Le maître de Shirley (Nouvelle)

de Image de profil de Abdel NovaAbdel Nova

Avec le soutien de  K. Bouidène, Diataiami 
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Image de couverture de Le maître de Shirley (Nouvelle)

Comme chaque soir, Albert repoussait le moment où il devrait rentrer. Attablé au bar d’un petit bistrot qui se trouvait non loin de la gare, il scrutait par la baie vitrée le visage des quelques passants qui se pressaient dans la rue principale. Une bière à moitié entamée trainait devant lui. Deux tabourets plus loin, un couple rigolait bruyamment avec le serveur. Lui était seul. Il avait pris l’habitude de s’arrêter là lorsqu’il sortait Shirley pour la dernière fois de la journée, rallongeant sa promenade de plus en plus.

Couchée sagement à ses pieds, celle-ci grignotait tranquillement un os à moelle. Elle était magnifique, avec son pelage doux où se mêlait blanc duveteux et roux flamboyant. D’un naturel affectueux, elle avait toujours eu un caractère enjoué, mais cela faisait quelque temps qu’elle avait perdu de son entrain. Elle ne jouait plus autant qu’avant, ne gambadait plus comme une folle dans les champs qui entouraient le jardin. A la tombée du jour, elle se postait devant la porte de la maison et poussait une longue plainte avant de se coucher à même le paillasson en gémissant. C’était ce spectacle insupportable qui avait poussé Albert à l’emmener en ville pour la première fois. Depuis lors, c’était devenu leur routine, leur petit rituel qu’ils répétaient inlassablement tous les soirs.

Une salve d’aboiements frénétiques l’arracha à ses pensées. Son cœur bondit, et il se retourna vivement, cherchant le visage de celui qui était la source de cette agitation.

C’était Jean-Yves, un ami de longue date qu’il n’avait plus vu depuis quelques temps. Il retomba sur sa chaise. Shirley cessa d’aboyer et se leva pour faire la fête au nouvel arrivant, la queue frétillante.

— Albert, en voilà une surprise, fit celui-ci une fois à sa hauteur en lui donnant l’accolade. Que fais-tu là tout seul ?

L’intéressé haussa les épaules :

— J’aime faire une petite pause ici le soir quand je promène cette brave bête, expliqua-t-il. J’espère parfois y croiser un visage connu. Comme le tien, ajouta-t-il avec un clin d’œil, mais il eut le sentiment que son sourire était comme délavé. Et comment vas-tu depuis le temps ?

Jean-Yves s’installa sur le siège voisin et passa commande. Il donna de ses nouvelles, parla longuement de son fils qui était parti comme beaucoup d’autres jeunes en Erasmus, ainsi que du vide qu’il laissait derrière lui à la maison. Albert l’écouta patiemment, acquiesçant quand il fallait acquiescer, souriant quand il fallait sourire.

Quand enfin il eut épuisé le sujet, Jean-Yves se décida à lui retourner la question :

— Et Bob, qu’est-ce qu’il devient ? Il arrivait au bout de ses études, non ? Il est aussi parti comme ça ?

— Parti, c’est ça, se contenta de murmurer Albert. Comme tant d’autres.

— Et Shirley ? Il n’a pas eu de mal à la laisser ?

— Ne parlons pas de Shirley.

— Pourquoi ?

— Parce que.

Jean-Yves n’insista pas. Il sirota quelques instant sa bière sans rien ajouter. Albert lui en fut reconnaissant.

Bob avait été tellement proche de Shirley. Déjà tout petit, il partait à l’aventure à travers champs et forêts en sa compagnie, et elle ne le quittait pas d’une semelle, fidèle compagne qui le protégeait des monstres qui hantaient les sous-bois. Il la laissait dormir dans sa chambre toutes les nuits, au grand dam de sa mère qui devait s’occuper des draps ensuite, mais cela les rendait tellement heureux l’un et l’autre. Ils avaient été meilleurs amis pour la vie, jusqu’à ce que Bob s’éloigne…

— C’est dur, hein… De les voir quitter le nid, murmura Jean-Yves lorsqu’il eut vidé et reposé sa chope sur la table.

Albert hocha la tête en silence.

Il n’évoqua pas son manque de sommeil, ses nuits difficiles. Ces tristes matins où lui et sa femme étaient éveillés avant l’aube dans le lit mais faisaient semblant de ne pas se remarquer. Leurs caresses qui s’étaient taries. Leurs échanges qui s’étaient flétris.

Lorsqu’il rentra chez lui cette nuit là, il se sentait épuisé, moulu. Après avoir remis des croquettes dans la gamelle de la cuisine, il était monté dans leur chambre. Lisbeth s’était endormie sur les draps, tournée vers le mur. Sa nuisette remontée dévoilait la courbe d’une fesse, et elle semblait étrangement fragile ainsi baignée dans la lumière de la lune qui se découpait par la fenêtre. Un livre ouvert traînait sur le matelas. L’avait-elle attendue ?

Il s’assit délicatement à ses csôtés, toujours habillé, et se prit la tête entre les mains. Il était si las. Il resta ainsi prostré un certain temps, à écouter la respiration de sa femme. Puis il s’enfila une forte dose de somnifère avec un grand verre d’eau et s’allongea sur le dos, les yeux rivés au plafond, attendant que le sommeil le trouve.

Lorsqu’il émergea d’un coma sans rêves, le soleil était déjà levé. Pourtant, la maison était étrangement silencieuse. Il jeta un coup d’œil à son réveil et se redressa d’un bond. L’heure de la première ballade de Shirley était largement dépassée. Il se frotta les yeux et se retourna ; sa femme n’était plus là. Il se rasséréna un peu. Elle avait du s’occuper de la sortir.

Il descendit en trainant les pantoufles et se rendit directement dans la cuisine pour se faire couler un café. La radio tournait toute seule à bas volume et Albert la coupa, réduisant au silence le reporter qui parlait des dernières nouvelles en provenance de la Syrie. Le calme reprit ses droits sur la maison.

Lisbeth était déjà partie. La porte d’entrée était entrouverte ; Shirley devait sûrement vagabonder au dehors. Emportant sa tasse, il sorti sur le seuil et s’assit sur la première marche du perron. Il chercha du regard une tache rousse et blanche dans les hautes herbes mais ne la vit pas. Elle était peut-être allée faire un tour dans le bosquet qui jouxtait leur propriété. Il s’alluma une cigarette. Le soleil illuminait les cultures, faisant ressortir le doré des graminées. Ça et là, des épilobes parsemaient les champs de leur nuage violet. Quelques vaches broutaient dans les prés. Une poignée de moutons blancs flottaient dans le ciel.

Albert se souvenait de ces longues après-midi passées là avec sa femme sous le proche, à lancer la balle préférée de Shirley encore et encore, pour la distraire de son chagrin. Espérant que cela finirait par s’arranger.

Il expira une longue bouffée de fumée. Une légère brise agitait les arbres. Il faisait bon.

Lorsqu’il eu terminé, il se décida à aller voir où elle était passée. Il l’appela quelques fois en faisant le tour du jardin. N’obtenant pas de réponse, il se décida à chausser ses bottines pour monter au sommet de la colline d’où il verrait mieux les environs.

Il arriva en haut un peu essoufflé, mais il avait là une vue imprenable. Son regard embrassa leur maison et leur jardin, s’attardant un instant sur la petite balançoire qui rouillait au fond du verger. Puis il se détourna et inspecta les prés et les champs, les routes et les chemins. Les sapins et les hêtres, dont les feuillages s’entremêlaient pour plonger les fourrés dans l’obscurité. Aucune trace de Shirley.

A l’horizon, les montons se regroupaient en un troupeau plus dense et plus sombre.

Apercevant la voisine qui descendait le long d’un sentier, il se hâta de la rattraper.

— Paula !

Elle se retourna vers lui avec un air surpris.

— Ah, c’est vous Albert ! Comment allez-vous ?

— Très bien, merci. Vous n’auriez pas vu Shirley par hasard ? Elle ne répond pas à mes appels.

— Ma foi, non, mais je viens de parler avec Jean et Hubert qui m’ont dit l’avoir aperçue un peu plus loin. Ça les a étonnés, pensez-vous, ça faisait longtemps qu’elle ne s’était pas aventurée par chez eux.

­— Où sont-ils ?

— Dans leur champ un peu plus loin.

Elle indiqua la direction du doigt. Albert la remercia et s’élança sur le chemin.

— Vous feriez bien de ne pas trainer, entendit-il dans son dos tandis qu’il s’éloignait. M’est d’avis qu’il ne va pas tarder à pleuvoir…

Il mit une dizaine de minutes à les trouver. Quand il arriva devant eux, sa respiration était devenue sifflante. Le vent s’était levé et soufflait par bourrasques. Au loin, le troupeau était devenu une horde noire et menaçante qui s’avançait lentement mais inexorablement vers eux. Hubert et Jean l’observaient avec étonnement, appuyés sur la clôture de leur pâturage. Albert les salua d’un bref mouvement de tête, auquel ils répondirent en soulevant leur chapeau.

— Paula m’a dit que vous aviez vu Shirley. Où est-elle ?

Les deux hommes haussèrent les épaules.

— Par là.

— C’est vague.

— On y peut rien, vlà déjà dix minutes qu’elle a de nouveau disparu.

Albert poussa un soupir et reprit la route au pas de course dans la direction indiquée, plantant là les deux compères.

Un grondement retentit au loin. Un voile d’ombre recouvrait progressivement la campagne, engloutissant sans distinction les champs et les forêts sous son manteau gris. Il n’allait pas tarder à les rattraper. Albert devait se dépêcher.

Ses pas pressés le menèrent à l’orée d’un grand bosquet. N’ayant pas de meilleure alternative, il s’y engagea.

— Shirley ?

Le bruissement des feuilles devenait oppressant. Elles s’agitaient en tous sens, rendue comme folles par un vent de plus en plus violent.

— Shiiiiirley !

Seul le tonnerre lui répondit. Où pouvait-elle bien être ? Il devait impérativement la retrouver avant qu’elle ne se retrouve prise sous le déluge. Il accéléra encore le pas, finissant presque par courir.

Une première goutte s’écrasa sur son front dégarni, bientôt suivie d’une deuxième, puis d’une troisième. Un rideau de pluie s’abattit sur les arbres. Le ciel déversait ses trombes d’eau trop longtemps contenues. Le dôme des branches avait beau en retenir une partie, Albert ne tarda pas à finir détrempé.

— Shirley !

Il trébucha sur une racine et tomba à genoux dans une flaque de feuilles mortes en poussant un cri. Le vacarme de la foudre était assourdissant. Des goutes d’eau ruisselaient sur son visage. Certaines d’entre elles avaient un goût de sel. Où était donc Shirley ? Etait-elle seule et apeurée, prise dans une tempête qui la dépassait ? Pourquoi avait-il fallu qu’elle parte seule, si loin de la maison ? Pourquoi ne s’était-il pas inquiété plus tôt ?

Elle devait se douter que l’orage l’attendait. Qu’est-ce qui l’avait poussée à partir quand même, à quitter la sécurité du foyer pour braver la tourmente ? Prostré sur le sol inondé, Albert ne sentait même plus l’écoulement glacé sur son dos. C’était comme si on l’avait amputé d’un bras, d’une jambe, d’un poumon, d’une partie de son âme.

Une grosse langue chaude et humide s’écrasa soudain sur sa joue. Penaud, il releva la tête et découvrit Shirley, qui le regardait d’un air implorant en poussant de petits jappements. Il la prit dans ses bras et la serra fort contre lui, comme un naufragé. La tête enfuie dans ses poils trempés, il pleura à chaudes larmes.

Pourquoi donc n’avaient-ils rien vu venir ? Pourquoi n’avaient-ils pas vu les signes, quand Shirley s’était progressivement retrouvée délaissée ? Quand il avait cessé de jouer avec elle ? Quand il s’était mis à rentrer de plus en plus tard, voir à ne plus rentrer du tout, la laissant dormir seule ? Quand il avait arrêté de leur raconter ses journées, quand son regard s’était durcit, quand il s’était laissé pousser la barbe ?

Petit à petit, les éclairs s’espacèrent. La pluie s’adoucit, s’affaiblit puis cessa complètement. Le vent retomba. Doucement, Albert relâcha son étreinte. Il se remit debout et Shirley s’ébroua. Il la regarda, elle le regarda, et sans un mot, ils prirent ensemble le chemin de la maison.

Au loin, un oiseau chantait.

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Commentaires & Discussions

Le maître de ShirleyChapitre5 messages | 4 ans

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