7. Allumettes — Dimanche 24 janvier 2021

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De lourds nuages gris déversent une atmosphère maussade sur la Porte de la Chapelle. À la sortie du périphérique, des migrants sans-le-sous se pressent entre les véhicules qui freinent à l’entrée du quartier, mendient des pièces, brandissent des pancartes cartonnées « SOS, famille syrienne », proposent de laver les vitres malgré le froid, la bruine et les coups de klaxon. Lily inspecte la route, absorbée par les deux roues qui vrombissent à sa gauche, les piétons casse-cous, ses essuies-glaces qui repoussent la pluie qui mouille le pare-brise.

Marie dort sur la banquette arrière. Dans le rétroviseur, Lily voit ses paupières frémir, ses lèvres bouger. La radio et le vacarme extérieur engloutissent les murmures de son sommeil.

Emmy s’est terrée dans un silence assourdissant. Son front est couvert d’une pellicule de sueur froide. Elle ronge ses ongles, ignore le goût du sang sur sa langue. Ses pensées jaillissent de partout, repèrent sa conscience décharnée, la tabassent pour la mettre hors d’état de nuire. Le plan est clairement ficelé dans sa tête. Il est midi vingt. Plus que dix minutes. Aucune marche arrière n’est possible.

— Pourquoi tu es agitée comme ça ?

— Je suis pas agitée, réplique-t-elle.

— Ça fait trente minutes que ta jambe bouge toute seule.

Emmy tire le ourlet de sa robe sur ses genoux.

— J’ai froid, c’est tout.

Plus que huit minutes. Anxieuse de penser à autre chose, elle s’attarde sur les bâtiments, les ruelles à sens unique flanquées de bagnoles, les recoins lugubres infestés de morts-vivants. Elle aurait pu finir comme eux, à se piquer les veines d’aiguilles enflammées, à renifler la mort en poudre, à crever d’une faim insatiable pour un orgasme fugace. Chacun ses poisons. Elle, c’est la bouteille qui la démonte, la nicotine qui la berce et les drames qui la stimulent.

— Et cet entretien, c’est pour quel poste ?

— Quoi ?

— Ton entretien, répète Lily en s’arrêtant au feu rouge. C’est pour quel poste ?

Elle a rarement vu sa soeur aussi nerveuse. D’ordinaire, Emmy parvient à se détacher des angoisses les plus triviales. Une faculté que Lily lui envie. Aujourd’hui n’est donc pas un jour comme les autres.

— C’est pas un entretien. Je dois juste récupérer un truc. Prends à gauche.

Les flâneurs du dimanche, abrités sous leurs parapluies, masqués ou nez à l’air, cigarettes au bec ou pas, foulent les trottoirs de la célèbre course parisienne, Stan Smith aux pieds, trench-coat aux l’épaules. Les vélos, qui affluent ce jour, filent sur le bas-côté tandis que les bus et les tramways naviguent vers Barbès, Stalingrad et Vincennes.

— À droite. Puis gare-toi dès que tu peux.

Elle pointe l’intersection entre les rues Riquet et Aubervilliers. L’Université Paris Diderot domine la rue de sa forteresse pâle. Des graffitis, bornes polychromes ou messages revendicateurs, barbouillent les rideaux de fer des supérettes.

Lily se gare dans la rue Pajol, derrière une vieille Citroen aux pneus crevés. Emmy retire sa perruque, attache ses cheveux en un chignon, les couvre d’un foulard noir à pois blancs.

— Que dois-tu récupérer exactement ?

— Rien d’important. Je reviens tout de suite.

Elle claque la portière. Sur la banquette arrière, Marie se frotte les yeux.

— Elle va où ? Demande-t-elle en voyant sa mère disparaitre à l’angle de la rue.

Lily détache sa ceinture et se tourne vers sa nièce avec un sourire rassurant. Elle aussi, n’est pas tranquille. Les réponses d’Emmy étaient trop évasives.

— Je n’en sais pas plus que toi. Ta mère m’a parlé d’un entretien puis d’une chose qu’elle doit récupérer. Tu sais avec qui elle travaille ?

— Oncle Kozak.

Kozak. C’est un nom courant qu’elle a lu récemment.

La boîte aux lettres. Un Monsieur Kozak habite dans le même immeuble qu’Emmy.

— Il est gentil, ce Monsieur Kozak ?

— J’en sais rien. Je l’ai jamais vu.

— Il n’est pas votre voisin ?

— Non.

— Et tu sais où elle travaille, ta maman ?

— Non.

Voilà qui a le mérite d’être clair.

Lily a l’impression d’être face à Emmy, quand les seules choses dont se souciait sa soeur étaient son double cabriole et l’acquisition de ses galops. En observant Marie, la ressemblance est d’abord évidente. Puis, elle s’essouffle, s’efface, chassée par la fatigue d’une enfant lessivée par son existence.

— Comment ça se passe à l’école ? Tu es en sixième, n’est-ce pas ?

Marie secoue la tête.

— J’ai redoublé le CM2.

— Oh ? Ce n’est pas grave. Moi, j’ai redoublé la terminale.

— Pourquoi ?

Lily tente un sourire, se mordille la lèvre inférieure quand elle n’y parvient pas.

Ne m’oblige pas à y retourner papa. Je t’en supplie.

— C’est… c’est une longue histoire. Et toi, pourquoi ?

— Maman dit que je suis trop bête.

— Tu n’es pas bête, Marie. Pourquoi elle dirait ça ?

— J’écris mal et je confonds les lettres, explique-t-elle en haussant les épaules.

La maîtresse a écrit dans son carnet de liaison à cause de ça. Marie doit voir un ortho-machin, le docteur qui aide ceux qui sont nuls à l’école.

Sa mère dit que c’est de l’arnaque mais Tante Lily a l’air inquiète. Un trou se creuse entre ses sourcils. Elle a de longs cils, comme dans la publicité de mascara qu’elle a vue à la télévision chez Aïssatou. Il y a un grain de beauté juste en-dessous de sa lèvre et elle sent l’odeur du Sephora de Villabé.

— Ton grand-père était médecin et il écrit très mal. Et puis, tout s’apprend. Ce n’est pas parce que tu as du mal à écrire aujourd’hui que tu es condamnée à ne pas savoir écrire…

La maîtresse dit la même chose quand Marie s’énerve, balance son stylo sur le pupitre et arrache les feuilles de son cahier d’écriture.

— Je vais en parler avec ta mère, d’accord ? Tu t’entends bien avec tes camarades ?

— C’est des bolosses. Il est où ton copain ? Enchaîne-t-elle.

— Christopher ?

— T’en as plusieurs ?

Lily éclate de rire.

— Non. Un seul copain me suffit amplement. Tu veux qu’on l’appelle ?

Lily récupère son téléphone et compose le numéro de Christopher. Un numéro qu’il a d’ailleurs décidé de changer sans explication.

Il décroche après deux tonalités. Au bout du fil, sa respiration est irrégulière.

— Dou, ça va ? Je te dérange ?

Non, non… ça va. Je reviens du parc là.

Il court jusqu’au parc de la Villette trois fois par semaine depuis la fermeture du Temple Noble Art, le club de boxe qu’il fréquente depuis qu’il vit à Belleville.

T’es déjà chez toi ?

— Non, je suis à Porte de la Chapelle.

T’étais pas supposée être à Grigny ?

— J’y étais, mais Emmy… Je suis avec Marie. Tu veux lui parler ?

Un court silence précède sa réponse.

Ouais, passe-la moi.

Marie considère l’iPhone d’un oeil intéressé avant de le porter à son oreille. Un large sourire fend le visage de l’adolescente après à peine dix secondes de conversation. Lily secoue la tête, à la fois amusée et admirative.

Christopher est doué avec les enfants, malgré sa réserve coriace, la violence de son flegme calculé et surtout, son regard brun entaché de mystères. Elle pense parfois à leur avenir, le visualise quand les petits s’agrippent à la taille de Christopher dès qu’il franchit le seuil du foyer et exigent sa présence aux sorties du week-end. Elle les imagine tous les deux dans dix ans, trois enfants, un tour du monde et mille aventures plus tard.

C’est avant de se souvenir qu’ils ne sont pas prêts.

Trop de bagages à défaire. Trop de murs à démolir. Trop de croyances à découdre.

— En CM2… Nadia… oui, du foot à l’école… Kyllian Mbappé… Aya Nakamura et Ninho… oui, je veux bien… d’accord… oui, je te la repasse… au revoir…

Marie lui tend le téléphone. Le sourire n’a pas quitté ses lèvres.

Tu viens à Belleville ce soir ou tu rentres chez toi ?

— Je rentre. J’ai des dossiers à compléter pour Billy’s Friends et Mr Darcy à tondre.

D’accord. Envoie-moi un message pour me dire que t’es bien arrivée. Vous en avez pour longtemps à Porte de la Chapelle ?

— Je ne sais pas. Emmy devait récupérer quelque chose.

Hum… Vas-y, à plus tard alors. Oublie pas l’émission sur Denis Mukwege. Je t’envoie le lien.

— Oui, oui. À plus tard, dou.

Marie tripote un trou dans son jean. Elle ne sourit plus.

— Tu es contente d’avoir discuté avec ton oncle ? Tu te souviens de lui ?

— ll a des tatouages sur les bras.

— Pas que sur les bras. Il en a trente-huit en tout.

Elle hausse les épaules. Apparemment, elle n’est pas impressionnée.

— Tu vas venir au Parc Astérix avec nous ?

— Au Parc Astérix ?

— Tonton Christopher a dit qu’on va y aller bientôt.

Pandémie ou pas, Christopher ne raterait jamais une occasion pour éprouver son adrénaline ou retomber en enfance. Il suffit de compter les cicatrices sur ses jambes, criblées, entre autres, des souvenirs de grimpe urbaine, de football de rue ou de son grave accident de moto il y a deux ans.

— Je préfère Europa-Park.

— C’est quoi, ça ?

— Un parc d’attraction en Allemagne.

— Je connais pas.

— J’y suis allée plein de fois avec ta mère quand nous étions petites.

— Maman dit que les parcs d’attractions c’est de la merde.

Emmy a ruiné l’innocence de sa fille.

— Tu le découvriras par toi-même.

Il est treize heures trente-huit.

Il ne pleut plus. Le ciel s’est éclairci. Une mamie remonte la rue avec son cabas. Un homme secoue son tapis par la fenêtre.

— Je suis sur une place payante. Je vais trouver un parcmètre, d’accord ?

Il y en a un à quelques mètres de la voiture. Lily sort sa carte bancaire, tape le numéro de sa plaque d’immatriculation, se souvient que les places sont gratuites le dimanche. Elle a tendance à l’oublier. Son téléphone sonne. Numéro masqué. Elle glisse sa carte bancaire dans son porte-monnaie et décroche.

Lily ?

Elle reconnait la voix, facile à distinguer des autres, comme si les cordes vocales de cette femme avaient baigné dans du vinaigre.

— Oui, bonjour.

C’est Leah. L’amie de Chris. On s’est eu hier au téléphone.

Lily balaye la rue d’un regard suspicieux. Où a-t-elle trouvé son numéro ?

— Oui, je m’en souviens.

Chris n’est jamais venu à Gare de Lyon. Tu peux me le passer ?

— Ça ne va pas être possible. Je ne suis pas avec lui.

J’essaye de l’appeler depuis ce matin mais il ne répond pas.

— Comme je l’ai dit, je ne suis pas avec lui donc…

— Tu peux lui demander pourquoi il m’évite ?

Lily fronce les sourcils, s’adosse au parcmètre. Si Christopher évite son ex-copine, il doit avoir ses raisons. Cette Leah, qu’elle n’a jamais vue — même en photo — semble être insistante, voire intrusive. Elle pourrait demander à Néron d’y jeter un coup d’oeil. Mais alors, ce serait trahir la confiance de Christopher, chose à laquelle elle s’est promise de ne pas céder. Malgré l’impatience et la frustration.

— Qui vous a donné mon numéro ?

Chris.

— Ça m’étonnerait. Christopher ne donne mon numéro à per… allô ?

Leah a raccroché.

Confuse par cet échange bref mais déconcertant, Lily décide d’envoyer un message à Christopher pour l’en tenir au courant. Elle a à peine écrit « dou » que le bruit de pas précipités détourne son attention.

En bas de la rue, Emmy revient en courant, le chignon ébouriffé, son sac à bout de bras.

— Retourne dans la voiture tout de suite!

Lily ne réfléchie pas, fonce vers la Peugeot. Elle ouvre la portière, balance son porte-monnaie sur le tableau de bord et appuie sur le bouton-moteur.

— Il se passe quoi ? S'exclame Marie d’une voix aiguë en rattachant sa ceinture.

Sa mère s’engouffre dans le véhicule. Son visage est rouge-écrevisse, ses yeux deux billes bleus, sa respiration haletante. Elle a perdu son foulard et des mèches de cheveux s’échappent de son chignon défait.

Le moteur gronde. Lily baisse le frein à main.

Emmy l’arrête d’un geste.

— Non! Pas maintenant… attends quelques minutes.

— Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu as fait ?

Il fallait s’y attendre. Néron l’avait prévenue avant de lui envoyer l’adresse d’Emmy. « Ta soeur est dans des magouilles, petite. Fais attention. »

— J’ai rien fais, OK ? Juste… attends un peu. Je dois… je dois vérifier quelque chose.

— Vérifier quoi ? Ne dis pas que tu n’as rien fait ! On dirait que tu as tué quelqu’un !

— Dis pas n’importe quoi ! Je t’ai demandé de retourner dans la voiture, pas de m’aider à déplacer un cadavre. T’es toujours en train d’abuser !

— Abuser ? Tu réalises ce que…

— Juste… arrête de parler, putain !

Elle enfouie ses mains tremblantes dans la fourrure de sa veste. Dans le rétroviseur, les voitures roulent jusqu’à l’intersection mais ne s’engagent pas dans la rue.

Ressaisie-toi. Tu n’avais pas le choix.

— On attend quoi exactement ? Insiste Lily.

Emmy a tout calculé sur le téléphone de Monsieur Mayoute. Encore deux ou trois minutes et tout sera réglé.

— Dis-moi au moins ce qui se passe !

— Arrête de parler ! T’es toujours en train de la rame…

La sirène assourdissante d’une ambulance retentit au loin. Le véhicule du SAMU, tout gyrophare dehors, déboule dans la rue Pajol, manque d’arracher le rétroviseur de la Peugeot.

— Emmy, je veux savoir…

Sa soeur appuie furieusement sur le bouton-moteur.

— C’est bon, OK ? Pas la peine de flipper. On va à Tigery maintenant. Tu connais ?

— Non. C’est à au moins une heure de route. Tu aurais du me prévenir avant.

Emmy prend une profonde respiration. Le parc des Vergers en transports en commun, ce n’est pas envisageable. Elle ne se coltinera pas Marie dans le RER pendant plus d’une heure.

— Me laisse pas tomber. C’est vraiment pas le moment.

— Dis-moi pourquoi. Et cette chose que tu devais récupérer, où est-elle ?

Pourquoi n’a-t-elle pas écouter Néron ? Pourquoi a-t-elle accordé à Emmy le bénéfice du doute, persuadée que sa soeur serait une femme changée ?

Emmy n’a pas changé.

— J’ai pas pu la trouver. Écoute, je suis attendue à Tigery, insiste-t-elle. C’est urgent.

— Dis-moi d’abord ce que tu as fait.

— T’es bouchée ou quoi ?

Il vaudrait sans doute mieux que Lily ne sache rien. L’ignorance empêche la culpabilité. Elle conduira Emmy au fin fond de l’Essonne, rentrera sur Paris et oubliera ce début d’après-midi biscornu. Elle ne veut pas être mêlée aux ennuis de sa soeur.

Mais sa nièce dans tout ça ? Marie, elle, n’a pas la possibilité de fuir. Elle est coincée avec sa mère et ses choix de vie douteux. Ce serait l’abandonner que de fermer les yeux.

— Je t’accompagne à Tigery puis je vous ramène à Grigny. Mais je ne le fais pas pour toi.

— J’en demande pas plus.

En face, la rue est bloquée par l’ambulance qui est arrêtée avant l’intersection. Un ambulancier leur signale de patienter. Deux brancardiers émergent d’un immeuble avec une femme qu’ils transportent sur une civière. Elle est immobilisée par un collier cervical.

Les portes sont rabattues. Le gyrophare hurle, direction les Urgences de Saint-Louis.

— Que dois-tu faire à Tigery ?

Elles sont déjà sur le Boulevard périphérique. Les mains d’Emmy ne tremblent plus. Elle a cependant du mal à remettre de l’ordre dans ses pensées. Dans une heure maximum, ce sera une histoire ancienne, enterrée et oubliée.

— Je dois rencontrer mon patron.

— Un dimanche ?

Devant le silence de sa soeur, Lily baisse la radio.

— Ton patron, c’est Monsieur Kozak, n’est-ce pas?

La tête d’Emmy se dévisse presque de son cou quand qu’elle entend le nom « Kozak ». Sur la banquette arrière, Marie se ratatine.

— Comment tu sais ça, toi ?

La chaleur monte au visage de Lily.

— Je ne me souviens plus.

— C’est le clebs du grand-père qui a fouiné là où il devait pas ?

— Je ne sais plus.

— Crache le morceau. Comment tu connais ce nom ? Exige-t-elle en tapant le dos de sa main contre la paume de l’autre.

— Pourquoi tu t’énerves ? C’est juste ton patron.

Emmy demeure un instant silencieuse avant de reprendre.

— C’est Marie qui a balancé ?

Sa poucave de fille fuie son regard au lieu de l’affronter. Une poucave et une lâche. Qu’a-t-elle fait un bon Dieu pour mériter ça ?

— C’est toi qui lui as parlé de Kozak, hein ? Tu pouvais pas la fermer ?

— Ce n’est pas elle, tente de défendre Lily. Je te l’ai dit : je ne m’en souviens plus.

— Arrête avec ton excuse à deux balles. J’ai toujours su que Marie était une balance. Tu verras ce qui t’arrivera à force d’avoir la langue pendue.

— Tu ne peux pas être sérieuse, la sermonne Lily en allumant ses phares à l’entrée du tunnel des Lilas. C’est juste le nom de ton patron. Je ne vois pas où est le mal là dedans.

— Tu ne vois jamais le mal. C’est ça ton soucis.

— C’est toi qui ne vois jamais le bien.

Emmy lance un rire sans joie, secoue la tête.

— Tu vis dans quel monde, toi ? T’as rien appris à Nerval ?

— Ce n’est pas la même chose, réplique Lily en sentant sa gorge s’obstruer.

— C’est exactement la même chose. Mais les parents t’ont tellement bourré le crâne de paillettes que tu vois des anges partout. C’est pas ça, la vie. Faut que t’apprenne à te méfier.

— Et vivre dans la paranoïa jusqu’à la fin de mon existence ? Ce n’est pas ça, la vie.

— Je m’en fou. Je suis pas là pour le confort. Je suis là pour survivre.

C’est au tour de Lily de ne pas répondre. Que sa soeur campe sur ses positions n’a rien de surprenant. C’est le même schéma qu’elle reproduit depuis dix ans. Emmy n’aurait jamais eu à choisir entre sa survie et son confort si elle n’avait pas été têtue, égoïste et incapable de se remettre en question.

Trente minutes plus tard, après un silence ponctué du jingle de NRJ, la voiture entre dans la commune de Tigery. À l’écart du centre-ville, les pavillons se raréfient, cèdent la place à un paysage industriel, des hangars tôlés, des camions fourgons et de larges espaces goudronnés. Emmy lui signale de traverser le Parc des Vergers avant de bifurquer sur un chemin de terre qui débouche sur une cour jonchée de graviers blancs et cernée d’un entrepôt bleu marine.

Il est quatorze heures trente-quatre. La voiture de Leon est encore là.

— Gare-toi ici, dit Emmy en désignant la fente derrière une camionnette blanche. J’en ai pas pour longtemps.

Elle sort de son sac son unique paire de sandales et déplie une trousse de maquillage sur ses genoux. Elle applique une couche de brillant rouge sur ses lèvres, du mascara sur ses faux cils clairsemés, souligne ses yeux de noir, se parfume, remet sa perruque.

— Tu as besoin de faire tout ça pour rencontrer ton patron ?

Emmy referme son miroir de poche.

— Il veut qu’on soit présentable. C’est comme ça. Pose pas de questions.

— C’est un peu abusé, non ?

— On n’est pas sur Twitter ici. Tu peux garder ta culture woke à deux balles pour toi. Et puis, je suis une hôtesse événementielle. Il y a des codes à respecter, même si ça me fait chier.

Elle enfile ses sandales.

— Je reviens. Restez dans la voiture.

— Tu ne prends pas ton masque ?

Emmy lève les yeux au ciel et ouvre la portière avant de s’éloigner de la Peugeot.

Cet entrepôt ne ressemble pas au local d’une agence respectable. Tant pis. D’ailleurs, Néron lui a recommandé d’être prudente.

Seule une nouvelle fois avec sa nièce, Lily se tourne vers elle.

Marie a détaché sa ceinture et retiré ses baskets pour mettre ses pieds sur le siège. Ses chaussettes sont dépareillées : une verte, une rose à points oranges.

— Je suis désolée pour tout à l’heure. Je n’aurais pas dû parler de Kozak à ta mère. Et aussi, je… je voulais venir te voir. Ta mère… Emmy est ma soeur. Je l’aime de tout mon coeur. Mais c’est… compliqué.

Compliqué, ravageur et chronophage d’aimer une personne qui refuse de l’être.

Emmy était son héroïne.

— Rien ne peut justifier mon absence prolongée. Tu aurais dû être ma priorité. Pas Emmy. Et pour ça, je te demande pardon.

Le poids de la culpabilité écrase ses épaules. Sa nièce est une enfant meurtrie.

Elle en est en partie responsable.

— Comment tu peux l’aimer de tout ton coeur ? Maman aime personne, elle.

Une fois de plus, Lily est surprise par la maturité de sa voix. La douleur aussi, masquée par ce visage enfantin mais dépourvu d’innocence.

— Ça… ça va s’arranger.

Le ridicule de ses mots lui reste au travers de la gorge. Le regard de Marie, loin d’être bernée par cette phrase toute faite, oblige Lily à reporter son attention sur la porte de service que sa soeur a emprunté pour entrer dans le l’entrepôt.

Elle y pensera plus tard, loin de l’univers chaotique de son ainée.

Là, tout de suite, Lily préfère se concentrer sur l’angoisse qui martèle sa poitrine depuis qu’elles ont quitté Grigny. Car sa soeur a toujours été une excellente menteuse. Enfant, elle convainquait n’importe qui avec ses histoires improbables, Lily étant la première à s’émerveiller de ses contes farfelus.

Mais aujourd’hui, Emmy n’a pas su la persuader une seule fois.

Il se passe des choses louches dans cet entrepôt.

— Marie, je dois trouver des toilettes. Il doit y en avoir à l’intérieur. Je fais l’aller-retour. N’ouvre à personne, d’accord ?

Lily enfile son masque, attrape son sac et sort de la voiture.

Le gravier craque sous ses chaussures. Elle contourne la camionnette blanche, serre son aérosol anti-agression dans la poche de sa doudoune. Pas un bruit ne provient des bâtiments alentours, à part le vent qui s’engouffre dans les couronnes nues des arbres, le moteur d’un groupe électrogène, les oiseaux qui ont choisi d’affronter l’hiver français plutôt que de s’envoler vers des contrées plus chaudes.

Elle lance un dernier coup d’oeil au véhicule. Le visage de Marie est collé à la vitre. L'’appréhension noue son estomac. Elle craint la vérité que sa soeur lui cache, pense à retourner dans la voiture, à prétendre qu’elle n’en est jamais sortie.

Le besoin de confirmer ses hypothèses inavouées l’emporte.

Alors elle actionne la poignée, pousse la porte de service.

C’est un salon élégant et spacieux, argenté et bleu. Le mobilier, de style baroque, est composé d’un canapé rembourré, de deux fauteuils ainsi que d’une table basse en bois massif qui ferait rougir sa grand-mère maternelle de jalousie. Un tapis luxueux revête le sol, épouse les couleurs sobres des rideaux qui se déploient sur de fausses fenêtres. Le tout est illuminé par les petites lumières d’un lustre. Au fond du salon, une porte à double battants, encadrée par une bibliothèque, conduit vers d’autres pièces.

L’appréhension s’évanouie.

Rien dans cette pièce n’est étrange. Au contraire. Mais alors, si Emmy travaille pour cette agence, pourquoi habite-t-elle dans un studio délabré ?

À moins qu’elle soit exploitée et sous-payée…

Lily traverse le salon. Des cartes de visite sont empilées sur la table basse, à côté d’une bouteille de Jack Daniel’s, d’un exemplaire de Vogue Ukraine et d’une boîte de chocolats Alenka. Dans la bibliothèque, tous les livres sont ornés d’une reliure dorée.

— Il y a quelqu’un ?

Lily entend des cliquetis de talons, s’attend à écoper des reproches de sa soeur mais ce n’est pas elle qui apparait dans l’encadrement de la porte. C’est une femme très blonde, très grande et très mince, vêtue d’un tailleur dont le noir contraste avec sa peau ivoirine. Son allure à la Daria Strokous est complétée de traits figés en une expression étonnée dont elle semble incapable de se défaire.

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Siffle-t-elle avec humeur.

Prise au dépourvue par cet accueil, Lily abaisse son masque, lui offre un sourire.

— Je cherche des toilettes. Serait-il possible d’utiliser les vôtres ?

— Il n’y a pas de toilettes ici.

— Ah bon ?

Les sourcils de la blonde ondulent sous le coup de l’agacement. Ses yeux clairs l’inspectent, la jugent. Lily n’est pas à sa place dans ce salon, avec ses requins aux pieds, sa doudoune et son béret.

— Les toilettes sont réservées aux employés et à nos clients.

— Je suis justement là pour un rendez-vous, insiste-t-elle. J’attends ma soeur. Elle est avec Monsieur Kozak.

 — Votre soeur ?

Lily hoche la tête.

— Il n’y a personne comme vous ici.

Ses yeux s’écarquillent et la panique transforme les traits figés de son visage.

— Vous êtes journaliste ?

— Quoi ? Non, pas du tout.

— Monsieur Kozak ne vous recevra pas. Vous devez partir.

La jeune femme s’écarte quand la porte clique et s’ouvre derrière elle. Cette fois, c’est Emmy. Mais sa soeur ainée est différente.

Son mascara s’est frayé un chemin humide et noir sous ses yeux. Elle frisonne et renifle piteusement dans sa fausse fourrure, tient à peine debout sur ses jambes maigres et violacées par endroit. Son attitude change lorsqu’elle croise le regard de Lily — sa petite soeur, qui était supposée rester dans la voiture. Son jeu de scène épatant s’effondre comme un château de sable alors que Lily se précipite vers elle. Emmy sait alors, à ce moment précis, que son plan est gâché. Que Lily a ruiné des heures de réflexion et mis à nu des mois de secrets bien gardés.

Derrière elle, la porte s’ouvre à nouveau.

Leon Kozak est grand, le cheveu d’un brun riche, revêtu d’un pantalon à pince et d’une chemise blanche immaculée, décorée de boutons de manchettes. Il est d’un charme ordinaire, relevé par une barbe de trois jours et une moustache, des lèvres charnues qui l’ont embrassée, des mains rugueuses qui l’ont touchée.

La femme qui a accueillie Lily prend la parole.

— Je ne sais pas qui est cette personne, Monsieur Kozak, explique-t-elle. Elle prétend être ici pour sa soeur. Vous imaginez bien que c’est impossible.

L’homme penche le tête sur le côté, un sourcil relevé.

— Votre soeur ?

Sa voix est exactement comme l’imaginait Lily — grave et rauque. Elle est enjolivée d’un accent qui rappelle celui de son cousin, Marcus, qui habite à Saint-Pétersbourg.

En deux enjambées, Monsieur Kozak réduit la distance qui le sépare de Lily. Son parfum de Cologne et de fleurs sauvages titillent ses narines. Son regard est d’un gris pénétrant, déstabilisant. Et là, alors qu’il la fixe sans ciller, Lily a l’impression qu’il la déshabille, la dévore en commençant par son âme.

— Qui êtes-vous ? Demande-t-il.

Lily, troublée par son intensité malaisante, déglutit lentement, répond d’une petite voix.

— Lily-Diana de Bruyère. Enchantée de faire votre connaissance.

Elle lui tend la main. Monsieur Kozak ne la sert pas. En revanche, il l’agrippe et la presse contre ses lèvres, la garde un peu trop longtemps contre sa peau.

— Le plaisir est pour moi. Et que faîtes-vous ici, Madame De Bruyère ?

Emmy retient sa respiration. Elle n’aurait jamais du demander à Lily de l’accompagner au Parc des Vergers. Ses longs mois de cavale, à se protéger de Warold et de ses sbires n’ont servi à rien. Dans quelques secondes, Leon sera au courant de tous ses mensonges.

— Emmy… Ma soeur était en entretien avec vous, répond Lily en désignant la femme.

Une expression étrange passe sur le visage de Monsieur Kozak. Un mélange de surprise et d’agacement, qui disparait derrière un ricanement.

— Je ne savais pas qu’Emmy avait une soeur.

— Vous n’auriez pas pu le deviner. Nous ne sommes pas vraiment jumelles.

Il éclate d’un rire franc, enfonce les mains dans les poches de son pantalon. Ses cheveux, coiffés sur le côté, retombent devant ses yeux.

Pourquoi est-elle mal à l’aise ? Pourquoi a-t-elle envie de prendre ses jambes à son cou jusqu’à la prochaine gare ? Emmy pourrait au moins intervenir. Sa soeur est muette, ses yeux rivés au sol.

Reprends-toi, Lily.

— J’ai… j’ai entendu parler de vous.

S’il est étonné de sa déclaration, Monsieur Kozak ne le montre pas.

— Rien de mauvais, j’espère.

— Pas du tout, répond-t-elle précipitamment. Je ne m’attendais pas à… un tel décor.

Elle-même n’est pas sûre de la signification de ses paroles et nerveusement, replace une de ses tresses derrière son oreille.

Le sourire de l’homme s’élargie.

— Et à quoi vous attendiez-vous au juste, si ce n’est pas indiscret Madame de Bruyère ?

— Je ne veux pas vous offenser.

— Je ne serais jamais offensé par les paroles qui sortent de la bouche d’une belle femme.

Il s’amuse de son malaise. Lily s’en rend compte et s’oblige à reprendre contenance. Il a quand même beaucoup d’audace, ce Monsieur Kozak.

— Je suis enchantée d’avoir fait votre connaissance, Monsieur.

Son sourire s’élargie, creuse une fossette au coin de sa lèvre.

— J’espère que nous pourrons nous revoir dans des circonstances moins brèves.

— Je… oui. Enfin, nous verrons.

Elle remonte le masque sur son nez. Monsieur Kozak se tourne lentement vers Emmy, pose une main sur son avant-bras.

— Attends mon appel ce soir, milaïa. Nous avons beaucoup de choses à voir ensemble.

Milaïa. Chérie.

Lily n’a pas le temps de s’étonner. Emmy l’entraine dehors, la traine sans ménagement jusqu’à la voiture.

— C’est qui, ce Monsieur Kozak ? Et ne me dit pas que c’est juste ton patron. J’ai entendu ce qu’il t’a dit. Et pourquoi tu pleurais ?

Elle se dégage de l’emprise de sa soeur, l’empêche d’ouvrir la portière.

— Je t’avais dit de ne pas quitter la voiture ! Siffle Emmy en enfonçant son index dans son épaule.

— J’étais inquiète, réplique Lily. Tu comptes m’en vouloir pour ça ?

— J’ai pas besoin de ton inquiétude. J’ai pas besoin de toi. Putain… Tu ne sais pas…

Elle se tait quand des nausées provoquent un frisson le long de sa colonne vertébrale. Elle doit retourner à Grigny et se préparer à l’appel de Leon.

Personne n’était supposé connaitre son vrai nom, et encore moins rencontrer les membres de sa famille.

Elle est morte. Morte.

Qu’est-elle supposée faire ? Prétendre que sa petite soeur n’a jamais rien dit? Leon ne lui ferait aucun mal. Mais Emmy n’est pas folle. Ses expériences lui ont appris à se méfier des personnes qui trempent dans ce genre d’affaires.

Elle doit quitter l’Île-de-France. Elle doit se cacher en Belgique ou en Espagne.

Mais c’est impossible depuis qu’elle est sous la protection des Kozak. Si elle quitte la France, Warold, depuis le fond de sa cellule, la retrouvera.

Elle doit rester. Avec un peu de chance, elle pourra mettre de l’argent de côté et trouver le moyen de s’échapper en Amérique latine. Dans tous les cas, elle préfère être prisonnière des frères Kozak que traquée par Warold et sa famille de psychopathes. La dernière fois qu’elle a tenté de braver la famille Vorster, la soeur de Warold a mis le feu à sa chambre à Roubaix, alors qu’elle y dormait avec Marie.

Non. Interdiction de paniquer. Elle attendra l’appel de Leon.

*Allumettes, Medine

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