4. La Nuit — Samedi 23 janvier 2021

8 minutes de lecture

Les ténèbres emprisonnent l’aube pâle qui s'entête à vouloir imposer ses lueurs. La neige a fondu, a enduit les trottoirs d’une boue engrisée par les allées et venues. Dans les jardins de logements sociaux, les fleurs de pierre sont transies, engourdies par le sommeil. Les enfants de la Liberté, confinés jusqu’à la sixième heure, s’ennuient en plein rêve d’une journée qui ressemblera, sans doute aucun, à la précédente.

C’est dans cette léthargie urbaine que se gare, avec fracas, une voiture cabossée et sifflante, au milieu de la Grande Borne qui dort. La porte côté passager grince. Une femme sort du véhicule, trébuche, manque de se tordre la cheville du haut de ses sandales à plateformes. Le froid griffe sa peau à peine vêtue de résille et de cuir. Elle attrape son sac à main par la vitre qui ne monte plus, lâche des centimes sur le siège pour contribuer au prix de l’essence. Chartronges, ce n’est pas la porte à côté.

— Merci Kaylia. Je te revaudrai ça. Dès que je peux, ajoute-t-elle.

— Ouais, c’est ça…

La conductrice jette les pièces dans la boîte à gants, relâche la fumée de sa cigarette sans quitter Misti du regard. À coup sûr, Leon n’a pas eut le cran de lui annoncer son licenciement. Ils pensent tous qu’elle est cinglée avec ses airs d’aristocrate clochardisé. Elle effraie tout le monde de sa voix écorchée, son regard hanté et sa perruque rousse dépeignée. D’ailleurs, elle n’a jamais trouvé sa place auprès des frères Kozak. Elle ne les a jamais respectés non plus. Et puis, à cause de sa grande gueule, les filles se sont senties pousser des ailes et négocient leurs soirées. Comme si elles avaient le droit de dire non. Misti n’a jamais accepté qu’on lui impose quoi que ce soit. Alors, d’après ce que Kaylia a compris, elle ne retournera plus au Bureau. Mais ça, elle n’en est pas consciente. Ou l’est-elle?

— Écoute, hésite Kaylia, j’pourrai pas t’récupérer demain soir. J’ai un service à Boulogne.

— Quel service ? Je croyais que Leon n’avait aucune date à nous proposer.

— C’est une soirée chez un bourge… le fils de je n’sais plus quel mec du Sénat… Leon va t’appeler plus tard. T’sais comment il est… Toujours à nous prévenir au dernier moment.

Leon ne lui parle plus depuis qu’elle a refusé de coucher avec son taré de frère. Józef, un porc obscène qui n’accepte pas les refus ou les hésitations. Il a même surenchéri avec deux cent euros pour un week-end dans un appartement parisien. Une offre qu’elle a décliné à cause de ce qu’ils ont fait à Juju, la nouvelle recrue. Non pas sans regret. Maintenant, ils veulent la mettre au placard, ces malades.

— Pas grave. Je demanderai à Éliana.

— Ouais, fais ça…

Kaylia tourne la clé dans le contact. Ce n’est pas à elle de jouer la DRH. Misti comprendra quand Leon rejettera ses appels et la bloquera sur WhatsApp. C’est dur, mais c’est la vie. Au moins, elle n’aura plus à la déposer après les soirées.

Le véhicule pétarade et, dans un bruit de ferraille, s’éloigne dans un nuage de fumée noire.

Emmy est seule sur le trottoir, devant l’immeuble qu'elle déteste plus que les sous-sols du Bureau. Elle s’y réfugie pourtant, chassée par les froidures de janvier. La porte du local à poubelles est entrebâillée, répand dans le hall d’entrée une odeur à vomir. Elle s’arrête au troisième étage, se cramponne à la rampe pour reprendre son souffle.

Le monde tourne, la pression déborde, l’épuisement finit par la terrasser.

Elle se laisse choir sur une marche d’escalier, tousse et crache la fumée de sa cigarette. Pendant un moment, elle ne bouge pas. Elle fixe une tache crasseuse sur la minuscule fenêtre, attend la crampe qui l’oblige à se rencogner contre le mur moisi.

Elle n’arrive pas à croire que ces chiens de Kozak veulent se débarrasser d’elle.

Emmy éclate d’un rire grinçant, ôte sa perruque pour se gratter le crâne. Ces idiots sont loin de se  douter qu’elle les comprend et qu’elle connait leurs secrets. Elle pourrait balancer leurs conneries à la police et se tirer de Grigny avec sa gamine. C’est ce qu’elle a fait à Roubaix. Aux dernières nouvelles, Warold en a encore pour huit ans à Sequedin. Et il n’a toujours pas découvert l’identité de celui qui a volé ses mille euros.

Oui. Elle pourrait retenter le coup de Roubaix. Mais d’abord, il lui faut s’entretenir avec Leon. Elle doit le convaincre qu’il a tort de la virer. Pour le reste, elle avisera.

Quelqu’un dévale les escaliers. Le regard curieux de ce vaurien de Nelson, un couche-tard comme elle, pousse Emmy à grimper les derniers étages jusqu’à son taudis.

Marie est endormie sur le canapé-lit, à demi couverte. Sur la table d’appoint, à côté d’une cannette de Coca renversée, une assiette jetable contient les restes d’un Cheeseburger.

Emmy appuie sur l’interrupteur. Au plafond, l’ampoule grésille, clignote et s’éteint.

— Manquait plus que ça…

Elle retire ses sandales, rallume son mégot, s’agenouille sur le fauteuil.

Marie parle dans son sommeil, s’agite sous le duvet en proie à de mauvais rêves. Ses cheveux blonds, triste héritage de son géniteur, s’emmêlent en frisettes hirsutes. Depuis quand est-elle rousse ? Non, ça doit être un jeu de l’obscurité. Elle dort la bouche ouverte, un bras rabattu sur son visage. Emmy se souvient d’une nuit pas si lointaine, de l’oreiller enfoncé sur le visage de la petite, de son coeur horrifié par ce désir violent de l’effacer de ce monde.

Ce n’est pas du dégoût. Ni de la haine.

Du ressentiment, sans doute.

Elle se lève brusquement, se tient au-dessus de sa fille. Des cendres rouges se détachent de la cigarette, s’écrasent sur le duvet avant de mourir. Ses doigts frôlent sa chevelure, sa peau laiteuse mouchetée de rousseurs. Marie n’a rien d’elle, mais tout de son père. Quel triste sort que d’être l’enfant de deux personnes qui n’ont pas été préparées à devenir parents. Marie en châtie bien sa mère, avec le ton condescendant qu’elle s’emploie à utiliser pour lui adresser la parole. À croire que la gamine a vécu toute sa vie avec ses grands-parents.

Insupportable.

Emmy tire le duvet du canapé-lit, la secoue sans aucune douceur.

— Réveille-toi ! Il est bientôt six heures. Va sur le fauteuil…

L’enfant se réveille d’un bond, alertée par le monstre qui l’agrippe par le bras et la traîne hors de la couche. Elle se dégage de son emprise, le coeur en panique, tombe du canapé-lit. Ses jambes sont engourdies, molles comme des vers. Pendant un moment, elle n’y voit rien, n’entend rien. Elle est de retour à Roubaix, enfermée dans le placard à balai pour se cacher de Monsieur Gabin qui l’épie en bavant dans le noir.

— T’es sourde ou quoi ?

Doucement, elle ouvre les yeux. La peur s’efface. Le calme revient.

Elle n’est pas à Roubaix. Monsieur Gabin est mort dans l’incendie, a emporté avec lui son fauteuil roulant, sa ceinture, son chien Léopold et sa pipe.

Les yeux bruns de sa mère sont peuplés de fantômes. Sa mine est dure, ses lèvres pincées. Elle pue la clope, la sueur et les trottoirs.

La panique ressurgit. Marie est debout, le souffle désordonné.

— On doit partir?

— Non, idiote. Je t’aurais pas dit d’aller sur le fauteuil sinon. Dépêche-toi.

— Oui, oui, souffle l’enfant en repoussant le mur plastifié.

Au moins, pas de déménagement précipité comme quand elles ont quitté Mantes-la-Jolie. Cette fois-ci, elle est prête. Son sac à dos Totally Spies est en-dessous du canapé-lit. Elle y a déjà mis une bouteille d’eau, deux paquets de gâteaux, des mouchoirs, sa boîte de pièces jaunes ramassées par terre et le billet de cinq euros qu’elle a volé dans le porte-monnaie de sa mère. Cette fois-ci, elle ne sera pas surprise par le prochain départ.

Marie s’installe sur le fauteuil, se frotte les yeux en baillant, enfile son bonnet pour réchauffer ses oreilles. Dans la pénombre, elle devine la silhouette de sa mère, allongée sur le canapé-lit. C’est rare qu’elle rentre à la maison sans être saoule comme une grive. Avant-hier, elle a dû éponger sa pisse dans les escaliers avant le réveil des voisins. Mais si sa mère n’est pas saoule, Marie ne pourra pas voler son bracelet — celui qu’elle ne retire jamais et que la petite s’est jurée de revendre aujourd’hui dans la cour de récréation.

Elle gâche toujours ses plans.

— Monsieur Mayoute dit qu’il va envoyer quelqu’un réparer l’eau.

— Ouais…

Il a même proposé à Marie de se laver chez lui. Madame Ndiaye, qui rentrait chez elle avec trois tonnes de linge à repasser, a répondu que sa proposition n’était pas appropriée à cause de l'absence de Emmy. Du coup, Marie n'a pas pu se doucher.

— Et Nadia demande si tu es libre pour un rendez-vous la semaine prochaine.

— C’est qui, ça ?

— Ma maîtresse.

Emmy allume une nouvelle cigarette. Si Leon ne la contacte pas dans la journée, elle devra retourner au Bureau. Comment ? Elle ne sait pas encore. Son porte-monnaie est aussi vide que le tombeau du Christ.

— Tu lui as dit que j’avais pas le temps?

— Elle a dit que c’est important.

Si elle n’arrive pas à convaincre les frères Kozak, au moins pour cette soirée à Boulogne, elle doit prendre la place de Kaylia. Leon ne se plaindra pas, du moment qu’il touche sa commission. Mais il faudrait déjà que Kaylia accepte.

C’est mort. Elle a trois gosses à nourrir.

— T’as fait quoi encore?

— Rien.

— Alors pourquoi elle veut me rencontrer ?

— Tu t’es pas connectée pour la réunion de la semaine dernière.

Elle n’a pas le choix. Elle doit se rendre à Porte de la Chapelle avant demain après-midi. Madame Ndiaye ne lui prêtera jamais rien. Et Monsieur Mayoute, ce crevard accompli, n’acceptera qu’un remboursement en nature, comme la dernière fois dans la cage d’escaliers.

Emmy soupire. À la lumière de l’écran de son téléphone, la bouteille de Vodka, adossée contre le mur, lui fait de l’oeil. Non. Elle doit rester sobre pour rencontrer les deux frères. Elle ne boira pas aujourd’hui.

— Trouve une excuse. T’as toujours quelque chose à dire, non ?

Elle écrase le mégot sur le mur, le balance vers la litière du chat.

Ça fait longtemps qu’elle n’a pas vu Monroe. Il a peut-être fini par se tirer. Bon débarras.

— Elle a écris un mot dans mon carnet de liaison. C’est pour le collège. Tu dois le signer.

— Putain, Marie. À ton âge, t’es pas capable de signer un mot?

Elle s’emmitoufle dans le duvet, rabat la capuche de son sweat-shirt sur sa tête.

C’est décidé. Il ne lui manque plus qu’à attendre le message de Leon. Si elle n’a aucune nouvelle de lui avant ce soir, elle ira au Bureau et, s’il le faut, le suppliera de la garder. S’il s’entête — et Emmy ne doute pas que ce sera le cas — il lui faudra trouver le moyen de prendre la place de Kaylia à Boulogne pour récolter sa dernière paie.

*La Nuit, S.Pri Noir

Annotations

Vous aimez lire De Hondol ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0