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Vêtue de son uniforme, Flavia franchit les quelques kilomètres qui la séparaient de la Piazza della Consolazione sans forcer le pas, pour ne pas arriver en sueur.

De toute manière, comme la tenue était très cintrée, celle-ci limitait ses mouvements et l’aurait empêchée de se hâter. La jeune fille se demanda pourquoi on continuait à affubler les serveuses de vêtements aussi incommodes, tout ça pour l’unique plaisir des yeux. Son travail était-il d’appâter la concupiscence des clients ou de leur faire parvenir des rafraîchissements et de la nourriture? La nécessité d’être polie et avenante devait-elle se doubler d’une invitation à contempler les formes élancées de son corps ?

Sur ces pensées, elle contourna la colline du Capitole pour se retrouver nez à nez avec l’église qui avait donné son nom à la Piazza. Derrière elle, se profilait le petit campanile du musée du Capitole, ainsi que les colonnades du Milliarium Aureum.

Son regard se porta à gauche, vers une falaise abrupte qui la surplombait. De par ses études en antiquité romaine, elle ne pouvait ignorer l’histoire attachée à ce lieu. La roche Tarpéienne dressait son relief assassin, qui avait vu un nombre incalculable d’exécutions sous l’accusation de faux témoignage ou de haute trahison. Son nom lui avait été donné en mémoire de Tarpeia, qui avait trahi les siens pour l’amour de son ennemi et qui avait péri châtiée par les hommes de ce dernier. L’augure lui parut funeste et elle pénétra promptement dans l’immeuble à la façade rouge qui lui faisait face. La réception se ferait sur la toiture-terrasse aménagée, dont on voyait de l’extérieur qu’elle était agréablement végétalisée, des jardinières fleuries faisant office de garde-corps.

Elle se présenta au traiteur, M. Gagliardini, qui l’accueillit d’un air indifférent, la renvoyant vers une autre serveuse pour qu’elle lui présente les modalités du service de la soirée. Elle devait évidemment ravitailler en vin de Champagne tous les invités en se montrant la plus discrète possible, essayer de satisfaire du mieux qu’elle pouvait toutes les demandes des clients, et garder les yeux baissés autant que faire se peut. Cette dernière préconisation lui parut absurde et l’ amusa in petto, est-ce qu’ils voulaient qu’elle abreuve aussi les vêtements des invités ?

Avant que les portes du penthouse n’ouvrent officiellement, elle se rangea auprès des autres employés pour former une haie d’honneur pour les premiers arrivés.

Alors qu’il s’agissait éminemment tous de mafieux, ces derniers n’affichaient pas les tenues ostentatoires de leurs pairs napolitains, on aurait même cru à un défilé de la bonne société romaine.

Ils étaient tous d’une grande élégance, mais raffinée, et non extravagante comme ce qu’elle avait pu l’observer à Naples. Les femmes, toutes plus belles les unes que les autres, en tenue de soirée, arboraient des créations des grands stylistes milanais ou romains, ainsi que des parures de pierreries, mais tout cela restait dans la limite du bon goût.

Ledit Petronio Acciari parut, très reconnaissable à sa petite stature et à son crâne dégarni, une compagne en robe à dos nu très reconnaissable du style de Dolce et Gabbana à son bras.

Une femme en particulier attirait tous les regards, avec sa flamboyante chevelure rousse artistement réunie en chignon bas, et sa robe fourreau rayée de rangées de brillants épousant ses formes voluptueuses. Les hommes de l’assistance avaient l’air de rechercher sa présence et l’abordaient par un compliment. En passant entre les convives, un plateau de coupes de Champagne à la main, Flavia parvint à distinguer le nom de cette Aphrodite des temps modernes, Maddalena.

Mais l’alcool commençait à délier les comportements, notamment ceux des hommes, qui se montraient excessivement entreprenants envers leurs compagnes. Le masque de l’élégance tombait progressivement pour dévoiler le vrai visage des mafieux, vulgaire, dur et impitoyable, tout comme ceux de Naples. Flavia observa, stupéfaite, ces dernières encourager leurs avances au lieu de les modérer ou de les éconduire. Elle en déduisit que ces femmes devaient toutes être des escortes ou des prostituées.

Ce fut alors qu’un homme pénétra sur la terrasse, unanimement salué par des manifestations obséquieuses de respect. Il devait être âgé d’une quarantaine d’années, estima Flavia, il était très distingué dans son costume trois pièces gris à fines rayures d’une coupe impeccable, seyant parfaitement à ses larges épaules. Sa chemise ouverte sur son torse laissait apparaître une chaîne soutenant une croix en or qui reposait sur des pectoraux bien dessinés. Des créoles d’or pendant à ses oreilles conféraient une certaine originalité à sa mise. Sa peau mate était illuminée par la blondeur cendrée de ses cheveux coiffés en Pompadour, et par ses prunelles d’un vert d’eau très pâle, presque translucide. Ses traits étaient réguliers et volontaires, mis en valeur par de hautes pommettes et un menton carré.

Comprenant qu’il s’agissait du personnage le plus important de la soirée, Flavia s’empressa de lui apporter un verre de Champagne, mais il refusa sans même la regarder.

— Puis-je vous apporter autre chose, monsieur ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? s’obstina Flavia, ne sachant trop ce qu’elle pourrait retirer de cela.

Les yeux de l’homme tombèrent sur elle, légèrement agacés de son insistance. Il en émanait une autorité extraordinaire.

— Servez-moi une eau gazeuse avec une rondelle de citron, répondit-il d’une belle voix grave.

Flavia resta un moment interdite, très impressionnée par le charisme dont il rayonnait, ne réalisant pas que son attitude confinait à l’impertinence.

Puis, comme il continuait à la fixer, impassible, elle se ressaisit et courut chercher ce qu’il demandait.

Quand elle revint, il était entouré d’un groupe qui comprenait l’hôte de la soirée et Petronio Acciari.

Elle n’osa s’immiscer dans leur conversation et resta derrière lui, sa commande à la main, en attendant d’avoir l’opportunité de la lui remettre. Réalisant sa présence, les interlocuteurs de l’homme se turent, et celui-ci finit par se tourner vers elle. Rouge comme une pivoine, elle lui tendit le verre en s’inclinant, à la manière japonaise, et s’esquiva sous le regard scrutateur qui se plongeait dans le sien.

Flavia se gourmanda de cette maladresse, mais au moins, elle avait pu saisir son nom dans la conversation : M. Alteri. Peut-être s’agissait-il du fameux Consigliare, le plus proche collaborateur du Boss ?

Mais elle s’était fait remarquer, il aurait donc été imprudent de demeurer dans les parages. Elle s’éloigna donc un peu, s’occupant des invités à proximité. Pendant ce temps, de plus en plus de femmes, dont la Vénus rousse, s’étaient ajoutées au cercle qui s’était formé autour de lui, et elles rivalisaient visiblement de minauderies pour retenir son attention.

Bien qu’elle ait tenté de remédier à sa première maladresse en mettant de la distance entre elle et l’homme qu’elle espionnait, Flavia continua de jeter des coups d’œil innocents vers lui, comme si elle surveillait simplement que les coupes de chacun des convives autour de lui soient bien remplies.

Mais elle n’était pas très douée à ce jeu-là, et elle ne se rendait pas compte que son manège était par trop évident. Alors qu’elle entamait une énième tournée pour collecter les verres vides autour de lui, elle croisa à nouveau l’éclat vert des iris qui la suivait, et elle rougit jusqu’aux oreilles devant cette marque d’intérêt dont elle ne savait pas ce qu’elle cachait.

Il était temps qu’elle reprenne son souffle — et ses esprits — elle demanda donc à M. Gagliardini si elle pouvait prendre une courte pause, puis elle fila sur la partie de la terrasse située derrière un panneau de bois, qui était réservée au remisage des bouteilles.

Alors qu’elle s’adossait, la tête renversée contre la palissade, sa main tentant de contraindre son cœur de se calmer, elle sentit une présence se glisser face à elle.

— Pourquoi me fixes-tu de la sorte ? l’interrogea une voix grave qu’elle avait déjà entendue.

Le dénommé Alteri la dévisageait d’un regard impénétrable. Son visage était parfaitement inexpressif, elle ne parvenait pas à déchiffrer son intention en l’acculant ici.

Que répondre ? Sa conduite n’avait pas été très subtile et l’homme s’en était aperçu. Elle se demanda quelle raison pourrait bien justifier une telle attitude. La première entrevue avec Malaspina lui revint subitement en mémoire. Elle avait alors commis un impair qui l’avait mise dans un grand embarras, ce que le capo avait interprété comme une maladroite tentative de séduction. Il valait mieux sembler ridicule que d’éveiller des soupçons.

— C’est que… je vous prie d’excuser mon comportement… mais… je n’ai jamais vu un homme aussi séduisant…je suis désolée de vous avoir mis mal à l’aise, ce n’était pas mon intention.

Ce n’était qu’un demi-mensonge, il était en effet diablement attirant, et l’admettre lui avait fait monter le feu aux joues. La calme assurance qu’il dégageait lui rappelait vaguement un agréable souvenir, et la captivait. Il y avait un je-ne-sais-quoi chez lui qui donnait envie de se réfugier contre lui.

Flavia réalisa qu’elle le fixait à nouveau avec une insistance assez peu respectueuse, mais cette réflexion ne suffit pas à lui en faire détacher le regard.

L’homme finit par esquisser un sourire amusé.

— Eh bien, on peut dire que tu es franche et directe… Nous allons finir la soirée ailleurs, avec quelques amis, tu peux m’accompagner, si tu veux.

— Je…je veux bien… mais je n’ai rien amené d’autre à porter… balbutia Flavia en retour, craignant déjà de s’être laissée entraîner un engrenage dont elle ne pouvait prédire l’issue.

— Ça ne devrait pas poser de problème. Je t’avertirai quand nous partirons, affirma-t-il avant de tourner les talons.

Flavia demeurée seule, se laissa glisser à terre. Voilà qu’elle avait outrepassé les instructions que Fabio lui avait données, et personne ne pourrait la tirer de ce mauvais pas, cette fois-ci.

Courage, courage… et prudence, se répéta-t-elle comme un mantra, espérant ainsi ancrer ces vertus au plus profond d’elle-même.

Elle regagna l’espace de réception afin de poursuivre le service, en essayant tant bien que mal de dissimuler son trouble.

Mais le moment qu’elle redoutait arriva, elle sentit sur sa taille le contact d’une main qui l’invitait à la suivre. Elle se retourna en étouffant un mouvement de sursaut.

— Je vais prévenir M. Gagliardini que je m’en vais, temporisa-t-elle.

— C’est inutile, il comprendra, répliqua-t-il avec désinvolture.

— Mais il faut que je récupère mon sac…persista-t-elle.

— Très bien… Fais vite, je t’attends.

Flavia courut chercher son sac en priant pour croiser M. Gagliardini afin de le prévenir de son départ, mais elle n’eut malheureusement pas cette chance. Elle se dépêcha donc de rejoindre l’homme, car cette opportunité de vérifier qu’il était bien le fameux Consigliare ne se représenterait certainement pas.

Alteri se dirigeait vers la sortie du penthouse, escorté d’un groupe composé de deux hommes, de la splendide Maddalena et d’une blonde sublime qu’elle n’avait pas remarquée jusque-là. Elle détonait tellement parmi elles qu’un léger sentiment de honte se fit jour en elle. Est-ce qu’Alteri avait perçu ce décalage, qui était pourtant flagrant ?

Il la laissa entrer devant lui dans une somptueuse limousine aux vitres fumées qui était stationnée en bas de l’immeuble et prit place contre Flavia en passant le bras contre l’appuie-tête de la banquette au-dessus d’elle. Elle se retrouvait ainsi presque blottie contre lui, et le cocon formé par son torse et le bras qui semblait la protéger lui donnait une douce impression de réconfort. Les paupières closes, elle savourait cette sensation qui résonnait délicieusement depuis son passé. C’était une attention qu’aurait pu avoir eue pour elle Leandro.

Si les femmes gardaient les yeux baissés, les hommes l’observaient par en dessous, intrigués, n’osant pourtant questionner ouvertement le choix d’Alteri de l’avoir emmenée là.

Un doigt caressant doucement la ligne de son menton la fit émerger de sa rêverie.

— Nous sommes arrivés, annonça-t-il simplement.

Flavia ouvrit les yeux, les compagnons d’Alteri sortaient maintenant de la voiture dans un sous-sol immense où étaient garés plusieurs autres véhicules de luxe.

Elle leur emboîta le pas jusqu’à un ascenseur carrelé d’un marbre cristallin qui réfléchissait tant la lumière du plafonnier que Flavia en fut éblouie. Les convives se serrèrent les uns contre les autres et Flavia fut de nouveau happée par le contact suave de la poitrine d’Alteri contre elle.

La petite assemblée s’orienta ensuite dans un labyrinthe de couloirs comme s’ils en connaissaient tous les détours, jusqu’à une porte imposante parée d’un travail compliqué de marqueterie.

Elle fut la dernière à pénétrer dans la pièce à laquelle elle donnait accès. Flavia fut saisie de la scène qui s’y déroulait, rappelant un décor de théâtre dans lequel des acteurs semblaient attendre l’ouverture du rideau pour y jouer leur rôle.

Un homme trônait nonchalamment sur un majestueux fauteuil club de cuir brun. Il était vêtu d’un sobre costume noir mais dont la matière d’une grande finesse épousait parfaitement sa carrure imposante. Son visage était celé par un masque blanc qui laissait apparaître une longue chevelure noire attachée derrière la nuque. Deux autres hommes, postés à ses côtés, évoquaient l’allure extravagante des mafieux napolitains, arborant des costumes respectivement rouge vif et bleu électrique, la poitrine et les poignets recouverts de bijoux.

La divine rouquine vint se lover contre les genoux de l’homme au masque, qui lui caressa doucement les cheveux en retour.

Mais le masque se tourna bientôt vers Flavia, la considérant un moment en silence.

— Qu’est-ce que tu nous as amené là, Brenno ? interrogea posément une voix profonde.

— Cette fille avait l’air de beaucoup s’intéresser à moi, je me suis donc permis de l’inviter pour qu’elle puisse étancher sa curiosité tout son saoul, répliqua Alteri, sans se soucier outre mesure du reproche que semblait cacher la question.

— C’est une plaisanterie, j’espère ? J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi mièvre.

— Je pense qu’elle peut nous réserver quelques surprises, elle est assez audacieuse, en fait.

— Vraiment ? J’ai hâte de voir ça de mes yeux.

Flavia commença à s’alarmer de la menace qu’elle avait décelée dans la voix de l’homme au masque.

Celui-ci lui fit face à nouveau.

— Déshabille-toi, ordonna-t-il d’un ton qui avait apparemment l’habitude de commander.

La jeune fille, abasourdie de l’ordre, rechercha le soutien d’Alteri, mais celui-ci se contentait de la dévisager du même air amusé qu’elle lui avait vu plus tôt dans la soirée.

— Mais tu ne vois pas que tu nous as ramené une oie blanche ? Aucun intérêt, déclara l’homme au masque, sentencieux.

Alors qu’il s’apprêtait à lever la main pour la congédier, Flavia fit glisser ses vêtements au sol en plantant dans les trous sombres du masque un regard plein de la hardiesse que lui donnait la certitude d’avoir affaire à celui qu’elle recherchait.

Elle prit soin néanmoins d’épandre sur ses épaules ses longs cheveux pour en revêtir son corps nu.

Son attitude évoquait maintenant une chaste Vénus de Botticelli.

— Peut-être que tu ne t’es pas trompé, finalement… reprit l’homme au masque, voyons jusqu’où peut aller cette gamine.

J’ai une petite idée pour toi, est-ce que tu peux deviner laquelle ? demanda-t-il à l’attention de Flavia.

Celle-ci acquiesça d’un signe de tête en réponse, elle avait traversé toutes sortes d’épreuves dans les bras de Malaspina et Leandro, plus rien ne pourrait la surprendre, elle en était certaine.

— Vraiment ? Eh bien, on va mettre à l’épreuve ton imagination. Je te présente mes gardes du corps Giorgio et Andrea. Le problème, vois-tu, c’est que je n’arrive pas à les persuader que l’amour dans les bras d’une femme est supérieur à celui qu’ils trouvent dans les bras l’un de l’autre. Je changerai peut-être d’avis te concernant si tu réussissais à les convaincre pour moi.

À ces mots, Flavia se mordit les lèvres de stupéfaction. Comment pourrait-elle relever un si étrange défi ? Il l’avait certainement choisi parce qu’il était impossible à surmonter.

Le Boss fit un geste de la main pour pousser ses hommes vers la jeune fille. Ceux-ci grimacèrent imperceptiblement mais il était inconcevable de discuter les ordres du chef. Au fond d’elle-même, elle les plaignait, le Boss ne les estimait pas assez pour leur épargner cette humiliation. De son côté, Malaspina aurait tué pour laver un tel affront porté à n’importe lequel des membres de son équipe, elle en avait fait l’amère expérience.

Mais l’heure n’était pas à la compassion, ils étaient le sésame qui lui permettrait peut-être de s’approcher du Boss, seul cela comptait.

Tandis qu’ils s’avançaient vers elle, Flavia les observa avec toutes les ressources que lui donnait sa détermination à mener à bien sa vengeance, recherchant un angle d’attaque.

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