Chapitre 23

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Si Lisa avait toujours considéré le 14 février comme un jour ordinaire, cette année, elle devait avouer que cette date revêtait pour elle un caractère un peu particulier. Jusqu’alors, elle n’avait jamais fêté la Saint Valentin, car elle avait n’avait jamais été amoureuse et était toujours restée célibataire. Aujourd’hui, les choses avaient changé : certes, elle était toujours célibataire, mais elle était désormais amoureuse.

Comme chaque année, les pom-pom girls du lycée Lincoln faisaient leur publicité pour le Dollar de la Saint Valentin : des questionnaires étaient mis à la disposition des élèves, et il suffisait à chacun de répondre à une série de questions pour obtenir, en échange d’un dollar versé au club des pom-pom girls, le nom et le numéro de téléphone de son âme sœur. Celui qui le souhaitait pouvait même connaître son top 5 pour cinq dollars. Ces noms, bien sûr, ne sortaient pas de nulle part – en théorie, du moins. Ils étaient pondus par un logiciel chargé d’analyser et de comparer entre elles les réponses des participants, afin d’établir pour chacun la liste des partenaires qui lui correspondaient le mieux. Lisa se demandait comment quelqu’un avait pu avoir l’idée de perdre son temps à développer un programme aussi inutile. Comme si l’amour pouvait se traduire par des équations ! Elle avait beau adorer les mathématiques, elle considérait quand même qu’il y avait des limites à ne pas franchir. Et puis, elle ne croyait pas une seconde à l’authenticité des réponses fournies par ce logiciel. Elle se doutait bien que tous les élèves ne remplissaient pas ce questionnaire sérieusement. Elle-même avait déjà songé à y participer dans le seul but de fausser les pistes en écrivant des réponses farfelues.

Cette année, cependant, elle aurait pu être tentée d’y répondre honnêtement… Maintenant qu’elle portait dans son cœur une personne bien précise du lycée, elle aurait pu jouer le jeu et s’amuser à remplir ce questionnaire pour voir si elle obtenait la réponse qu’elle attendait. La première partie du test consistait à se décrire physiquement, à parler de ses goûts musicaux, de ses films et de ses livres préférés, de ses activités du week-end... La seconde partie était consacrée à la description du partenaire de ses rêves : apparence, caractère, passions… Lisa aurait pu se faire un plaisir de dresser le portrait de M. Bates : cheveux bruns et courts, yeux marron, grand, bien bâti, bien habillé, portant des lunettes et des nœuds papillons, intelligent, drôle, affable, aimant le jazz et le café, passionné de mathématiques... Vraiment, Lisa n’aurait eu aucune difficulté à remplir ce questionnaire, et elle se serait même empressée de le faire… si seulement elle n’avait pas eu la certitude que jamais le nom de Harold Bates ne pourrait apparaître dans son top 5.

Le test n’était en effet destiné qu’aux élèves du lycée Lincoln. Il était impensable qu’un prof puisse songer à y participer – ou alors un tel prof serait passé pour un pédophile et aurait été directement renvoyé du lycée. Lisa pouvait donc toujours rêver : en aucun cas le nom de celui qu’elle aimait ne figurerait dans sa liste d’âmes sœurs potentielles. Tout ce qu’elle pouvait gagner à remplir ce questionnaire, c’était de faire apparaître son propre nom dans la liste d’un autre élève et de se faire appeler pour un rencard le jour de la Saint Valentin. Et cela était absolument hors de question.

Dommage que les chances de Lisa de voir le nom de M. Bates figurer dans son top 5 soient réduites à néant… Elle aurait été ravie d’obtenir son numéro de téléphone portable. Même si elle se demandait par instants s’il en avait réellement un… Jamais elle ne l’avait vu utiliser un smartphone. Au fond, cela ne semblait pas si surprenant : M. Bates avait toujours eu un petit côté rétro.

Cette année encore, Lisa avait donc décidé de rester sourde aux exhortations des pom-pom girls, qui se relayaient tous les matins au micro pour inciter les lycéens à remplir leurs questionnaires et à venir les déposer au bureau des élèves, dans la boîte aux lettres prévue à cet effet. Tous les matins, une voix joyeuse résonnait dans les hauts-parleurs du lycée, pour rappeler à tous le compte à rebours :

- Plus que quatre jours pour remplir vos questionnaires ! Quatre jours de solitude avant de trouver enfin le grand amour !

Ces annonces incessantes avaient le don de taper sur les nerfs de Lisa. Au bout d’un moment, elle finissait toujours par craquer, et se mettait de la musique dans les oreilles pour traverser les couloirs sans avoir à subir ces exclamations et ces cris de joie exaspérants. Le pire passage était sans doute celui où les pom-pom girls se réunissaient toutes pour chanter en chœur :

- Un dollar, rien qu’un dollar, pour la Saint Valentin !

Pour un dollar, Lisa préférait largement aller au café Gourmet’s s’acheter un cookie aux noix de macadamia et au chocolat blanc. Mieux encore : pour un dollar, elle pouvait aller chez le fleuriste du coin acheter une rose rouge et l’offrir à M. Bates. Cela lui paraissait une bien meilleure façon de dépenser son argent et de fêter la Saint Valentin que de participer à ce stupide questionnaire.

Ce qui au départ n’était qu’une simple plaisanterie se transforma bientôt en une idée fixe : Lisa devait à tout prix offrir une rose rouge à M. Bates pour la Saint Valentin ! Quoi de plus romantique ? Quoi de plus symbolique pour lui prouver son amour ? Bien sûr, elle devait lui remettre cette rose de façon anonyme. En aucun cas elle ne pouvait se risquer à lui révéler ses sentiments. Peut-être se lancerait-elle un jour, quand elle aurait quitté le lycée et qu’il ne serait plus son prof ? Mais pour l’heure, il était encore beaucoup trop tôt pour lui faire une déclaration. Elle devait se contenter de rester dans l’ombre. Le regarder sans le toucher. Lui parler sans lui avouer ce qu’elle ressentait pour lui. Lui offrir un présent sans lui dire qu’il venait d’elle. Pour le simple plaisir de lui montrer qu’il était aimé. Aimé en secret, certes, mais aimé à la folie.

« Je t’aime ! » lui disait-elle le soir, en regardant sa photo. Elle faisait glisser ses doigts sur son doux visage, imprimé sur cette feuille de papier glacé, tout en prononçant ces mots en un murmure : « Je t’aime ! ». Elle l’aimait tellement… et il ne le savait même pas !

Elle devait faire quelque chose. A défaut de pouvoir lui déclarer sa flamme, elle devait au moins lui faire comprendre que quelqu’un sur cette terre l’aimait d’un amour passionné.

Lisa était une romantique dans l’âme. A force d’écouter du Nightwish, son état s’était même aggravé. Les paroles si poétiques des chansons de ce groupe de metal exacerbaient ses sentiments pour M. Bates, et même s’il était question d’une rose blanche dans la chanson Bless The Child, Lisa considérait la rose rouge comme la plus belle preuve de son amour. Le tout était de savoir comment la lui remettre de façon anonyme. Elle avait vaguement songé à la déposer sur son bureau, profitant d’un moment où il ne serait pas dans sa salle de cours, mais cela signifiait prendre le risque qu’il découvre la rose une fois de retour dans une classe déjà remplie d’élèves, et elle ne tenait absolument pas à ce que ses camarades apprennent que leur prof de maths avait une admiratrice secrète. Elle avait également pensé à s’introduire clandestinement dans la salle des profs – celle-ci était censée être interdite d’accès aux élèves – et à laisser la rose dans le casier de M. Bates, mais elle risquait dans ce cas de se faire surprendre par un autre enseignant, qui ne tarderait pas à informer M. Bates que la fleur qu’il avait reçue ne venait ni plus ni moins que de Lisa Thompson.

Non, elle devait trouver le moyen d’offrir cette rose sans révéler son nom, à l’abri des regards indiscrets, tout en veillant à ce que seul M. Bates puisse la trouver, et à ce qu’il soit sûr qu’elle n’était destinée qu’à lui. Pour elle, il ne restait qu’une solution : la déposer dans sa boîte aux lettres au 3020 Irwin Street à Mill Spring. Bien sûr, cette mission pouvait s’avérer périlleuse, mais Lisa commençait à avoir une petite expérience en la matière, depuis qu’elle avait pris M. Bates en photo dans la rue. C’était comme si plus rien ne lui faisait peur. Elle se sentait pousser des ailes, grâce à l’amour qu’elle éprouvait pour lui.

Elle n’était pas retournée à Mill Spring depuis la soirée d’Halloween qu’elle avait passée chez Astrid. Il lui était facile de s’y rendre par le bus depuis le lycée : cela ne lui prendrait qu’un quart d’heure. Il lui fallait simplement s’assurer que M. Bates ne se trouverait pas chez lui au moment où elle viendrait mettre la rose dans sa boîte aux lettres, pour ne pas risquer qu’il l’aperçoive. Le 14 février tombait un mardi. L’après-midi, elle était censée retrouver Ashley pour son cours de soutien en maths à la bibliothèque, là où elle était sûre d’y croiser aussi M. Bates. Lisa n’avait pas le choix : elle devait annuler sa séance de soutien avec Ashley et filer à Mill Spring directement après les cours, pour se rendre au domicile de M. Bates tant qu’elle était certaine qu’il se trouvait toujours au lycée.


Le matin du 14 février, dès sept heures et demi, les couloirs résonnèrent au son de la voix de Samantha Jenkins qui s’écria avec joie dans le micro :

- C’est le grand jour ! Venez récupérer la liste de vos Valentins et Valentines au bureau des élèves !

A cette occasion, Astrid avait mis ses boucles d’oreilles en forme de cœur, et s’était exceptionnellement maquillé les yeux, à l’instar de Lisa, pour qui ce type de maquillage était désormais quotidien. Astrid ne manquait jamais de participer au Dollar de la Saint Valentin. Chaque année, elle remplissait le questionnaire et payait cinq dollars pour récupérer son top 5. Elle finissait toujours par obtenir un rencard avec l’un de ses Valentins et, l’année précédente, elle avait même réussi à entamer une relation assez sérieuse avec le premier de sa liste, un dénommé Killian Smith, qu’elle avait fréquenté pendant trois mois.

- Je me demande qui je vais obtenir dans ma liste, cette année, dit Astrid à Lisa, alors que les deux jeunes filles marchaient côte à côte dans le couloir principal du lycée pour rejoindre leur casier. A force, ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent…

- Ça va peut-être changer, cette année. Il y a eu beaucoup de nouveaux qui sont arrivés en septembre…, répondit Lisa en pensant en particulier à M. Bates.

- Tu as raison… Je vais peut-être avoir William Flynn comme premier de ma liste !

- Ça ne risque pas, déclara Lisa. Il n’a pas participé au questionnaire.

- Quoi ? s’offusqua Astrid. Mais pourquoi ?

- Apparemment, il a déjà trouvé l’âme sœur… Elle s’appelle Julie Hayes et elle est en terminale.

Lisa avait appris la nouvelle quelques jours plus tôt, lors d’une répétition aux studios à laquelle Will avait invité Julie, pour la présenter aux autres membres des Screaming Donuts. Lisa avait accueilli cette annonce avec soulagement. Au moins, Will ne risquait plus de l’embêter en cherchant à la draguer ou en la harcelant de questions au sujet du mystérieux inconnu dont elle lui avait dit être amoureuse. Il semblait être enfin passé à autre chose, et Lisa pouvait s’estimer tranquille pour un moment. Astrid, au contraire, accueillit cette nouvelle avec une déception manifeste. Tout portait à croire qu’elle avait encore le béguin pour Will, même si elle n’osait plus l’avouer à Lisa, depuis que le garçon lui avait fait comprendre qu’il n’était pas intéressé.

- Il faut que je te laisse, je dois aller parler à Ashley Westbrook, dit alors Lisa, qui venait d’apercevoir la jeune fille devant son casier.

Elle abandonna sa camarade, qui continua sa route d’un air abattu, et rejoignit Ashley, occupée à remplir son sac à dos de ses bouquins de cours.

- Salut Ashley ! Comment tu vas ? s’exclama Lisa d’une voix qu’elle s’efforça de garder naturelle – ce qu’elle s’apprêtait à dire à son élève n’était pas un mensonge, mais cachait un secret qu’elle ne tenait pas à révéler. Je suis désolée, mais je ne pourrai pas te faire de soutien en maths aujourd’hui. Ça te dérange si on décale la séance à demain après-midi ?

Le visage d’Ashley s’éclaira d’un large sourire et ses yeux bleus brillèrent de malice.

- Hmmm… Quelque chose me dit que cela a un rapport avec la Saint Valentin !

A ces mots, Lisa se sentit démasquée et se mit à rougir violemment.

- Toi, tu as un rencard cet après-midi, pas vrai ? lança Ashley avec un sourire complice.

- Euuuh… Eh bien…

A vrai dire, Lisa n’avait même pas réfléchi à une excuse pour justifier son absence de l’après-midi, mais c’était comme si Ashley lui fournissait elle-même une explication. Elle n’avait plus qu’à conforter son élève dans sa conviction, et le tour était joué.

- Comment tu as deviné ? finit par lâcher Lisa d’un ton faussement surpris.

- Avec les pom-pom girls qui commencent déjà à hurler dans le micro pour nous dire de venir récupérer nos listes de Valentins, ce n’est pas bien compliqué ! C’est ce que tu as fait, d’ailleurs ? Tu es allée chercher ta liste ? s’enquit Ashley.

- Euuuh…, fit Lisa en se grattant la tête d’un air gêné, car elle n’avait même pas répondu au test. Oui, c’est ça… Au bureau des élèves… J’ai préféré y aller tout de suite, avant qu’il n’y ait trop de monde… 

- Ce n’est pas une mauvaise idée ! Même si, personnellement, j’hésite encore à aller récupérer la mienne… J’ai peur du résultat que je pourrais obtenir… 

- Bah, fit Lisa, après tout, ce n’est qu’un jeu ! Ce n’est pas comme si tu allais chercher la copie de ton dernier devoir de maths...

- Tu as raison, ça ne peut pas être pire que la prochaine note que me mettra M. Bates ! admit Ashley en rigolant. En tout cas, tu as fait vite pour décrocher un rencard... Tu as appelé le premier de ta liste ?

- En effet, mentit Lisa. Comme c’est un de mes amis, ça s’est fait plutôt facilement… Il m’a invitée à passer chez lui cet après-midi, à Mill Spring. Je ne sais pas trop ce qu’on va y faire… Sans doute regarder un film ou jouer sur sa PS4… Il fait encore trop froid pour aller se balader dehors.

Lisa se surprenait elle-même de l’aisance avec laquelle elle brodait son histoire. Maintenant qu’elle était lancée dans son mensonge, elle semblait ne plus pouvoir s’arrêter.

- Profites-en bien ! lui souhaita Ashley. Tu me raconteras tout ça demain après-midi, en cours de soutien. Même heure, même endroit ?

- Ça marche ! A demain ! s’exclama Lisa avec soulagement.

La première étape de son plan s’était déroulée comme prévu.


Le cours de maths de ce mardi 14 février fut particulièrement tendu pour Lisa. Elle ne cessait de réfléchir à la mission qu’elle s’était fixée pour l’après-midi, et n’arrivait même plus à se concentrer sur la leçon que M. Bates écrivait au tableau. Son nœud papillon rouge lui faisait irrémédiablement penser à la rose rouge qu’elle s’apprêtait à lui offrir, et elle se demandait avec angoisse comment il réagirait lorsqu’il la découvrirait dans sa boîte aux lettres. Serait-il flatté ? Perplexe ? Content ou fâché ? La garderait-il quelques jours dans un vase ou la jetterait-il directement à la poubelle ? Se douterait-il de sa véritable origine ou bien imaginerait-il qu’elle venait de quelqu’un dont il était lui-même amoureux ? Et si jamais il ne vivait pas seul ? Et si jamais la personne avec laquelle il partageait sa vie découvrait la rose avant lui ? Dans ce cas, Lisa pourrait bien être la cause d’une scène de ménage...

Elle devait néanmoins prendre ce risque. Plus elle regardait M. Bates, plus elle se disait qu’il méritait cette preuve d’amour. Il était si séduisant, si élégant… Elle aurait regretté de ne rien lui offrir. Et puis, c’était sa façon à elle de fêter le jour des amoureux.

Elle se demandait si lui-même avait prévu quelque chose pour la Saint Valentin... Tout portait à croire qu’il était célibataire, et pourtant, Lisa ne pouvait s’empêcher d’avoir encore quelques doutes… Après tout, comment un homme aussi beau et aussi instruit pouvait-il rester seul ?

Alors que M. Bates marchait entre les rangs pour suivre la progression de ses élèves dans la résolution d’un exercice sur les nombres complexes, Lisa l’entendit s’exclamer au fond de la salle :

- Ah, le Dollar de la Saint Valentin… C’est un peu tard, maintenant ! Il faudra réessayer l’année prochaine !

Lisa se retourna sur sa chaise et vit que M. Bates s’était arrêté à la table de Jordan Buckley. Celui-ci avait manifestement préféré remplir son questionnaire de la Saint Valentin à la dernière minute plutôt que de résoudre l’exercice de maths demandé. Pris en flagrant délit, il essayait désormais de cacher sa feuille en mettant son bras par-dessus, pour masquer ses réponses au regard inquisiteur de M. Bates. Ce dernier semblait pourtant déjà connaître certaines questions du test.

- J’espère que tu as répondu que tes activités préférées du week-end étaient d’apprendre ton cours de maths et de faire tes exercices !

Plusieurs élèves se mirent à pouffer de rire. Lisa, elle, se dit que c’était exactement ce qu’elle aurait répondu à cette question...

- Sans vouloir vous froisser, M. Bates, dit alors Scott Davis en volant au secours de son coéquipier des Lincoln Lions, je doute qu’avec une telle réponse on obtienne qui que ce soit sur sa liste de Valentines !

Cette repartie provoqua une nouvelle vague d’hilarité dans la salle. M. Bates se tourna vers Scott en haussant un sourcil, d’un air à la fois surpris et amusé.

- Dans ce cas, je ne te demanderai pas ce que tu fais de tes week-ends..., rétorqua-t-il avec un sourire en coin. Mais voyons plutôt ce que tu as répondu à la première question de l’exercice…

Sur ce, il rejoignit la table de Scott et se pencha au-dessus de son cahier pour tenter de déchiffrer ses gribouillis. Au bout de quelques secondes, il poussa une exclamation d’horreur :

- Oh ! Comment peux-tu m’écrire ça ?

Tous les visages se tournèrent vers Scott, qui fronça les sourcils et chercha parmi ses équations ce qui avait bien pu choquer l’enseignant. Celui-ci lui épargna cette peine :

- Le module de z1 plus z2 est égal à -2 ? lut-il à haute voix. Mais combien de fois l’ai-je déjà répété ? Le module d’un nombre complexe est toujours positif ! Bon sang, c’est comme une valeur absolue ! Jamais on n’a vu de valeur absolue négative ! Le jour où tu trouveras un valeur absolue négative, je veux bien que tu m’appelles ! Même au beau milieu de la nuit !

De nouveaux gloussements se firent entendre dans la classe, tandis que Lisa songeait d’un air rêveur : « Oh, si seulement j’avais votre numéro de téléphone, je le ferais ! ». Même si, en réalité, elle avait encore moins de chances de trouver une valeur absolue négative que d’obtenir le numéro de M. Bates…


A la pause déjeuner, Lisa, Astrid, Joey et Kevin se retrouvèrent à leur table habituelle à la cafétéria, et leur premier sujet de conversation fut bien évidemment celui de la Saint Valentin.

Astrid, qui venait d’aller chercher sa liste de Valentins au bureau des élèves, refusait obstinément de révéler à Lisa les noms qu’elle avait obtenus, elle qui, les années précédentes, se faisait au contraire une joie de lui montrer ses résultats. Lisa ne comprenait pas pourquoi son amie agissait de la sorte cette année, et elle ne pouvait s’empêcher de la taquiner devant les deux garçons.

- Allez, dis-moi au moins le nom du premier ! C’est quelqu’un que je connais ? 

- Non, je te dis ! Laisse-moi tranquille ! 

- Visiblement, ce n’est pas celui que tu espérais…, commenta Joey, avant d’enfourner un nugget au poulet dans sa bouche.

- Et toi, alors ? rétorqua Astrid. Tu as eu ce que tu voulais ?

- Moi ? répéta Joey. Je ne participe jamais à ce questionnaire, c’est complètement bidon ! De toute façon, je ne fête pas la Saint Valentin. C’est beaucoup trop commercial.

- De toute façon, reprit Astrid, je ne vois pas comment tu pourrais fêter la Saint Valentin, vu que tu n’as pas de copine !

Lisa, de peur que les choses ne dégénèrent, essaya de détourner la conversation vers une autre personne.

- Et toi, Kevin ? lança-t-elle. Tu es allé récupérer ta liste ?

A cette question, le visage d’Astrid – d’ordinaire si pale – devint tout rouge, et la blonde tenta de cacher son trouble en baissant la tête sur son bol de salade. Elle n’était pas la seule à se sentir gênée. Kevin, lui aussi, semblait particulièrement mal à l’aise.

- Euuuh… Non, je ne suis pas vraiment intéressé…, répondit-il évasivement en se grattant la tête.

Surprise de voir ses deux amis afficher un air aussi embarrassé, Lisa commença à se demander s’il n’y avait pas anguille sous roche, même si elle n’arrivait pas à savoir au juste ce dont il s’agissait... Joey, lui, paraissait ne rien remarquer. Comme toujours, il faisait preuve d’une extraordinaire naïveté.

- Pourtant, tu as répondu au questionnaire, fit-il remarquer à son camarade. Je t’ai vu le remplir en cours d’info !

- Oui, mais c’était juste par curiosité... Au final, je ne pense pas que j’irai chercher ma liste. Il paraît que tout est truqué !

- Tu as raison, approuva Joey. Ça te fera toujours un dollar d’économisé !


A trois heures pétantes, Lisa posa son billet de un dollar sur le comptoir du magasin de fleurs de l’avenue Lincoln.

- Une rose rouge, s’il vous plaît !

Pour la Saint Valentin, la boutique vendait les roses rouges à un dollar l’unité, contre deux dollars en temps normal. Lisa aurait pu opter pour le bouquet, mais elle ne voulait pas en faire trop. Et puis, elle n’était pas sûre que tout rentre dans la boîte aux lettres de M. Bates...

- C’est pour offrir ? demanda la fleuriste.

- Ben oui..., répondit bêtement Lisa, déconcertée par une telle question.

Elle voulait bien croire que sa vie sentimentale était un désert, mais elle n’en était quand même pas arrivée au point de s’acheter des roses rouges à elle-même…

La fleuriste lui emballa la rose dans du papier plastique, sur lequel elle colla une petite étiquette portant l’inscription : « Joyeuse Saint Valentin ».

Lisa repartit avec sa rose rouge à la main et se dirigea vers l’arrêt de bus du lycée. Les quelques élèves qui attendaient à l’abribus la regardèrent avec un léger sourire. Pour éviter toute question incongrue, Lisa jugea préférable de ranger la rose dans son sac à bandoulière. Hélas, celui-ci n’était pas assez grand et laissait dépasser la fleur sur le côté... Lisa devait s’en contenter. Au moins, elle avait désormais les mains libres, et cela réduisait ses chances d’attirer l’attention.

Elle ne pouvait pas se plaindre : jusqu’ici, tout s’est passé comme sur des roulettes. Elle espérait simplement ne pas tomber sur Astrid, qui d’habitude prenait le bus pour rentrer chez elle à Mill Spring. En théorie, son amie avait cours de dessin le mardi après-midi, mais elle lui avait semblé tellement bizarre, au déjeuner… Peut-être était-elle malade et déciderait-elle de rentrer chez elle plus tôt que prévu ? Par chance, le bus arriva sans qu’Astrid n’ait fait son apparition, et Lisa monta dedans avec soulagement. La grande aventure commençait.


Un quart d’heure plus tard, Lisa descendit à l’arrêt de bus situé à deux pas de la maison d’Astrid. Le quartier était désert. Par surcroît de précaution, elle mit sa capuche sur sa tête et commença à se diriger d’un pas rapide vers la maison de M. Bates. Même s’il ne pleuvait pas, elle tenait à passer incognito.

Lisa connaissait par cœur le chemin qui menait au 3020 Irwin Street. Elle ne l’avait parcouru qu’une seule fois, lors de la nuit d’Halloween, mais combien de fois ne l’avait-elle pas étudié sur Google Maps ! Elle bénissait cette application qui lui avait permis d’avoir une image nette de la façade de la maison de M. Bates, ainsi qu’un aperçu de son petit jardin.

Lorsqu’elle arriva à destination, elle constata avec une joie indicible que les volets étaient clos. Non seulement cela lui assurait que M. Bates se trouvait toujours au lycée, mais cela la confortait également dans l’idée qu’il était célibataire. Si une autre personne vivait avec lui, elle aurait ouvert les volets. A moins qu’elle ne soit elle aussi partie travailler très tôt dans la matinée… Dans tous les cas, la maison semblait inoccupée, et c’était plutôt bon signe. Lisa pouvait accomplir son bienfait en toute discrétion.

La boîte aux lettres se trouvait juste à côté du portillon qui donnait accès au jardin. Après avoir jeté un bref coup d’œil à droite et à gauche pour vérifier que personne ne l’observait, Lisa s’approcha de la boîte cylindrique en métal. Le petit drapeau rouge sur le côté droit était baissé. Lisa ouvrit le battant et regarda par curiosité à l’intérieur de la boîte : elle était vide. « Parfait ! » se dit-elle. « Ce soir, M. Bates ne trouvera que ma rose dans sa boîte aux lettres, et elle en aura d’autant plus d’effet ! ».

Lisa sortit la fleur de son sac et l’inséra dans l’ouverture. Par malheur, ce qu’elle avait redouté se réalisa : la rose n’entra pas entièrement. La tige était trop longue. Inutile de forcer : la fleur dépassait d’au moins dix centimètres... Impossible de refermer la trappe de la boîte sans l’abîmer. Lisa n’avait pas le choix : elle devait laisser la boîte aux lettres grande ouverte, avec la rose à l’intérieur, et prier pour que personne n’ait l’idée de la voler...


Sans surprise, Lisa ne ferma pas l’œil de la nuit. Elle ne cessa de se retourner dans son lit en ressassant tout ce qui avait pu arriver à la rose qu’elle avait déposée dans la boîte aux lettres de M. Bates : celui-ci l’avait-t-il trouvée à son retour du travail ou bien avait-elle disparu ? Elle pouvait très bien avoir été volée par un gamin, récupérée par un voisin sans scrupules cherchant justement un cadeau de Saint Valentin à offrir à sa femme, enlevée par un ours, ou même emportée par un pigeon ! Le visage à moitié enfoui sous sa couette, Lisa écarquilla les yeux d’effroi. « Oh non, pitié, pas par un pigeon ! » se dit-elle, comme si cette éventualité était de loin la pire de toutes.

Et si jamais M. Bates avait bel et bien trouvé la rose ? L’avait-il appréciée ? Sans doute Lisa n’avait-elle plus qu’à attendre son cours de maths du lendemain matin pour en avoir le cœur net...

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