5. Le Givre et le Vent — Samedi 23 janvier 2021

18 minutes de lecture

À chaque fois qu’il rentre chez lui, c’est la même vague d’appréhension qui le submerge, balayée aussitôt par le soulagement quand il croise son regard. Elle est là, assise au comptoir, plongée dans un roman. Can’t Get you Off My Mind inonde l’appartement d’une douce atmosphère mélancolique qui s’envole des hauts-parleurs. Ça sent la normalité, le quotidien. Il s’y est habitué, à force, à cette odeur qui empoisonne les sens. Le parfum du toujours, qui terrifie ceux qui, comme lui, ne croient pas en la chance. Car le parfum n’est jamais éternel.

Christopher lâche son sac de sport dans l’entrée, retire ses baskets, suspend sa doudoune au porte-manteau. Il contourne le meuble-bar pour se laver les mains, se penche vers Lily quand elle l’attire pour un baiser. Ses lèvres ont la flagrance du long terme, de la routine dont on ne se lasse jamais. Elle porte son maillot du PSG, les créoles qu’il lui a offertes pour son anniversaire, les énormes lunettes à chaine dont elle prétend avoir besoin pour lire.

— Je ne t’ai pas entendu partir ce matin, dit-elle en glissant son marque page dans la version russe de La Couleur Pourpre. Tout s’est bien passé au foyer?

Il pose ses clés et son téléphone sur le comptoir, attrape une grappe de raisins dans la corbeille de fruits. Lily a cuisiné. Les marmites embaument la pièce de yassa. Des bananes plantains sont découpées en lamelles dans un bol. Il attendra demain volontiers pour le Tacos XL qu’il avait prévu de commander.

— Ouais. On était à la lucarne d’Évry avec les petits. Karim te dit bonjour, ajoute-t-il avant de gober trois raisins à la suite.

— Tu ne l’as pas invité à la maison?

La maison. Ça lui fait toujours drôle. Comme s’ils vivaient ensembles. Comme s’ils avaient pris, un jour, la décision de partager la profonde intimidé d’un foyer. Comme si Lily n’avait pas une toute autre vie en dehors de Belleville, en dehors de son univers à lui.

C’est peut être mieux ainsi.

— Son train est à quinze heures. Il a des instrus à retoucher.

Elle aurait voulu que Karim passe la soirée avec eux, histoire de distraire Christopher du nuage sombre qui plane au-dessus de sa tête depuis quelques jours. Comme chaque année en janvier, il commence à broyer du noir et à se renfermer sur lui-même. Elle redoute déjà la fin du mois de février.

Tu n’y es pas encore.

— Je crois que j’ai entendu parler de cette lucarne aux infos. Alors… avez-vous au moins marqué, Monsieur Larisse ? Demande-t-elle avec un petit sourire taquin.

Christopher joue avec l’une de ses tresses noires. Les petits orteils de Lily, vernis d’un rouge sombre, caressent sa jambe au rythme de Lenny Kravitz. Il est épuisé mais à ce moment précis, Lily pourrait lui demander le monde qu’il s’empresserait de le lui offrir sans hésitation.

— Quatre fois. Mais on a dû partir à cause d’une embrouille entre Didier et des gars de Bois-Sauvage.

Lily fronce les sourcils mais ne commente pas sa dernière phrase. Pas qu’elle n’en soit pas inquiétée. Embrouille est à ses yeux synonyme de violence. Elle préfère s’en tenir écarter autant que possible. Et puis, il y a aussi toute cette philosophie qu’elle ne parvient guère à comprendre lorsque Christopher lui parle des rixes entre quartiers.

— Au moins, les petits se sont bien amusés, lance-t-elle d’un air enjoué. La prochaine fois, je veux tester cette lucarne. Ça ne doit être qu’une simple question de calculs.

Généralement, elle s’en fiche pas mal du football. Alors Christopher en déduit qu’elle veut juste faire la conversation, se distraire, oublier — il suppose — ses nuits difficiles à l’hôpital.

— Une simple question de calculs ? T’as jamais su tirer droit et tu crois que tu peux battre des mecs qui font du foot depuis toujours ?

— Vous exagérez, comme d’habitude. C’est tout à fait possible avec de l’entraînement.

— D’accord, Lionel Messi.

Son sourire s’élargit et elle lève les yeux au ciel avant d’éclater de son rire qui pourrait réveiller un mort, ce rire qui chatouille ses genoux et le prend aux tripes, ce rire quand ses yeux en amandes s’effilent, que son nez se retrousse et que des fossettes se creusent à la commissure de ses lèvres. Le rire qu’elle s’autorise à Belleville, ici, dans son univers à lui. Car avec Christopher, elle n’a jamais besoin de prétendre.

— Et toi ? S’enquit-elle après son fou rire. Tu vas bien?

Un air tracassé est apparu sur le visage de Lily. Là aussi, elle ne cache pas ses émotions et se laisse lire comme un roman à gros caractères. Elle a des yeux noirs fuselés et envoûtants, le teint chaud des grains de café du Cameroun, de la terre fertile de ses montagnes, la douceur de l’huile de coco qui fond dans la paume en plein été. Elle se mordille la lèvre et son regard devient intense, piégeur, synonyme de réflexion ou d’hésitation. Christopher la connait par coeur. Ce n’est donc pas que l’hôpital.

— Tranquille, la rassure-t-il en haussant les épaules d’un air désinvolte. T’es rentrée à quelle heure ce matin ?

Il ouvre le placard, déplace le pot de farine, récupère les joints qu’il a roulés la veille.

Lily s’affaisse sur le tabouret, souffle bruyamment.

— Vers huit heures et demi. J’ai perdu une patiente.

— Comment ça, perdu ? Elle est morte ?

— Non. Enfin, je n’en sais rien. Elle s’est échappée. Impossible de la retrouver. On a d’abord fouillé la SCH et les Urgences de fond en comble avant de la voir sur les caméras de surveillance qui donnent sur le parking.

— Il y a pas de vigiles dans cet hôpital ? Demande-t-il avec un bâillement.

— Haël était sous ma responsabilité. Ce n’est absolument pas de la faute des vigiles.

Un semblant de ride se creuse entre ses deux sourcils. Elle pose les mains à plat sur le comptoir, secoue légèrement la tête.

— Je suis allée déposer ses vêtements à la laverie puis j’ai commandé son plateau repas. Cinq minutes après et Julianne se retrouvait le visage tailladé par un stylo. Willems était furieuse. Elle aurait pu tout aussi nous jeter la déclaration de fugue à la figure.

Son visage se tord en une grimace contrariée et Lily se terre dans le silence bruyant de ses souvenirs. Elle revoit le sourire gêné de Yasemin qui lui promet que ça arrive à tout le monde, le visage rouge de colère de Willems qui l’insulte d’incapable, Julianne qui répète qu’elle n’a rien vu venir.

— Elle était peut-être pas prête à être aidée, commente Christopher en se frottant les yeux. Il y a des gens comme ça. Et pour ta N+1, je sais pas ce que tu attends pour lui rentrer dedans. Tu as littéralement toutes les cartes en main pour le faire.

— Ce serait trahir mes valeurs, le coupe-t-elle. Je… je ne peux pas faire ça.

— On est plus à Nerval. Ce n’est pas méchant de remettre les gens à leur place. Et ça n’a rien à voir avec des valeurs, Lily. Tu le sais aussi bien que moi. Mais après, fais comme tu veux, hein. Ça se trouve, tu aimes être traitée comme une serpillère. Il y a des gens comme ça.

— Ce n’est pas mon cas, répond-t-elle sèchement en détournant le regard.

— Ah. Et bien prouve-le.

Christopher retire son sweat-shirt et son jogging, les enfonce dans la machine à laver. Il programme le lavage pour vingt-deux heures, passe un coup d’éponge au vinaigre blanc en haut et sur les portes des appareils ménagers qu’il nettoie religieusement tous les jours. La voix de Dolores O’Riordan se confond avec celle de Kravitz, la remplace alors que Dying in the Sun déploie ses ondes soporifiques depuis les hauts-parleurs.

— Tu es sûr que ça va, dou ? J’ai vu que tu as ressorti ta boite d’Imovane.

Il essore l’éponge, la range près du liquide vaisselle. La fatigue a provoqué un mal de crâne intense. Il a l’impression de flotter et ses dents grincent. Il a vraiment besoin de repos.

— Je vais sous la douche et je dors un peu avant de te rejoindre. Ça te va ?

— Très bien…

Tant mieux. Elle pourra finir les plantains sans qu’il ne pioche dans l’égouttoir et n’aura pas à écouter ses persiflages et commentaires insensibles si elle pleure devant Kurulus: Osman. Elle le regarde s’éloigner vers la salle de bain, de son habituelle nonchalance qu’elle a appris à aimer. Son odeur plane dans la pièce un moment avant d’être affadie par les arômes des marmites. La porte de la cabine de douche coulisse. De l’eau jaillit sur le carrelage. Lily se lève pour ranger "Кара кочкул түс” dans la bibliothèque, près de l’énorme collection de manga classés par ordre alphabétique.

Quelque chose vibre. Elle attrape la télécommande, diminue le volume de la barre de son. Le téléphone de Christopher, sur le comptoir. Elle le récupère — numéro inconnu — pousse la porte entrouverte de la salle de bain. La corps nu de Christopher se découpe derrière la paroi de douche opaque. Il a allumé sa radio. Le refrain de Hasta La Vista rebondit sur les murs au milieu des plantes vertes et de la vapeur. Elle tape contre la vitre.

— Quelqu’un t’appelle Chris.

— Quoi ? Crie-t-il pour couvrir la musique et le jet d’eau.

— Ton téléphone sonne.

Il écarte la porte coulissante de la cabine, continue de se frictionner la peau avec le gant de crin qu’il rachète à la fin de chaque mois.

— T’as dit quoi ?

— Téléphone.

— Décroche.

Il referme la cabine et Lily sort de la salle de bain avant de décrocher le téléphone.

— Oui, allô ?

Chris ?

Elle ne reconnait pas la voix à l’autre bout du fil.

— Non, c’est Lily.

Chris est là?

— Il est… occupé. C’est de la part de qui ?

C’est Leah. Tu peux dire à Chris que je l’attends à Gare de Lyon ?

Aussi rapides que des flèches empoisonnées, une centaine de questions s’immiscent dans son esprit pour corrompre ses pensées. C’est tant bien que mal qu’elle les rejette, sans pour autant être capable d’ignorer le soudain pincement dans son ventre, la bouffée de chaleur qui attaque son visage, le sang qui monte à ses oreilles.

Ce n’est rien. Ça ne veut rien dire.

Elle s’est assise sur le bras du canapé, les yeux rivés sur les vieux vinyles de blues entreposés derrière la vitrine. Dans la salle de bain, l’eau ne coule plus. Elle entend les pas de Christopher dans la chambre, la porte de son armoire se refermer, son lit qui s’affaisse sous son poids, Losing Grip bourdonner à travers les enceintes de la barre de son.

Leah. Elle n’a pas entendu ce prénom depuis plusieurs années.

Allô ?

— Oui, je suis toujours là.

C’est vraiment urgent. Je connais pas Paris, moi. Chris a promis de me récupérer.

— Je lui dirai, répond Lily après un court silence. Bonne journée.

Elle raccroche un peu trop vite le téléphone, se lève pour le reposer sur le comptoir, pense d’abord à finir la cuisson des bananes plantains afin de se dérober à ce qu’elle croit comprendre. Mais fuir ne servirait à rien. Elle a tout à fait le droit de se poser des questions, de laisser ses pensées s’aventurer dans la zone à danger de son imagination. Depuis quand Christopher est-il en contact avec cette femme ? Pourquoi ne lui avoir rien dit ? Et la récupérer à Gare de Lyon ? Il n’est pas sur le point de sortir. Clairement, quelque chose ne tourne pas rond dans les propos de cette Leah.

Lily éteint la plaque de cuisson et se dirige vers la chambre.

Les volets sont fermés. La seule source de lumière provient des rubans LED au plafond. Christopher est enroulé dans sa polaire comme un burrito. Il ne dort jamais sans chaussettes et ses grands pieds dépassent de la couverture. Lily l’examine un instant, sa peau métissée, les éphélides sur l’arrête de son nez fracturé par deux fois, sa moustache qu’il refuse de tailler depuis deux semaines et ses lèvres entrouvertes qui dévoilent des dents redressées par plusieurs mois d’orthodontie. C’est rare qu’il s’endorme si vite, surtout en pleine journée. La nuit, elle le retrouve des fois avachi sur le canapé, joint au bec, écouteurs aux oreilles, à attendre le sommeil qui refuse de venir.

— Chris ? L’appelle-t-elle doucement en caressant sa joue. Tu dors ?

— Quoi ? Grogne-t-il sans ouvrir les yeux.

— Tu as prévu d’aller à Gare de Lyon aujourd’hui ?

Christopher ne semble d’abord pas comprendre la question et lui lâche un regard confus et hébété. Ça doit être la fatigue. Elle effleure les poils de son bouc, ses sourcils qu’il triture quand il réfléchit, ses lèvres qui ont le goût de Marie-Jeanne, d’escapades nocturnes et d’émotions refoulées. Ses yeux sont voilés par l’épuisement. Il n’a pas dormi la nuit dernière. D’où Imovane.

— À Gare de Lyon ? Je dois faire quoi là-bas ?

Christopher est toujours au taquet pour ses rendez-vous. Il n’aurait pas oublié.

— Rien. Laisse tomber. Rendors-toi.

— Non, insiste-t-il en se redressant sur les coudes. C’est pourquoi ?

— C’est Leah qui a appelé. Quand tu étais sous la douche.

À la lueur des LED et de la lampe qui éclaire le couloir, Christopher l’observe, s’attarde sur les traits de son visage. Il ne discerne aucune jalousie dans le brun de ses yeux ou le coin de sa bouche et ses doigts sont toujours à tripoter son visage. Puis, ses mots prennent vie, s’inscrivent dans la réalité, se forcent un passage brutal dans son univers. La torpeur s’évanouie, le sommeil est remplacé par un froid irritant et nerveux qui se loge dans ses pensées. Lily au téléphone avec Leah. Ce n’était pas dans le plan.

— Elle voulait quoi ? Demande-t-il, feignant l’indifférence.

— Elle a dit… elle est à Paris. Vous vous seriez entendus pour que tu la récupères à Gare de Lyon. Je n’ai pas trop compris. Je lui ai dit que je te transmettrais le message.

— Je ne lui ai rien promis du tout.

— Dans ce cas, tu devrais la rappeler et lui expliquer qu’il y a eu un malentendu.

— J’ai pas son numéro.

— Où a-t-elle trouvé le tien ?

La question reste en suspend dans les airs. Il aurait dû s’y pencher plus sérieusement. Il aurait dû lui accorder plus d’intérêt. Au lieu de ça, il a préféré mettre de côté les doutes et la suspicion, prétendre que les années avaient guéri les maux et dysfonctionnements d’autrefois. Des souvenirs lui reviennent en mémoire. La devanture de la boutique. La voix de Karim, sur haut-parleur. Les cris de Virginie.

Elle pisse le sang, putain!

Dès ce soir, il demande à changer de numéro.

— J’en sais rien.

— Comment comptes-tu t’y prendre pour la recontacter ?

— Laisse tomber, dit-il en repoussant la couverture. Je m’en occupe.

Christopher se lève en même temps que Lily qui le suit du regard sans rien dire. Il sort de la chambre, enfile sa doudoune, récupère son briquet et sa boîte de joints dans la cuisine.

— Je vais fumer, marmonne-t-il avant de s’éclipser sur le balcon.

Quand il revient, dix minutes plus tard, l’esprit un peu plus tranquille, le parfum de normalité qui entourait Lily s’est évaporé. L’atmosphère est différente, plus pesante. La mélodie obscure de House on a Hill retentit dans le salon. La voix rauque de Taylor Momsen et le raclement des couverts dans les assiettes discutent à leur place. Christopher lève les yeux vers Lily. D'ordinaire, elle parle quand ils sont attablés. Il lui est impossible d’ignorer le pincement de ses lèvres, son regard qui esquive le sien, ses gestes abrupts. C’est à cause de Leah, mais il préfère mettre ça sur le compte de l’hôpital. C’est plus facile.

— J’ai reçu l’invitation de ton grand-père, annonce-t-il en espérant la distraire un peu. Il n’était pas censé annuler comme l’année dernière ? Comment ils vont s’organiser avec le protocole de distanciation ?

Lily hausse les épaules, murmure un vague « je ne sais pas ». Elle est toujours sur la défensive ou mal à l’aise quand il s’agit de son grand-père. Christopher change de sujet.

— J’ai terminé le dessin pour Yasemin. Un créneau de cinq heures s’est libéré jeudi après-midi. Si ça lui convient, il faut qu’elle m’appelle pour que je bloque son rendez-vous.

— Je lui dirai ce soir.

Elle se lève pour vider son assiette dans la poubelle. Sa nuque et raide, ses épaules tendues et elle mâchouille furieusement l’intérieur de sa joue, comme lorsqu’elle est en proie à de mauvaises pensées. Christopher soupire. Ça ne sert à rien. Autant crever l’abcès et en finir. Il avale une gorgée de jus de bissap, s'adosse au dossier de la chaise.

— T’es énervée à cause de Willems ?

— Je ne suis pas énervée.

— Alors t’as quoi ?

— Rien.

— Ça n'a pas l'air d'être rien. Je vois bien que t’es piquée.

— Je n’ai pas envie de parler.

D’habitude, Lily veut toujours parler de ce qu’elle ressent. De ce qu’il ressent. Elle considère que c’est d’une importance capitale. C’est la même personne qui rechigne à l’idée de balancer ses quatre vérités à sa supérieure.

— D’accord, renonce-t-il.

Christopher passe sous silence la réplique qui brûle ses lèvres.

Lily referme la porte du placard.

— Pourquoi tu ne me parles jamais de Leah ?

— Comment ça ?

— Pourquoi tu ne me dis pas exactement ce qui s’est passé entre vous ?

Christopher pose la fourchette sur l’assiette. Des picotements désagréables chatouillent sa nuque. Les doigts de la culpabilité se referment autour de son cou. Ce n’était pas le plan.

— Il ne s’est rien passé entre nous.

— Ne me dis pas qu’il ne s’est rien passé. Elle était enceinte, Chris.

— Et donc, ça te suffit pas ? Tu veux que je rajoute quoi ?

— Je veux juste comprendre ce qui s’est passé. Je veux des détails.

— Il n’y a rien a comprendre. Ce n’est pas important.

— Alors pourquoi tu es nerveux comme ça ? Insiste-t-elle.

Chris baisse les yeux vers ses doigts qui pianotent sur la table. Il glisse ses mains dans les poches de son jogging. Lily lui lance un regard plein de sous-entendus avant de se tourner pour remplir l'évier d’eau chaude, de vinaigre blanc et de liquide vaisselle.

— En attendant, elle pense que tu dois la récupérer à Gare de Lyon, poursuit-elle. Je ne t’en voudrais pas si tu vas la rejoindre. Elle est importante pour toi. Même si tu refuses de l’admettre.

— Je ne vais pas la rejoindre. Et elle n’est pas importante pour moi.

 — Ce sont des foutaises. Je ne suis pas une idiote.

Christopher repousse son assiette, se lève pour la vider dans la poubelle. Lily commence la vaisselle. L'eau éclabousse les rebords de l’évier, trempe son maillot. Il attrape un torchon sec, essuie les assiettes, les couverts et les verres propres, les range dans le placard. Il va s'installer sur le canapé, allume la télévision. La chaîne beIN Sports diffuse le match du Bayern Munich contre Schalke 04. Robert Lewandowski vient de marquer.

Il pose ses pieds sur la table basse, tend le bras pour prendre son paquet de Marlboro. Lily ne supporte pas l'odeur du tabac. Il soupire, essaye de se concentrer sur le match pour oublier l'envie qui pulse dans ses veines.

Puis, il l’entend renifler.

Lily s’éloigne vers la salle de bain pour s’y enfermer. Christopher est plus rapide, bloque la porte qu’elle essaye de fermer, entre dans la pièce. Il lui fait face, relève son menton pour la forcer à rencontrer son regard.

— Pourquoi tu pleures ?

Elle ne répond pas. Christopher l’attire dans une étreinte, l’embrasse doucement, l’embrasse encore, croise une nouvelle fois son regard, écrase ses lèvres contre son cou.

Lily se dégage de son étreinte.

— Ce n’est pas comme ça qu’on va régler ce problème, Chris, souffle-t-elle avant de le contourner pour quitter la salle de bain. Si tu ne vois pas le fossé se creuser, sache que moi, je le vois. Tu ne me dis jamais rien. Ni sur ton passé, ni sur ta famille. Même tatie Louisette et tes cousines me fuient quand je pose des questions. Cette femme… vous avez partagé des choses. Vous avez vécu des choses. Et toi, tu fais comme si… tu prétends que ça ne te fait rien. C’est faux. Tu n’es pas un robot.

Il la suit d’un pas trainant dans la cuisine. Lily resort la bouteille de vinaigre blanc, en asperge l’évier comme Christopher lui a appris à faire après la vaisselle. Les larmes continuent de couler sur ses joues. Il a du mal à la regarder cette fois, se contente de fixer le parquet et ses orteils qui dépassent de ses claquettes Nike.

Il a besoin d’une clope.

Lily fait volteface et son regard larmoyant lui envoie des piques au coeur. Et malgré tout, ce n’est pas assez. Il s’est juré de se taire. Il préfère encore mourir que de lui avouer la moindre des choses. D’ailleurs, il n’y a rien à avouer. Pourquoi ne peut-elle pas se satisfaire de leur univers ? Pourquoi a-t-elle besoin de fouiller là où elle ne doit pas mettre les pieds ?

— Je ne sais rien de tes parents à part le fait que ta mère est morte en prison et… Et Darnell, quand je t’ai demandé ce qui lui est arrivé. Je me souviendrai toujours de ta réponse, Chris. Et pourtant, on était au lycée. C’est à quel point j’en suis choquée ! Tu m’as dit que ce n’était pas important. Ton frère est paraplégique mais ce n’est pas important ?

— J’avais juste pas envie d’en parler.

— Et maintenant ? S’enquit-elle en déposant la bouteille de vinaigre sur le comptoir. Tu vas me dire ce qui s’est passé avec lui ? Tu vas me parler de tes parents ?

— Lily, tu… écoute : je ne t’ai jamais menti. Et je ne compte pas le faire. Donc quand je dis que je ne veux pas en parler, j’ai mes raisons. En quoi c’est compliqué à comprendre ?

— C’est à cause de ça, tous tes cauchemars ?

Christopher tente de ravaler les nausées dans sa gorge, le poids qui pèse dans sa poitrine. Il a besoin de s’éloigner d’elle. Il doit quitter l’appartement. Il lui tourne le dos, s’élance vers l’entrée, prend sa doudoune sur le porte-manteau, enfile ses baskets, attrape sa sacoche, ses cigarettes et son briquet.

— Chris… où est-ce que tu vas ? S’exclame-t-elle en le suivant.

— J’ai pas envie de me disputer avec toi, la coupe-t-il sèchement.

Il déverrouille la porte, l’ouvre à la volée. Le froid de l’immeuble gifle son visage. Les aboiements du chien de Monsieur Lechou retentissent derrière la porte de son voisin.

— Tu n’es pas obligé de partir, Chris. Tu fais toujours la même chose et…

— Ouais. Je fais toujours la même chose, riposte-t-il. Dans ce cas, tu sais à quoi t’attendre, puisque je suis tellement prévisible. Tu sais aussi où ranger mes clés. Bonne soirée.

Christopher revient une heure après le couvre-feu, se plaint de l’amende qu’il a reçu à en remontant l’avenue de la République. Le parfum de normalité, de long terme, d’émotions contenues est retombé sur l’appartement. Comme d’habitude, ils prétendent que rien ne s’est passé, regardent un épisode de Peaky Blinders et finissent par faire l'amour sur le canapé.

L'appartement est calme, respire la dangereuse vulnérabilité de deux âmes liées par un amour sincère mais maladroit. Dehors, de l’autre côté des volets baissés, les bruits des voitures, le brouhaha des derniers passants dans les rues bientôt désertes de Belleville.

Lily trace la courbe des tatouages sur le torse et les bras moites de Christopher, l’embrasse, se blottit contre lui, contre son silence. Elle ferme les yeux. Le souvenir de sa sœur la déconcerte. Quatre ans. Aucune nouvelle. Rien d’autre que des questions sans réponses. Un fantôme. Le passé. Un cauchemar. Puis elle repense à Haël, l’imagine dans le froid avec les vêtements de la SCH. Elle revoie la cicatrice de la césarienne, la bague à son doigt. Où est-elle ? Et Emma Lambusquer…

La voix cassée de Christopher s’élève dans la pénombre.

— C’est à cause de moi que tu pleures ?

— Non. Je suis juste fatiguée. Et… elle me manque… elle me manque énormément.

Les doigts de Christopher s’aventurent dans ses tresses, frôlent la chute de ses reins, l’arrondi de ses fesses, la douceur de ses cuisses. Il n’a pas besoin de nom. Lily n’a jamais su digérer l’absence de sa soeur ainée.

— Pourquoi tu vas pas la voir ? Elle est toujours au même endroit… non ?

Les reflets opalins de la lune traversent les volets, inonde le visage de Christopher d’une lueur tendre, reposante. Lily cesse de respirer. Il y a quelque chose dans les yeux de cet homme qui, parfois, lui fait oublier que le reste du monde existe.

— Tu devrais aller la voir. Tu n’as rien à perdre.

Lily soupire. Elle ne lui a jamais répété les mots qu’elles ont échangé la dernière fois.

— Tu penses ?

— Tu n’as rien à perdre, répète-t-il dans un souffle.

Il remarque l’incertitude, la nervosité sur les traits de son visage, dépose des baisers humides sur ses épaules, son cou et ses lèvres. Et pendant un moment, il parvient à la distraire du nuage gris qui flotte au-dessus de sa tête.

*Le Givre et le Vent, Tuerie

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