide, suivi d’un petit déjeuner au cours duquel elle avala sa pilule contraceptive avec une tasse de café.

L’eau s’égouttait doucement de ses cheveux qu’elle n’avait pas séchés, lui conférant une agréable sensation de fraîcheur. Comme à l’accoutumée, après un moment d’abattement, la balance de ses émotions basculait de l’autre côté, lui conférant un regain d’amour-propre. Il était temps de montrer à Vesari ce qu’elle valait.

D’une main affermie, elle ouvrit son ordinateur, et commença à dépouiller tous les fonds dont elle disposait, consignant chaque élément utile sur une feuille. Une fois cette étape achevée, elle relut ses notes, noircissant de nombreux autres feuillets pour tenter de les articuler en une problématique pertinente.

Les vers relataient les amours tumultueuses du poète avec Lesbie, une femme mariée aux multiples liaisons, trois cents à en croire Catulle. Le ton des poèmes variait au fur et à mesure de la relation sulfureuse avec la belle.

Il lui proclamait d’abord son amour :« Dès que je te vois, ô Lesbie, j’oublie tout, ma langue se glace, un feu subtil circule dans mes veines, un tintement confus bourdonne à mon oreille, mes yeux se couvrent d’une nuit épaisse »

Puis, l’amertume de la voir infidèle, elle qui trompait déjà son mari, le consumait:

« Ma belle jure qu’elle n’aura jamais d’autre amant que moi ; que Jupiter lui-même implorerait en vain ses faveurs. Elle le jure ; mais les serments qu’une femme fait à celui qui l’adore sont écrits sur l’aile des vents ou sur l’onde fugitive. »

Enfin, il s’emportait en imprécations contre elle, la traitant de prostituée : « Car cette belle qui a fui mon étreinte, aimée comme nulle autre amante en les siècles, pour qui j’ai tant livré d’ardentes batailles, s’assoit ici. Et vous l’aimez, tous ensemble, indignement refaits tout braves, tout riches,
roulures minuscules des rues étroites […] »

Les hommes n’étaient pas en reste dans son panégyrique :

« "Véranius, le meilleur des camarades […] je t’embrasserai, enfin, sans trêve, sur le cou, sur les yeux et sur les lèvres … Qui des hommes heureux pourrait se dire plus heureux et plus gai que ton Catulle?"

Ou dans un style plus vulgaire :

« […] Ris, Caton, toi qui aimes ton Catulle;
Cette blague, vraiment, était trop drôle.
J’ai surpris un garçon trouant sa garce
À grands coups, et, pour plaire à la déesse,
J’ai percé, tout rigide, ses arrières."

Pour finir par les insultes les plus grossières :

« Je vous foutrai en cul, moi, et en gueule, enculé d’Aurélius et pédé de Furius, vous qui, à cause de mes petits vers, parce qu’ils sont tout langoureux, m’avez jugé peu pudique. »

Tout en reprochant son homosexualité au grand Jules César et à son comparse : « Que vous êtes bien faits l’un pour l’autre, infâmes débauchés, César, et toi Mamurra, son vil complaisant ! Qui pourrait s’étonner de votre intimité ? Tous deux flétris, l’un à Rome, l’autre à Formies, de stigmates honteux, indélébiles ; tous deux portant les cicatrices de la débauche ; jumeaux de luxure, formés dans un même lit à l’école du vice ; l’un n’est pas moins ardent que l’autre dans ses poursuites adultères ; tous deux rivaux à la fois des deux sexes. Infâmes débauchés, que vous êtes bien faits l’un pour l’autre ! »

Flavia riait toute seule à la lecture de ces salves d’injures. Quel personnage libre, donc sulfureux! Le pire était qu’il avait été pardonné par César, qui devait décidément être bien clément pour avoir toléré de telles avanies. Finalement _ chose incroyable_ le Boss était mille fois plus despotique que lui.

Mais dorénavant, elle avait bien en tête le propos de son mémoire et commença à rédiger sans mal son plan, puis son introduction. Elle aurait fini pour l’échéance qui avait été fixée, et cela la soulageait grandement.

Elle travailla d’arrache-pied tout le reste de la journée, puis la suivante, et le dimanche soir, elle avait finalisé son projet, qui était prêt à être présenté.

Ce faisant, elle n’avait plus pensé à Alteri, ni à Marco, et encore moins au Boss, et elle avait l’impression d’avoir un peu fait sienne cette irrévérence dont elle avait disserté ces deux derniers jours.

Catulle n’avait pas craint en son temps de s’attaquer aux puissants, Cicéron et César en tête, et elle espérait faire preuve plus tard de la même audace. Même s’il était vrai que Catulle appartenait par sa famille aux plus hautes sphères de la société et qu’elle n’avait pour sa part, pour la soutenir qu’un caporegime hargneux et un soldato adorable, très compétent, mais un peu écervelé.

Il y avait bien sûr Lorenzo, la tête pensante de cette opération, mais il était loin d’ici, à Naples, et il avait déjà fort à faire avec la guerre des clans qui sévissait dans la capitale campanienne. Selon les décomptes effectués par les Falchi, la section de la police napolitaine dédiée à la lutte contre la mafia, celle-ci avait causé la mort de 280 personnes en deux mois, excédant largement le nombre habituellement constaté en un an. De nombreux passants avaient été pris entre les feux croisés, et certains en étaient morts, tout comme cette petite fille, Annalisa, qui était tombée sous une balle perdue lors d’un règlement de compte, alors qu’elle sortait de l’église.

L’émission radiophonique qu’écoutait parfois Flavia le matin retentissait ce lundi des suites de ce drame, qui révoltait l’ensemble des honnêtes gens de la ville. Elle en eut l’appétit coupé et repoussa son cornetto.

L’émoi suscité dans la ville avait été phénoménal, provoquant des manifestations monstres. Cependant, la Fiammata étant responsable d’une part conséquente de l’activité économique de la ville, soit environ 7%, pour 30 milliards de chiffre d’affaires annuel, et cela neutralisait en partie le potentiel de réaction contre ce genre d’exactions, soulignaient les commentateurs. La proportion de personnes vivant des trafics divers ou de la complicité passive avec la mafia était trop importante pour permettre aux habitants de se libérer efficacement de l’emprise de la pieuvre. De plus, les squats de drogués s’étaient multipliés dans les quartiers sensibles comme Scampia, Forcella, Secondigliano, ou encore San Giovanni a Teduccio.

Les pushers, dealers à la solde des clans, s’étaient répandus partout, épaulés des vedette, les guetteurs, et distribuaient gratuitement des doses aux toxicomanes pour tester la dope avant de la commercialiser à plus grande échelle. S’ensuivaient naturellement des concentrations de drogués à un point jamais atteint dans la ville. La situation était donc proche du point de rupture, et le pire était à craindre pour l’avenir, si l’évolution maintenait son cap actuel. Flavia pouvait maintenant mesurer tout l’impact de la politique menée par Malaspina, jusqu’alors invisible, véritable instrument de régulation sociale, garant de l’ordre citadin, canalisant la violence générée par la misère.

Son action était même allée jusqu’à sécuriser les transactions économiques, soutenir le commerce local ou encore permettre l’élévation de couches de la population écartées des cercles de la société aisée. Tout ce fragile équilibre s’était dissous dans un chaos indescriptible. La forme d’autodiscipline qu’il avait imposée s’était désagrégée, débridant les appétits et libérant les comportements criminels, qui n’avaient plus à craindre la férule de l’ancien capo. La concurrence entre les capo di piazza, les petits seigneurs des fiefs de la ville, justifiait tous les débordements. Au milieu de ce désordre général, les baby gangs, groupes d’adolescents aspirant à prendre la place de leurs aînés, essayaient tant bien que mal de se tailler la part du lion, déclenchant régulièrement des fusillades. Mais en réalité, chaque faction tentait d’attirer l’attention du Boss pour se faire adouber et asseoir son autorité sur la ville.

La jeune fille suivait de loin cette actualité, s’en désolant. Mais cela lui fournissait aussi une source supplémentaire de motivation.

Flavia en ressentit une pression démesurée sur ses épaules. Si elle ne pouvait rien directement, l’élimination du Boss auquel elle concourait ferait peut-être baisser la pression dans la ville, et permettrait à Lorenzo, épaulé par les clans qui étaient restés fidèles à Malapina, à rétablir un semblant de paix.

Elle se leva, pleine d’une détermination renouvelée. Munie du travail que lui avait demandé Vesari, dont elle était très satisfaite, elle pensait ne faire qu’une bouchée de lui, et se hâta pour rejoindre l’université.

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