Chapitre 11

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C’est fou comme la nuit tombe vite.

Il est à peine 18 h, et le ciel est déjà d’une couleur crépusculaire. Le soleil se couche, la journée s’éteint. Déjà.

Mais le restaurant Chez Cléo, lui, s’éveille seulement.

La salle principale est déjà éclairée, et la patronne commence à installer les couverts. Dehors, l’enseigne illuminée projette une lumière artificielle sur la ville.

Le café s’allume. Moi, je m’éteins. Peu à peu.

Et comme toujours lorsque rien ne va plus, je me rends au travail un peu plus tôt. Pour avoir Cléo pour moi tout seul. Quand je n’ai personne à qui parler, je lui parle à elle. C’est comme ça depuis toujours.

Lorsque je pénètre dans le restaurant, elle lève les yeux vers moi.

Dès que nos regards se croisent, elle comprend.

—Assieds-toi, m’intime-t-elle en désignant une chaise vide devant le bar.

Je m’exécute. Cléo achève de préparer les tables, puis prend place à côté de moi avec un sourire.

Je demeure silencieux un instant, puis demande avec le ton le plus détaché possible :

—Beaucoup de réservations, ce soir ?

—Ouais, on en a pas mal aujourd’hui. Tant mieux, c’est plutôt rare en semaine !

Je hoche la tête en silence. Cléo continue de me parler. Du restaurant, d’abord. Et de Tiffany, qui s’inquiète parce que Joël est de plus en plus attiré par la musique, et elle ne pense pas pouvoir lui payer des cours de violon. Et puis il y a Jérémy, qui donne une mauvaise image du restaurant avec ses propos virulents. Et aussi la saison de la grippe qui va bientôt arriver, les sondages qui annoncent déjà la victoire d’Hillary Clinton aux présidentielles américaines, et la Fnac qui expose ses promos de Noël alors qu’on est à peine mi-décembre bordel.

Voilà. C’est ça, la vie de Cléo. Des anecdotes, des rumeurs, des ragots, toutes ces petites choses qui suffisent à remplir une vie. Nous ne vivons pas dans le même monde, je crois.

Puis Cléo s’interrompt. Et le silence se fait, comme toujours quand elle a fini de parler. C’est le calme après la tempête. C’est le vide qui revient. C’est ma solitude qui me retombe sur la gueule.

— Ta mère ? demande Cléo.

Je hoche la tête.

— Les mêmes remarques, j’imagine, soupire-t-elle.

J’acquiesce à nouveau. J’ai envie de lui raconter en détail notre dispute de la veille, mais je ne peux pas. Les mots ne sortent pas. En fait, les reproches faits par ma mère sont si justifiés qu’il m’est impossible de m’en plaindre.

Et puis il y a Audrey et son mystère, qui accaparent toutes mes pensées.

—Je comprends pas, soupire Cléo. Ta mère j’ai envie de la flinguer, parfois, tu sais. Oui, je sais, c’est dégueulasse de dire ça, et puis avec l’anniversaire du 13 novembre le mois dernier c’est un peu hors de propos, mais bon c’est vrai quoi ! Elle comprend pas qu’elle a de la chance d’avoir un gosse comme toi.

—Je suis pas si exemplaire, Cléo.

—Tu l’es déjà plus que d’autres de ton âge, Yann. Crois-moi.

J’esquisse un sourire triste. Ça me fait mal de l’entendre dire ça. Elle ne sait pas tout, elle. Elle ne connaît pas la vérité.

Regarde-moi, Cléo. Oui, regarde-moi. J’étais un garçon bien, avant, tu sais. J’étais heureux, mature et bon élève. Et puis Gabriel est arrivé et j’ai tout foutu en l’air. Je me suis cantonné à la médiocrité, comme disait ma mère. J’ai atterri dans une fac pourrie que j’ai fini par abandonner. Je n’ai pas vingt ans, et je n’ai encore rien vécu. T’appelles ça quelqu’un d’exemplaire ? Tu ne te rends pas compte, toi, que je suis une épave ?

J’ai envie de le lui dire, tout ça, mais elle ne me comprendrait pas. Elle dirait que je suis trop dur envers moi-même, que je devrais avoir plus confiance en moi.

Mais elle n’est pas dans ma tête. Si c’était le cas, elle fuirait.

—Je suis allé voir Audrey Marker, avoué-je soudain sans réfléchir. La jumelle de Gabriel. J’ai trouvé son adresse et je me suis fait passer pour un journaliste. Je l’ai payée pour qu’elle réponde à quelques questions sur son frère. Au début elle se prêtait plutôt bien au jeu, et puis elle a commencé à se ronger les ongles et tout. Comme si elle était gênée, tu vois. Et puis j’ai fait une gaffe en parlant de son père et elle m’a foutu dehors. Je me sens mal, je suis pathétique. T’appelles ça une attitude exemplaire, toi ? Parce que moi j’en ai honte, Cléo.

Je m’interromps, en haleine, et baisse la tête. Je ne sais même pas comment j’ai réussi à cracher tout ça. Néanmoins, ça m’a libéré d’un poids énorme. Maintenant, on est deux à savoir que je suis un cinglé et un voyeur.

Mais à ma grande surprise, Cléo éclate de rire.

—Putain, alors celle-là elle est bonne ! Nooon, arrête, t’es allé voir la Marker en te faisant passer pour un journaliste ? Bordel, je vais crever de rire ! Toi, un reporter chevronné ? Et tu travailles pour quel magazine ? Les Cahiers du Cinéma ?

Elle rit tellement que ses joues en deviennent écarlates. J’avoue que cette réaction me soulage un peu. J’ai peut-être exagéré les choses, finalement.

—Mais tu m’étonnes qu’elle t’ait foutu à la porte ! Elle a dû croire que t’étais un obsédé inscrit sur Meetic qui voulait la sauter ! Oh non, ça c’est la meilleure !

Ses remarques réussissent à m’arracher un sourire. J’attends qu’elle se calme un peu avant de lui faire part de mes inquiétudes :

—Elle était vraiment bizarre. Je ne sais pas trop pourquoi. Tu ne crois pas que je suis allé trop loin ?

—Mais non, va, t’as encore des pulsions adolescentes, c’est normal, me rassure Cléo en s’essuyant les yeux avec un mouchoir sale. Mais c’est vrai qu’elle est bizarre, cette gamine. Tu crois pas qu’elle a eu un drame dans son enfance ou un truc comme ça ?

Je hausse les épaules. J’avoue que je n’y ai pas vraiment réfléchi. Mais ça me semble possible, en effet.

Gabriel… Gabriel victime d’un drame…

— Ça pourrait être une hypothèse, oui.

— « Une hypothèse ! » Voilà qu’il se met à parler comme un grand journaliste ! Oh putain, je vais finir par me pisser dessus avec tes conneries ! Et comment t’as eu l’idée de te faire passer pour Tintin, au fait ? T’as regardé Les hommes du président pour la millième fois cette nuit, ou quoi ?

Je souris.

—Non, c’est juste que ma mère m’a refilé une brochure sur un magazine culturel. Elle veut que je fasse un stage chez eux. C’est comme ça que ça m’est venu. Et j’avais l’impression de la satisfaire, en un sens.

Cette fois, le sourire de Cléo disparaît. Elle me regarde tristement, maintenant. Mais toujours avec beaucoup d’affection.

—C’est dingue comme tu ramènes tout à ta mère. Tu n’as pas besoin de vivre pour elle, tu sais. Et tu n’as rien à te reprocher.

Si être obsédé par quelqu’un est un vice, alors si, Cléo, j’ai beaucoup de choses à me reprocher.

—Oui, Cléo. Tu as raison.

Elle sourit, puis pose sa main sur la mienne et murmure :

—Yann, si j’étais ta mère, ça ne se passerait pas comme ça. Tu le sais, hein ?

—Oui. Je le sais.

Avant que Cléo ne puisse ajouter quoi que ce soit, la porte du restaurant s’ouvre brutalement et les premiers clients pénètrent à l’intérieur. La nuit règne dehors et presque aucune voiture ne se fait entendre, mais ici ça crépite de partout.

Je vais à la rencontre des clients, leur montre leur table et prends les premières commandes. Tout se remplit vite, Jérémy arrive et s’assoit au bar, des amis viennent rejoindre certains clients déjà attablés. Les bises claquent, vous avez vu les derniers sondages oui c’est bon c’est Hillary qui va l’avoir oh c’est une nouvelle robe elle est magnifique garçon un verre de vin s’il vous plaît.

Je vole de table en table.

— Bonjour Madame Sokolniksa. Ce sera un mojito, comme d’habitude ? Très bien, je vous apporte ça tout de suite. Ah ! Mademoiselle Brame, comment allez-vous ? Alors, la prépa, pas trop dur ?

Je transmets les commandes au cuisinier. Le restaurant est bientôt plein, les clients me remercient lorsque je leur apporte leurs plats.

Ici, je suis à ma place.

Ici, je vis.

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