Prologue

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Prologue

Quand il avait 17 ans, Gabriel Marker voulait devenir le plus grand réalisateur de tous les temps.

Moi, je ne savais pas croire en mes rêves.

Je ne me rappelle même pas quand notre histoire a commencé. Peut-être durant cette nuit pluvieuse de décembre, où je l’ai vu pour la première fois. Ou lorsqu’il m’a souri, une clope coincée entre ses lèvres.

Non.

Je sais quand notre histoire a réellement commencé. C’était évident, pourtant, comment n’y ai-je pas pensé avant ?

Mon histoire avec Gabriel a commencé un 3 mai. Le même soir, en fait, où j’ai cru qu’elle allait se terminer.

J’étais allongé sur mon lit, la tête vide et les oreilles enivrées par la musique. A mes pieds, une pile de livres et de cahiers de cours. Sur le parquet, des jeans délavés et des t-shirts infâmes.

Si j’avais rangé ce bordel au lieu de rester couché, sans doute ne serait-il rien arrivé.

Mais je ne l’ai pas fait.

Quelqu’un sonna à la porte d’entrée, me tirant de ma rêverie. Je me redressai sur mon matelas, hagard.

Et si c’était lui ?

Mon cœur s’emballa. J’attrapai un sweat-shirt et sortis de ma chambre. Au bout du couloir, la porte d’entrée. Derrière la porte…

C’est lui. C’est obligé que ce soit lui. Qui d’autre se pointerait à onze heures du soir ?

Sûr de moi, je traversai le couloir à pas feutrés.

J’ouvris la porte. Sur le palier, un garçon brun, juvénile et chétif se rongeait les ongles.

Je ne pus m’empêcher de contempler quelques instants les tatouages qui s’enroulaient autour de son bras. Et lorsqu’il leva les yeux vers moi et me sourit, une sueur moite me parcourut le dos.

Le voilà. C’était bien lui.

Gabriel Marker.

­—Je peux entrer ?

—Bien sûr, soufflai-je en m’écartant de la porte pour le laisser passer.

Il me remercia d’un signe de tête et franchit le seuil.

C’est là que j’aperçus la petite valise qu’il traînait derrière lui.

Mon cœur se serra. Je sentis le regard de Gabriel sur moi.

Il attend que tu parles. Bouge-toi le cul. Tu veux pas paraître con face à lui, non ?

Je fermai alors la porte, puis me retournai vers lui avec un sourire crispé :

—Pancakes ?

Il sourit à son tour. Charmeur. Charmant. Fossette sur la joue droite.

—Tu connais toujours mon péché mignon, à ce que je vois.

Toujours, Gabriel. Toujours.

Il dévorait son quatrième pancake au sirop d’érable lorsque je me résolus enfin à poser la question :

—Alors, les rumeurs sont vraies ?

Il leva les yeux de son assiette. Ils brillaient, ses yeux. De fierté. D’enthousiasme.

—Oui, c’est vrai. Je pars, Yann. Le tournage est prévu dans un mois ! On n’aura pas énormément de budget, mais ça devrait le faire quand même. La nuit des pulsions va prendre vie !

Je m’efforçai de sourire à nouveau. Calme, faut que je reste calme, surtout pas se mettre à chialer, pas maintenant, pas devant lui.

— Je ne sais pas si le film va trouver un distributeur. J’espère que ça se fera bientôt, bien sûr, ça me foutrait les boules d’avoir seulement une sortie en VOD. Mais pour l’instant, le producteur est serein.

Tu t’attendais à quoi, Yann, hein, bien sûr qu’il va partir, ça fait des mois et des mois qu’il bosse sur ce scénario, c’était évident que ses efforts allaient finir par payer. Pleure pas, tu pleureras plus tard, dans ton lit.

—Je suis content pour toi, Gabriel. Vraiment.

—Merci, Yann. Je voulais absolument venir te voir, ce soir. J’ai jamais oublié notre conversation de ce soir-là, tu sais. J’y ai même beaucoup repensé. Ça faisait longtemps que quelqu’un ne m’avait pas aussi bien compris. J’ai toujours su que je pouvais compter sur toi.

Mon cœur fit un bond.

—Merci. J’ai jamais oublié non plus, tu sais.

Gabriel hocha doucement la tête, puis but une gorgée de jus de pomme sans me quitter des yeux.

—Et toi, me demanda-t-il ensuite, tu veux toujours faire une prépa ?

Je souris, heureux d’être enfin en terrain connu.

—Oui. J’ai demandé une prépa journalisme à Lille. J’espère que mon dossier est assez bon, sinon c’est fac de lettres ici. Mais je suis optimiste. Je sais que je peux y arriver.

—T’as pas peur ?

—Non. Je sais ce que je veux, et ce que je vaux. Pourquoi ?

—Parce que moi, j’ai peur.

Je fronçai les sourcils. Peur ? Mon ami, même sur le point de réaliser son plus grand rêve, se laissait encore dominer par la peur ?

En même temps, il était comme ça, Gabriel : fort et sensible. Grande gueule et réservé. Passionnant et chiant. Incompréhensible et insaisissable.

—J’ai peur, oui, poursuivit-il sans attendre ma réponse. J’ai hâte d’arriver à Paris, bien sûr, mais c’est tellement beau pour être vrai… Je veux dire, et s’il s’était trompé ? Peut-être que le producteur va être déçu par ma personnalité, ma façon de voir les choses… Ou peut-être que je vais me retrouver perdu sur le plateau de tournage… Si c’est le cas, je vais faire quoi, hein ? Je vais échouer si près du but ? Je vais transformer un scénario prometteur en projet avorté ? Je vais faire quoi, Yann ? Je vais faire quoi si ça marche pas ?

—Gabriel, murmurai-je. Tu es doué. D’accord ? Tu sais créer des images, toi. Tu deviendras un grand réalisateur, j’en suis sûr. Et si ce producteur t’a repéré, c’est qu’il a vu quelque chose en toi. Un potentiel, un regard que d’autres n’ont pas. Tu es différent, Gabriel. Sers-toi de ça. Pour le reste, on verra. Reste juste toi-même, ok ? Reste toi-même et tout se passera bien.

Il sourit faiblement. Et là, je dus lutter contre moi-même pour ne pas le prendre dans mes bras. Pour ne pas me foutre à genoux et lui crier que je serais prêt à mourir pour lui. Est-ce qu’un simple sourire peut faire ça ?

—Tu m’abandonneras jamais, Yann, hein ?

Pour t’abandonner, faudrait déjà que j’arrive à t’oublier, Gabriel. Et ça, je suis pas prêt de le faire.

—Non, Gabriel. Je ne t’abandonnerai jamais.

Je baissai les yeux vers mes mains. Elles tremblaient.

—Faut que j’y aille, murmura soudain Gabriel. Mon train est dans moins d’une demi-heure.

Mes tremblements redoublèrent. Non, non, ne pars pas, reste encore, encore un peu, s’il te plaît…

Mais Gabriel s’était déjà levé de sa chaise et se dirigeait vers la porte d’entrée en traînant sa valise derrière lui. Il allait partir. Il allait me quitter. Je le suivis, mon cœur scandant en silence ces dernières secondes.

Dis quelque chose, Gabriel. S’il te plaît. Dis-moi ce que tu ressens pour moi. Je t’en supplie. Que je sache, au moins.

—Merci pour les pancakes, Yann. Et pour cette soirée de décembre. Et pour… Tout.

Je levai les yeux vers lui. Il se tenait sur le palier, ses yeux marron me scrutant de leur éclat lumineux. A la lumière de l’éclairage blafard, les mots d’encre sur sa peau paraissaient briller, eux aussi. Je les contemplai à nouveau, pendant une poignée de secondes. Comme pour photographier cet instant. Je voulais me souvenir pour toujours de ce sourire que Gabriel m’adressait, des tatouages qui bafouaient sa peau et de ses cheveux bruns qui jetaient un voile sur son front droit.

J’aurais voulu dire quelque chose. Mais je n’ai pas pu. Parce qu’à cet instant, les mots n’avaient plus de sens.

Et puis parce que, en un éclair, sans que je puisse m’y préparer, Gabriel se rapprocha de moi et m’embrassa fougueusement.

C’était un baiser rapide, doux, langoureux. Quelques secondes volées que je ne retrouverai plus jamais. Un espace-temps où nous étions seuls au monde. Quelque chose qui avait plus de signification que n’importe quel mot.

Puis il se détacha légèrement de mon étreinte et murmura contre mes lèvres :

—Au revoir, Yann.

—Au revoir, Gabriel, répondis-je alors que son corps s’échappait de mes bras.

Gabriel franchit le palier et m’adressa un dernier regard avant de descendre l’escalier.

Puis il disparut de ma vue et de ma vie.

Et là, le vide me submergea.

Je n’étais plus Yann Truffe.

J’étais l’ombre de Gabriel Marker.

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