Nouveau départ

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Flavia déballait les cartons de son ancienne vie qui encombraient l’espace minuscule du salon de son nouvel appartement.

Elle se fit la réflexion qu’elle aurait aussi bien pu voyager léger et laisser derrière elle tous les menus objets de décoration qui agrémentaient autrefois son studio du quartier espagnol.

Si ceux-ci ne lui avaient rien coûté, en revanche ils constituaient le décor qui avait vu ses amours avec les deux hommes de sa vie. Or, elle avait plus besoin que jamais de s’appuyer sur les traces de son passé pour trouver la force de mener les projets qui l’avaient conduite ici.

Elle accrocha les petits cadres représentant les ruelles de Naples aux clous déjà présents au mur puis courut ouvrir la fenêtre, suffoquée par la touffeur ambiante. Ici, contrairement à sa Campanie natale, aucun vent marin ne venait rafraîchir l’atmosphère. Elle se pencha. Au fond de la ruelle, elle pouvait apercevoir le bout de la Piazza Navone, fourmillant de badauds bien que la saison touristique soit en passe de s’achever. Le reste du panorama était malheureusement barré par les derniers étages des hautes maisons qui bordaient la Via dei Lorenesi, ce qui était assez oppressant, surtout quand elle songeait à la vue qu’elle avait quittée qui s’étendait de la forêt des toitures napolitaines jusqu’à la mer Tyrrhénienne.

La jeune fille sortit d’un carton sa vieille chaîne stéréo et ses disques compacts, des vieilleries que plus personne n’utilisait maintenant, puis commença à placer ses livres sur les étagères murales qui surplombaient le lit. C’était son bien le plus précieux, les ouvrages des grands romantiques, et surtout les romans gothiques, son style de prédilection.

S’octroyant une pause, elle saisit un ouvrage, s’assit et en parcourut les pages. Il s’agissait de Pauline, une sorte d’étrangeté dans l’œuvre d’Alexandre Dumas, qui narrait l’histoire d’une jeune fille prise entre l’amour de deux hommes, un ténébreux comte qui l’avait sacrifiée à ses activités criminelles, et un jeune aristocrate qui la protégeait dans l’ombre.

Elle affectionnait particulièrement ce récit qui la transportait vers les évènements, à peine moins extraordinaires, qui l’avaient liée au capo de la mafia napolitaine et à son garde du corps.

Les inscriptions à l’université de la Sapienza étaient déjà closes quand elle avait décidé de déménager à Rome, et elle avait dû faire un scandale auprès du responsable de la vie scolaire pour qu’on accepte de l’intégrer en deuxième année de Master de lettres classiques.

Elle avait également révolutionné l’accueil du département des Sciences humaines pour obtenir cette dérogation, ne reculant devant aucune exagération, allant même jusqu’au mensonge pour justifier cette demande tardive. Elle pensa que quelques mois en arrière, elle n’aurait jamais eu l’aplomb nécessaire pour s’imposer de la sorte, elle n’était alors qu’une enfant timide qui vivait dans ses rêves, mais tant de choses s’étaient passées depuis…

Sachant que le temps lui était compté, Flavia s’empressa de terminer le rangement, fourrant rapidement ses vêtements dans les placards, et empilant les cartons dans un coin.

Elle jeta un coup d’œil à son réveille-matin, qui indiquait treize heures. Il ne lui restait donc qu’une heure pour parvenir à l’université, située à cinq kilomètres de là, et manger un peu avant d’assister à la réunion de présentation de son cursus.

Comme elle souhaitait arriver avec un peu d’avance pour faire un tour de reconnaissance, elle s’engouffra dans la cage d’escalier qui déroulait son hélice de travertin, mais son élan fut stoppé par la fournaise qui régnait à l’extérieur.

Elle arpenta les rues jusqu’à l’arrêt Rinascimento, en admirant la relative propreté des rues. À Naples, les murs étaient recouverts de graffitis, et les containers de poubelles obstruaient les trottoirs, à l’exception du quartier huppé de Chiaia. Cependant, elle ne retrouvait pas ici la convivialité des échoppes de rue, dont les commerçants accueillaient les passants avec le sourire, ni les exclamations débonnaires des mamas qui suspendaient leur linge à la fenêtre. Tout lui semblait plus froid, mais c’était certainement dû au caractère touristique du lieu et à sa position de capitale du pays.

La jeune fille entra dans le bus de la ligne 70, essoufflée d’avoir pressé le pas, et se fraya un passage vers une fenêtre pour supporter la chaleur d’étuve, aidée par sa silhouette fluette. Le véhicule était bondé de touristes de toutes nationalités qui allaient visiter les quartiers du Quirinal et de Trevi, sur le chemin de la faculté.

Elle fut donc soulagée quand le car la déposa sur la Piazzale Aldo Moro, face à l’imposante façade mussolinienne de la Sapienza. Elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de la faculté de Lettres et de Philosophie, tout en admirant l’immense bas-relief qui l’ornait, représentant un homme nu et sa monture, cabrée sur ses pattes arrière.

Le corps musculeux du cavalier, sculpté à la manière antique, lui rappela le souvenir voluptueux de celui de ses amants et de toutes les caresses qu’elle avait reçues et données.

Mais elle chassa cette idée importune et se mit en quête d’une épicerie pour acheter quelque nourriture. En faisant le tour du pâté de bâtiments regroupant les autres disciplines qui y étaient enseignées, elle trouva enfin une petite trattoria et y choisit une pizza bianca au stracchino et au prosciutto cotto, savourant par avance ses parfums d’huile d’olive et de romarin ainsi que le fondant du fromage.

Elle la dévora en regagnant le parvis de la faculté qui s’était rempli entretemps d’une foule d’étudiants. En les observant, elle réalisa l’écart qui les séparait, car ils étaient tous vêtus élégamment. Les garçons arboraient des chemises unies, à rayures ou des polos, et des pantalons très ajustés découvrant des loafers ou des derbies. Quant aux filles, elles portaient pour la plupart des blouses fluides très échancrées avec des corsaires, le tout perché sur de hauts talons, les yeux dissimulés par des lunettes de soleil de luxe.

Il s’agissait là du plus pur produit de la bourgeoisie romaine, la future élite de la nation, car l’université de la Sapienza regroupait les meilleurs parmi les plus riches.

Elle jugea qu’elle n’était pas à son avantage, avec sa tenue modeste, voire franchement campagnarde, par rapport aux autres. Elle avait l’air très jeune, sans maquillage, dans sa robe chemisier, avec ses sandales plates et ses longs cheveux lâchés qui lui arrivaient presque jusqu’à la taille. Son apparence lui avait toujours causé des complexes, car elle était très éloignée de l’idéal de la femme italienne, longiligne, avec sa poitrine menue et ses hanches étroites.

Elle se trouvait terne, avec la carnation vieil or de sa chevelure et ses prunelles marron vert, et encore plus maintenant au regard de cette jeunesse éclatante et apprêtée qui l’entourait.

De plus, la concurrence s’annonçait sévère avec ces élèves, tous parmi les plus brillants du pays. De son côté, elle s’était hissée au sommet de sa promotion à Naples au prix d’efforts acharnés, mais le niveau ici n’était plus le même, il allait falloir se démarquer pour décrocher un directeur de mémoire prestigieux et un sujet intéressant.

Enfin, les portes de l’édifice s’ouvrirent et engloutirent la masse d’étudiants qui, après s’être enfoncée dans le goulot du long couloir de l’entrée, alla s’installer sur les bancs de bois du grand amphithéâtre. Comme Flavia était à la traîne, elle dut s’asseoir au premier rang, habituellement délaissé pour les places plus reculées par rapport à l’estrade.

Un grand garçon dégingandé prit place à ses côtés, Flavia pensa que c’était l’occasion de se faire une connaissance utile et l’aborda en se présentant tout de go.

— Bonjour, je m’appelle Flavia, je suis nouvelle ici, est-ce que tu as suivi ton cursus ici ?

— Je suis Angelo, et oui, j’ai fait mon master dans cette fac, enchanté de te connaître.

— Tu vas peut-être pouvoir m’aider alors, je ne connais pas les professeurs ni leurs spécialités, il va falloir que je m’oriente malgré ça.

— Je vais pouvoir te conseiller alors, il y en a que tu dois éviter, par exemple…

A ce moment, les deux étudiants se rendirent compte que le silence s’était fait dans la salle et qu’ils étaient les derniers à discuter, sous les yeux courroucés du professeur qui leur faisait face dans sa chaire.

Flavia soutint le regard, bien qu’elle fût en réalité extrêmement gênée de la situation. L’orateur lui évoquait l’acteur Hugh Grant avec ses yeux bleu clair et ses cheveux poivre et sel rabattus sur le côté avec un goût tout britannique. Ce sang-froid fut pris pour de l’effronterie par l’homme, habitué à être traité avec révérence par tous. Après avoir allumé le micro, il prit la parole, foudroyant toujours Flavia de biais.

— Bonjour à tous, je vous souhaite la bienvenue dans la dernière année de votre cursus de lettres classiques, ici à Sapienza, l’éminent temple du savoir italien. Je me présente, pour ceux qui ne me connaîtraient pas, je suis le directeur de la filière des sciences humaines, Abelardo Vesari, et accessoirement votre professeur de langue et civilisation latines. Je le précise, même s’il n’en est d’ordinaire pas besoin, mais le respect est la base du savoir. Je souhaiterais donc connaître le nom de cette jeune personne assise en face de moi, que je n’ai jamais vue, et qui se permet néanmoins de perturber cette réunion avec ses cancaneries.

Le sang monta aux joues de Flavia alors que toute l’assistance reportait son attention sur elle, mi-méprisante, mi-moqueuse.

Elle inspira un grand coup, il fallait faire face car se confondre en excuses ne pouvait qu’aggraver son cas, selon elle.

— Je me nomme Flavia Mancini, de l’université L’Orientale de Naples.

— Vous êtes donc l’étudiante napolitaine qui a forcé les portes du bureau de mon assistante pour se faire inscrire hors délai, eh bien, ça ne m’étonne pas dans ce cas, de vous retrouver ici à bavarder en dépit de la politesse la plus élémentaire. Sachez que nous sommes ici à Rome et que les règles du savoir-vivre s’y appliquent. Soit vous vous y pliez, soit vous prenez la porte.

Flavia mourait de honte en son for intérieur, mais elle se mordit la lèvre pour se reprendre et répondit le plus dignement possible :

— J’ai bien compris, je vous prie d’accepter mes excuses. Cela ne se reproduira plus.

Elle se gourmanda immédiatement du ton de défi qu’elle avait involontairement employé, celui-ci semblait démentir la sincérité de l’excuse, qui ne l’était pas de toute façon.

Le professeur demeura pétrifié un moment, l’air furieux, puis reprit son exposé.

Il lui lança un dernier coup d’œil qui semblait lui promettre qu’il n’en resterait pas là, avant de céder la place aux autres professeurs qui venaient détailler le programme de leur matière.

— Tu es folle, chuchota son voisin dès qu’il fut parti, ici, il fait la pluie et le beau temps ici, tout passe par lui, c’est celui dont il faut se faire bien voir pour aller loin…

— Je n’ai pas fait exprès, c’est sorti tout seul, s’excusa-t-elle en retour.

Mais le visage d’Angelo se détendit soudain.

— Tu as bien fait, ça lui apprendra, à ce prétentieux, à ne pas humilier les gens en public. Il le fait souvent, mais là, je crois qu’il va s’abstenir un moment. Tout le monde lui court après, filles comprises, alors il se prend pour Dieu tout-puissant, tu l’as bien remis à sa place. Je te félicite.

Agréablement surprise, Flavia nota son numéro de téléphone, elle sentait qu’elle allait bien s’entendre avec ce garçon au franc-parler qui lui rappelait celui de sa région d’origine.

Après cette piètre prestation, Flavia regagna à pied son appartement, même si cela lui prendrait une bonne heure au lieu des vingt minutes par les transports en commun. Ce n’était pas qu’elle manquait d’argent — sa mère qui était décédée récemment lui avait légué un petit pécule issu d’une assurance-vie — mais cela lui donnerait le temps de réfléchir aux moyens de rentrer en grâce auprès de cette divinité de la linguistique latine.

En insérant sa clé dans la serrure, elle eut subitement un mauvais pressentiment. Quelque chose clochait, elle n’aurait su dire quoi, mais son sixième sens s’était mis en alerte. Il fallait dire qu’elle avait traversé récemment plusieurs épreuves qui l’avaient mise aux prises avec des ennemis redoutables, et elle en avait gardé une capacité à rester en permanence sur le qui-vive.

Elle entra donc prudemment mais quelqu’un se glissa derrière elle et ferma promptement la porte, lui bâillonnant la bouche d’une main ferme.

Une autre silhouette lui fit face, si large qu’elle obturait presque la largeur de la fenêtre à qui elle tournait le dos.

Zitta, ne crie pas, ce n’est que nous ! murmura une voix qu’elle connaissait bien à son oreille.

Flavia hocha la tête en signe d’assentiment et la main se retira de son visage.

La personne la contourna alors pour se poster face à elle, aux côtés de l’autre.

Après s’être habituée au contre-jour, elle parvint à distinguer les traits des deux hommes qui la confrontaient.

Le plus petit des deux la dévisageait de ses grands yeux noirs, un grand sourire éclairait son visage juvénile. Il avait tout l’air d’un voyou avec ses cheveux bruns mi-longs gominés, retenus par un serre-tête cranté, son jean délavé et sa veste en cuir sombre. Le seul élément qui dénotait avec cette allure de marginal était ses mocassins, d’une forme élégante qui révélait leur prix exorbitant. Une forme oblongue dans sa poche démontrait qu’il avait emporté son éternel couteau papillon.

Le second était plus grand et très large d’épaules. Brun aux yeux noirs comme son compagnon, mais à la peau très mate, son épaisse carrure de paysan méridional jurait avec sa couteuse chemise blanche largement ouverte sur le torse. Celle-ci découvrait des pectoraux très développés recouverts d’une toison drue de poils bouclés. Il n’était pas vêtu de ses traditionnels costumes à carreaux mais arborait également un jean,chose très surprenante venant de lui, dont dépassait une paire de bottines. Flavia se demanda où il avait pu cacher les pistolets dont il ne se séparait jamais.

Saisissant le regard étonné de la jeune fille, le plus jeune se justifia.

— Tu as remarqué, hein ? On s’est déguisés !

— Oui, Fabio. Enfin, légèrement, je dirais. Il y a toujours chez vous quelque chose qui sent la mafia.

— Ce sont les chaussures, hein ? Je le savais, mais bon, je n’arrive pas à m’habituer à ces vêtements bas de gamme, j’ai craqué.

— Il n’y a pas de quoi se faire démasquer, mais si vous tombez sur un œil exercé, comme celui des sbires du Boss, ce sera peut-être autre chose.

A ces mots, Fabio considéra ses chaussures d’un air navré.

— Il va falloir que je les abandonne, peccato !

Puis il fit le tour du petit appartement, passant dans la chambre, pour revenir dans la foulée.

— C’est coquet, chez toi, tu dois payer une fortune ici?

— Non, c’est la sœur de mon ancienne collègue Giustina qui me loue cet appartement, le loyer est très modique…

Meglio, tanto meglio ! Si nous avions aussi pu…

Mais l’autre homme l’interrompit, irrité de ces verbiages inopportuns.

— Fabio, on n’est pas là pour parler immobilier ! Dis ce que tu as à dire, et on s’en va !

Flavia pensa que Marco avait toujours été assez distant avec elle, bien qu’elle sache qu’il était plutôt d’un naturel jovial, mais depuis que son chef et son second avaient été assassinés, il lui vouait une franche hostilité. Bien sûr, Flavia se sentait également responsable de la mort des deux hommes, qu’elle avait passionnément aimés — bien que de manières différentes — elle ne pouvait donc lui en vouloir pour cela.

— Bref, comme tu le vois, nous sommes à Rome, et nous allons nous attaquer au gros morceau après avoir dézingué les seconds couteaux. Je suis venu te remettre ce téléphone avec lequel nous communiquerons. Je te dirai comment nous procéderons. Lorenzo a des contacts sûrs ici sur lesquels nous pourrons nous appuyer mais peut-être aurons-nous besoin de toi pour approcher le Boss au plus près. Nous verrons comment nous pourrons t‘introduire auprès de lui, sans te mettre en danger. Cependant, il semblerait que personne ne sache qui il est ni à quoi il ressemble, la tâche s’annonce ardue…

A ces mots, Marco leva les yeux au ciel, selon lui, Flavia n’était qu’une bonne à rien qui avait amené le désastre au sein de la Fiammata, la plus grande organisation mafieuse du pays. Depuis, Naples était livrée aux affrontements sanglants de clans rivaux pour en prendre la tête, tels que l’avait voulu le Boss de l’organisation en faisant exécuter le capo qui tenait la ville.

— Au contraire, ne me ménagez pas, assura Flavia, je ferai tout mon possible pour vous aider à l’abattre.

— Très bien. On évitera de se voir à partir de maintenant, mais fais attention à toi ! conclut Fabio en plantant en baiser sur la joue de la jeune fille.

Et il sortit précipitamment, suivi de Marco, qui la gratifia une dernière fois des marques de son mépris.

Cela la peina beaucoup, car elle le tenait en haute estime d’être ainsi resté fidèle à son ancien chef et de vouloir lui faire justice, tout comme elle le voulait elle-même.

Si elle était restée stoïque toute la journée, les évènements de l’après-midi et l’émotion qu’avait suscitée cette visite, ainsi que les souvenirs qu’elle avait ravivés eurent raison d’elle pour la soirée.

Elle allait devoir se battre sur deux fronts simultanément, et cela lui demanderait beaucoup d’énergie. Après avoir formulé silencieusement une prière pour l’âme des disparus, elle se coucha et s’endormit presque aussitôt.

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