1. Taciturne

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Il est vingt heures passé. Les lampadaires givrés s'alignent sur le goudron pour éclairer les derniers passants. Des ombres se croisent, se bousculent. Les restaurants sont des tombes, les terrasses des fleurs sans pétales, les salles de spectacles des épaves foulées par la poussière de la nostalgie. Paris, confinée et quinteuse, déplore la vie d'antan, les rires et la liberté dont le destin l'a si brutalement privée.

Dans la Ville-Lumière, autrefois noctambule mais percluse depuis bientôt un an et demi, on s’entête et refuse le silence. Les taxis vont et viennent, les livreurs roulent intra-muros, les métros s’éloignent vers la banlieue. Vues du ciel, les H.L.M. et les immeubles haussmaniens peignent le portrait d’une France panachée aux inclinations éclectiques.

Belleville, l’intrépide, respire à pleins poumons, s'obstine comme le moteur rouillé d'une voiture qui refuse de lâcher.

C'est là qu’habite Christopher, à Belleville, dans un trois pièces à l’image du quartier.

Son téléphone vibre sur le comptoir de la cuisine. Ça doit être Lily qui l’appelle, comme toujours, à sa pause. Il sort de la salle de bain d’un pas nonchalant, l'esprit embrumé par un joint fumé plus tôt.

Chris ?

Ce n'est pas Lily, mais il connait cette voix. Appel masqué. Appel inattendu. Comment a-t-elle eu son numéro?

Il regarde autour de lui, cherche une réponse qui ne vient pas. Le portrait de Tupac Shakur, cloué près de la bibliothèque, ne lui répond pas.

Chris ?

— Qui t'a donné mon numéro?

Il faut qu'on se voit. S'il te plaît, c'est urgent.

Sa voix est brisée. Christopher s'appuie sur le comptoir. Comment l’a t-elle retrouvé après tout ce temps?

— T'es où?

Il entrebâille la fenêtre. Le froid s'engouffre dans l’appartement, balaye l’odeur des frites et du tacos entamés sur la table basse.

À Gare de Lyon. Viens me chercher.

— Tu fais quoi là-bas ?

S'il te plait.

Au moins, elle ne l’attend pas en bas de chez lui. Si c'était le cas, il l’aurait bloquée dans le hall de l’immeuble, là où s’éternisent les petits du quartier, histoire d'avoir des témoins.

Il referme la fenêtre.

— Ça va pas être possible.

Et même si ça l’était. Il n’a qu’une envie, vider la bouteille posée sur le comptoir, s'affaler sur le canapé et dormir sans cauchemars.

Pourquoi ? Je suis pas défoncée, je te jure.

Il ne répond pas tout de suite. Leah ment. Il la connait par cœur. Son regard s'arrête sur les deux poissons qui s'agitent dans le bocal. Il a oublié de les nourrir.

— Je te crois, mais tu peux pas venir ici. J'ai des choses à faire. Et y’a le couvre-feu.

Elle... elle est avec toi? C'est pour ça que tu m'évites?

Il secoue une boîte de flocons au-dessus du bocal. Les poissons surgissent d'entre les algues et les rochers pour se précipiter sur la nourriture.

— J'ai dit que tu peux pas venir ici. Si tu veux parler, c’est au téléphone.

J’ai que toi ici. Tu veux que j'aille où?

Il l’imagine, seule sur le quai interminable et triste, à claquer des dents, le teint violacé, le regard vitreux. Mais ce n'est pas à lui de l'aider. Ça n'a jamais été son rôle.

— Tu peux pas venir ici, répète-t-il. Retourne à Montpellier.

Et je fais ça comment? Y’a pas de train.

Christopher allume la lumière dans sa chambre, met le téléphone sur haut-parleur, enfile un jogging, un sweat à capuche et des chaussettes. À l'autre bout du fil, la respiration de Leah s’affole. Porte-t-elle au moins un masque? Il hésite, songe brièvement à lui payer une chambre d'hôtel et un aller simple pour Montpellier.

Rien d’extraordinaire mais c'est déjà ça. Pas besoin de la rencontrer.

— Écoute, je vais t’envoyer…

Va te faire foutre! Toi, ta pute et le bébé! Allez tous vous faire foutre!

Et elle enchaîne les insultes, s’étouffe entre sanglots et cris. Inutile de répondre. Christopher , habité, l'écoute déverser sa rancoeur.

Trois bips remplacent sa colère.

Leah a raccroché.

Il retourne dans le salon, pose la bouteille de rhum à côté du tacos qu'il ne mangera pas. Il allume la télévision. Coronavirus, voile, famille royale.

Flemme.

Il éteint la télévision, active Spotify et la barre de son. La voix de Dinos chasse d'abord sa culpabilité grandissante mais les paroles de Leah finissent par asservir ses pensées.

Il débouche la bouteille de Damoiseau.

Il l’a abandonnée au monstre parisien. Elle est seule, vulnérable, sûrement déchirée à l’héroïne.

Gare de Lyon est à quinze minutes en voiture. Il a le temps de la retrouver, de lui payer une chambre d'hôtel, son billet de train et un sac de courses.

Il repousse le verre de rhum, prend son téléphone pour remplir une attestation, attrape les clés de sa voiture et un masque neuf sur la table.

Il se lève. Non. Il ne cédera pas.

Au lieu de ça, il allume son ordinateur portable. Mot de passe, connexion, Gmail. Il est invité à un vernissage en ligne au Palais de Tokyo. Il marque comme spam les publicités de viagra, balance les messages d'Uber Eats à la corbeille, ignore les factures de Sosh et confirme ses rendez-vous pour le lendemain. Il prend le temps, néanmoins, de décliner la troisième relance de l'agence de communication Volumes à Marseille.

Il ne retournera jamais là-bas.

On frappe à la porte. Christopher suspend le message qu'il rédige. Ça ne peut pas être Leah. C'est impossible. Elle ne connait pas son adresse. Et si c'était elle? Il s'extirpe du canapé en titubant presque. On frappe encore, plus fort cette fois.

— J'arrive, rétorque-t-il.

Par habitude, il jette une coup d’œil à travers le judas avant de déverrouiller la porte blindée.

— Je t'ai dit d'attendre mon appel.

— Je serais pas là si c'était pas urgent, gars. Tu peux pas me dépanner vite fait?

K-Yen est le sosie de Vald, plus jeune, plus petit, plus blond. Il rêve de percer dans le rap et harcèle tout le monde avec des mixtapes médiocres. Il vit au jour le jour et s’interdit toute forme de remise en question. En gros, il en a rien à foutre, un peu comme O-Dog dans Menace II Society. Malgré ça, K-Yen a deux atouts, dont lui-même se vante : en vraie girouette, il connait tous les recoins de la capitale ; en véritable homme d’affaire, il ne se défonce jamais avec sa marchandise — quelque chose en rapport avec les dix commandements de Biggie.

— C'est grave chaud en ce moment. Et j’ai vu que t’as changé de voiture et tout donc je me disais...

Il fait une pause, mâche son chewing-gum la bouche ouverte, frotte ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer. Son masque est rabattu sur son menton. Le froid a rosi ses joues et vitrifié ses yeux. Christopher attend la suite, même s'il sait déjà de quoi il s'agit.

— Du coup, reprend le jeune homme, je sais que t’as grave de l’oseille, que genre cinquante balles, c’est rien pour toi...

Il lui offre un sourire que Christopher ne retourne pas et sa dent dorée, qui brille à la lumière du couloir, disparait derrière ses lèvres gercées. Il passe une main dans ses cheveux blonds, se balance d'un pied sur l'autre.

— On peut en parler à l'intérieur ? T'inquiète. J'ai tout ce qu'il te faut.

Il avance vers la porte mais se ravise face au regard de Christopher, lève les mains en signe d'obtempération.

— Relax, frère. C’était une blague. Du coup... on dit quoi?

— Je reviens.

Il lui ferme la porte au nez. Dans la cuisine, son pot est vide. Il entre dans sa chambre, récupère un billet dans l’entaille de son matelas.

— Pourquoi t'as besoin de cet argent ? Il lui demande après avoir rouvert la porte.

K-Yen cligne des yeux rapidement avant de répondre.

— Ah, tu sais... Alicia est enceinte. Je vais être papa, ajoute-t-il avec un rire forcé.

Christopher fait semblant de le croire. K-Yen est sans doute dans une embrouille. Peu importe. Son pot doit être rempli.

— T'en est où avec ton DAEU?

Le faux sosie de Vald reste un instant interdit avant d’afficher un air gêné.

— Ah c'est chaud gars... avec le travail, le bébé qui arrive. C'est pas facile, hein. Mais t'inquiète même pas, dès que j'ai le temps, je te fais ça.

— C'est pas pour moi.

— Ouais, t'inquiète même pas.

Inutile d'insister. Il s'en fout. Christopher lui tend un billet vert, ne manque pas l'air dépité qui passe sur le visage de K-Yen.

Le jeune homme fourre le billet dans son sac, d’un œil méfiant inspecte leurs alentours et en retire des boules d'aluminium qu'il refile à son client. Cent euros, c’est tout. Il a besoin de plus pour rembourser Donzo.

Mais il ne peut pas l’avouer à Christopher. C'est une question de fierté. Tant pis. Ce ne sont pas les clients qui manquent à Paname. Et puis, Christopher fait un peu flipper avec ses tatouages, son visage sans sourire et son regard impassible. Les anciens du quartier le respectent et personne n'ose le déranger. D'ailleurs, les gars qui ont cambriolé son salon ont été retrouvés. L’un d’eux est à l’hôpital depuis trois semaines.

K-Yen referme son sac. Au même moment, la porte du voisin s'ouvre à la volée. M. Lechou, qui ressemble à une version loupée de Carl Fredricksen, sort sur le pallier, revêtu de sa robe de chambre puante, trimballant à ses pieds des pantoufles miteuses et un gros molosse baveux, qui grogne et montre les crocs. Le vieux bonhomme grincheux qui surveillait les deux jeunes hommes à travers son judas, clopine vers eux, un air sombre sur son visage plié de rides. Ses lèvres frémissent et derrière ses grosses lunettes, ses yeux lancent des missiles. Il dégaine sa canne, la pointe sous le menton de K-Yen.

— Mais t'es qui toi? Vocifère-t-il.

M. Lechou, c'est le vétéran aigri qui habite sur le pallier d’en face. Il a combattu en Algérie et reste convaincu de son statut d’héros national. Bien sûr, le gouvernement ne se préoccupe pas de lui : il passe donc ses journées à insulter les étrangers qui, d'après ses calculs simplistes, le privent de la pension qu'il mérite. Après avoir passé sa jeunesse à rêver de batailles outremers et de médailles militaires, il consacre ses vieux jours à pourrir la vie de ses voisins.

K-Yen, loin d’être intimidé, éclate de rire.

— Range ça, papi. Tu vas te faire mal.

M. Lechou s’ébroue et ses narines se dilatent.

— C'est quoi, ce bordel? Qu’est-ce que tu fous chez moi, hein? Dégage d'ici ou j'appelle la police! Voyou! Proxénète!

Au deuxième étage, une porte grince et la voix de Meryem Demir, professeure d'Histoire-Géographie au lycée Etienne Dolet, lui somme de se taire. Tout de suite après, d'autres portes s'ouvrent et des « La ferme, Lechou » résonnent dans tout l'immeuble.

Toujours hilare, K-Yen salut Christopher d'un mouvement de la tête et disparait dans les escaliers. M. Lechou écume, lui hurle de revenir, son visage empourpré par la colère. Il pivote vers Christopher, prêt à relancer les hostilités.

— Et toi, petit malfrat, attends que je…

— Bonne nuit.

Christopher lui ferme la porte au nez. Le silence du confinement retombe dans les étages.

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