Chapitre 11

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Lisa manqua de s’évanouir. Heureusement que Kevin était derrière elle pour la rattraper. « Oh là, Kermit ! Qu’est-ce qui t’arrive ? » chuchota-t-il en remettant Lisa sur pieds. Par miracle, lui seul avait remarqué sa légère défaillance.

- Bonsoir ! dit M. Bates en regardant les lycéens d’un air amusé. Tiens, tiens, il me semble reconnaître des visages familiers...

Lisa s’était attendue à tout sauf à lui. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il puisse habiter dans le quartier d’Astrid. Elle avait été à cent lieues de penser qu’elle tomberait sur lui le soir d’Halloween.

- Ça alors ! M. Bates ! s’écria Joey qui venait seulement de reconnaître son prof de maths.

Il était vrai que M. Bates paraissait différent ce soir-là. Certes, il avait gardé le même pantalon brun foncé que Lisa lui avait vu porter le matin au lycée, mais il avait troqué sa veste et son gilet contre un pull noir laissant ressortir le col blanc de sa chemise. Ce qui sautait aux yeux, dans sa tenue, c’était la petite araignée en métal qu’il avait accrochée au niveau de son cœur, sans doute à l’occasion d’Halloween. C’était une broche pour le moins originale, qui correspondait tout à fait à son côté excentrique. Il y avait cependant autre chose qui lui donnait un air changé… Lisa mit un certain temps avant de réaliser ce dont il s’agissait. Puis ce fut le déclic. M. Bates ne portait pas de nœud papillon !

« Evidemment ! » se dit la jeune fille. « Pourquoi porterait-il un nœud papillon pour rester chez lui ? »

- Bonsoir Gandalf ! dit l’enseignant en saluant son élève, qu’il avait déjà vu l’après-midi dans ce déguisement.

Puis il se mit à dévisager Lisa d’un regard si pénétrant qu’elle sentit sa gorge se nouer.

- Et qui avons-nous là ? demanda-t-il, plus à lui-même qu’à quelqu’un en particulier.

Lisa se rappela alors qu’elle portait sa tenue de Kermit la grenouille, et son visage vira d’un seul coup au rouge pivoine, contrastant de manière saisissante avec le vert de son costume. Tout ce qu’elle avait justement cherché à éviter ce jour-là en ne venant pas déguisée au lycée se produisait à l’instant : elle se tenait face à M. Bates dans un accoutrement complètement ridicule.

- Ah, bien sûr, fit l’enseignant dont les yeux brillèrent d’amusement. Kermit la grenouille !

De toute évidence, il l’avait reconnue. A en juger par son petit sourire guilleret, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Malgré l’air froid nocturne, Lisa sentit une goutte de sueur glisser dans son dos. C’était la honte totale. Elle ne savait plus où se mettre.

- Mais dites-moi, vous n’êtes pas un peu grands pour jouer encore à ça ? s’exclama M. Bates.

- Il n’y a pas d’âge pour s’amuser ! rétorqua Astrid.

- C’est vrai, admit le prof. Allez, tenez, voilà pour vous.

Il prit le bocal à bonbons qu’il avait posé sur son buffet dans l’entrée et distribua des poignées de friandises à ses visiteurs. Il y en avait de toutes sortes, allant des jelly beans aux sucettes en forme de citrouilles et de têtes de mort, en passant bien sûr par les incontournables candy corns. Il y avait même les chocolats préférés de Lisa : les chocolats Reese’s fourrés au beurre de cacahuètes. Ceux-là avaient la forme de chauve-souris et étaient emballés dans de petits sachets individuels. Joey, dont le chaudron en plastique était déjà rempli à ras bord, fourra les bonbons dans les larges poches de sa robe de sorcier.

Tout en observant son professeur servir les sucreries à ses camarades, Lisa se délecta de le voir ainsi vêtu d’habits plus décontractés. L’absence de son nœud papillon ne lui faisait en rien perdre de son charme. Cela le rendait plus accessible, plus proche. Et cette araignée métallique attachée à son pull était décidément surprenante.

Cependant, la jeune fille craignait à tout moment de voir une femme débarquer à côté de lui. Elle avait eu beau se persuader qu’il était célibataire parce qu’il ne portait pas d’alliance, il lui restait quand même quelques doutes. Le fait qu’il habite seul dans cette petite maison lui paraissait bizarre. D’ordinaire, seuls les couples en ménage ou les familles venaient s’installer dans un quartier résidentiel de village de campagne... Mais depuis quand M. Bates était-il un homme ordinaire ?

En prêtant l’oreille, Lisa distingua une petite musique jazzy qui provenait vraisemblablement de son salon. Un doux fumet émanait de sa cuisine et lui rappela l’odeur de la soupe au potiron. S’il vivait vraiment seul, M. Bates semblait en tout cas passer d’agréables soirées chez lui.

- Surtout, ne vous empiffrez pas trop, recommanda-t-il. Je ne voudrais pas que vous attrapiez une crise de foie et que vous manquiez des cours cette semaine...

Lisa se dit que même avec quarante de fièvre ou une jambe cassée, elle ne manquerait ses cours à lui pour rien au monde.

- Sur ce..., dit l’enseignant une fois qu’il eut terminé sa distribution. Je vous souhaite une bonne soirée. Et à demain, pour ceux que je revois en cours, ajouta-t-il avec un clin d’œil à l’adresse de Joey et Lisa.

Celle-ci dit au revoir à M. Bates d’une voix encore pleine d’émotion, puis suivit ses amis pour retourner dans la rue. Son cœur battait à tout rompre et ses jambes flageolaient. Elle avait l’impression d’avoir rêvé.

- C’était votre fameux prof de maths ? s’enquit Astrid, qui avait fini par connaître un peu l’enseignant, à force d’entendre Lisa et Joey parler de lui au déjeuner. Je ne savais pas que c’était lui qui avait emménagé ici ! Comme quoi, le monde est petit, n’est-ce pas ?

- A qui le dis-tu…, marmonna Lisa, les yeux hagards, encore sous le choc.

- En tout cas, j’adore son araignée ! Est-ce qu’il la porte aussi en cours ?

- Non, heureusement ! répondit Joey. Il paraît déjà assez loufoque comme ça en portant un nœud papillon, alors s’il se mettait en plus à accrocher une araignée sur sa veste, on finirait par se croire au carnaval !

En quittant le jardin de M. Bates, les six ados passèrent à côté de sa boîte aux lettres. Lisa, qui marchait en bout de file, s’arrêta alors quelques instants pour lire l’étiquette qui était collée sur la boîte métallique : « Harold Bates, 3020 Irwin Street ».

Ainsi donc, il n’y avait pas d’autre nom à cette adresse. Si M. Bates avait été marié ou même en couple, le nom de sa compagne serait apparu à côté du sien, non ? A moins qu’il ne soit particulièrement machiste, mais Lisa en doutait fort. Et puis, elle n’avait aperçu personne d’autre dans la maison à part lui, et n’avait pas entendu d’autre voix que la sienne. Tout portait à croire que M. Bates était un célibataire qui appréciait le confort d’une petite maison de campagne, ce qui n’était évidemment pas sans lui déplaire.

Pour comble du bonheur, elle connaissait désormais l’endroit exact où il habitait. Elle n’avait même pas eu à mener l’enquête ou à le suivre à la sortie du lycée. Elle avait découvert son adresse par le plus grand des hasards. En y repensant, heureusement qu’elle et ses amis s’étaient laissés convaincre par Astrid d’étendre leur porte-à-porte à une maison de plus, sinon elle aurait raté cette chance incroyable. Et, elle devait bien se l’avouer, jamais elle n’en avait espéré autant.


De retour chez Astrid, les six amis se livrèrent à une véritable orgie de bonbons. Ils mirent toutes leurs friandises en commun dans un gigantesque panier qu’ils posèrent sur la table basse du salon, et picorèrent dedans sans relâche, en se bidonnant devant le film Frankenstein des années trente.

Astrid se permettait toujours quelques petits écarts par rapport à son régime alimentaire pour des occasions telles que Halloween, Thanksgiving, Noël ou Pâques. Lisa, elle, se goinfrait comme à son habitude, sans la moindre préoccupation. Elle choisissait surtout les bonbons que M. Bates leur avait offerts, avec une préférence pour les chocolats Reese’s en forme de chauve-souris. Elle ouvrait chaque emballage de façon méticuleuse, mettait le chocolat dans sa bouche, et le savourait en le laissant fondre sur sa langue, avec un sourire d’extase sur les lèvres. C’était un pur délice.

- Qui a envie de goûter au ver de terre géant ? s’exclama alors Kevin, sans préambule.

L’énorme bonbon en gélatine était lui aussi posé sur la table basse, à côté du panier à friandises, mais personne n’avait encore osé y toucher.

- A vrai dire, je ne suis pas sûre de vouloir manger ce truc…, admit Astrid. Ça ne vous fait pas penser à quelque chose ?

Chacun regarda le lombric d’un air perplexe.

- Maintenant que tu le dis, c’est vrai que ça en a la forme…, confirma Alison.

- Peu importe la forme, lança Kevin. Ce qui compte, c’est le goût !

Tout le monde explosa de rire. Kevin, faisant mine de ne pas s’apercevoir du sous-entendu qu’il avait volontairement placé dans ses mots, proposa à nouveau de partager le bonbon.

- Je pense qu’en tirant dessus, on peut réussir à le couper en morceaux, expliqua-t-il, provoquant une nouvelle vague d’hilarité. Allez, qui veut m’aider ?

Tout en pleurant littéralement de rire, Lindsey leva la main pour se porter volontaire.

- OK, tu veux prendre quel bout ? Le vert ou le rouge ?

- Oh, arrête, j’en peux plus ! supplia la jeune fille, qui n’arrivait plus à retenir ses larmes.

- Très bien, je prends le rouge.

Harley Quinn et Dracula se levèrent du canapé et se placèrent de part et d’autre de la table basse pour saisir chacun une extrémité du ver de terre.

- Prête ? Un, deux, trois…

Sous les regards hilares de leurs camarades, Dracula et Harley Quinn se mirent alors à tirer de toutes leurs forces sur le ver géant, l’étirant de plus de la moitié de sa taille initiale.

- Gniiiii ! fit Lindsey en essayant de mettre tout son poids de son côté.

Le lombric semblait particulièrement élastique. Il avait maintenant atteint le double de sa longueur d’origine, et Kevin et Lindsey continuaient de tirer dessus en faisant des efforts surhumains, sans que le ver ne présente le moindre signe de rupture.

- Arrêtez ! Vous n’y arriverez jamais ! s’exclama Joey en se levant de son fauteuil. Je vais chercher Glamdring pour vous aider.

Quelques instants plus tard, un spectacle totalement surréaliste s’offrit aux yeux de l’assistance : il était dix heures du soir, et dans le salon d’une petite maison de campagne, Gandalf levait son épée magique au-dessus d’un ver de terre gélifié que Dracula et Harley Quinn tiraient chacun d’un côté. Éberluée, Lisa se demanda si elle avait encore toute sa raison… Elle renifla son verre de jus de raisins pour s’assurer que ce n’était pas du vin.

Joey abaissa violemment son épée et trancha net le ver de terre. Kevin et Lindsey furent emportés par leur propre poids et s’effondrèrent tous les deux sur le tapis du salon, tenant chacun un bout du ver dans la main.

- Hourraaaah ! s’écria Gandalf en brandissant son épée.

- Parfait ! lança Alison. Maintenant, il ne reste plus qu’à recommencer pour avoir six morceaux !

- Cinq, rectifia Astrid. Je ne tiens définitivement pas à manger cette chose.

Joey, Kevin et Lindsey se remirent en place, prêts à diviser cette fois la moitié verte du lombric.

- Je sens que ça va être de plus en plus compliqué, sur la fin…, commenta Lisa.

- C’est vrai, dit Astrid d’un air soucieux. Vous êtes sûrs de vouloir continuer à faire ça au-dessus de la moquette ? Si jamais l’un de vous se fait couper un doigt, il va mettre du sang partout, et mes parents risquent de ne pas apprécier…

- Pourquoi vous ne découperiez pas ce ver normalement ? Avec un couteau de cuisine et une planche à découper, par exemple ? suggéra Lisa, comme si c’était une pratique tout à fait banale, à laquelle elle s’adonnait régulièrement.

- Tu as raison, acquiesça à nouveau Astrid. Allez donc dans la cuisine, avant qu’il n’y ait un drame.

Joey, Kevin et Lindsey obéirent sans broncher, laissant Lisa, Astrid et Alison continuer de regarder Frankenstein tranquillement. Au bout de dix bonnes minutes, les trois pourfendeurs de ver de terre reparurent dans le salon, tout sourire. Par miracle, aucun d’eux n’était blessé. Kevin portait un plateau argenté sur lequel étaient disposées une quarantaine de tranches gélifiées rouges et vertes.

- Tadaaam ! fit-il en posant le plateau sur la table basse.

- Ce ver était plus dur à découper qu’un saucisson, mais on a fini par lui régler son compte ! s’exclama Joey.

- Vu comme ça, on a du mal à le reconnaître…, dit Lisa.

- Les tranches vertes ont un goût de pomme et les rouges ont un goût de cerise, précisa Lindsey, qui avait manifestement testé quelques morceaux lors de la découpe.

- Joli travail ! complimenta Astrid en se penchant pour prendre une rondelle.

- Eh là ! s’écria Alison. Je croyais que tu n’en voulais pas !

- Oui, mais maintenant qu’il ne ressemble plus à un sex toy, j’ai retrouvé l’envie d’y goûter ! répliqua la blonde, avant d’enfourner un morceau dans sa bouche.

L’explosion de rire fut générale.


Les parents d’Astrid rentrèrent à la maison à minuit dix, alors que les six ados étaient toujours avachis dans les fauteuils et le canapé du salon, en train de regarder Le Bal des Vampires et de se rapprocher dangereusement de la crise de foie contre laquelle M. Bates les avait pourtant mis en garde. Le niveau de bonbons dans le panier avait baissé de moitié, et il ne restait plus qu’une tranche du ver de terre géant. Celui-ci avait eu un franc succès.

- Bonsoir les enfants ! Vous vous êtes bien amusés ? s’enquit le père d’Astrid en accrochant son pardessus noir au porte-manteau.

Chivas, qui avait réussi à se faire oublier durant toute la soirée, sortit de sa cachette pour se diriger vers ses maîtres, dont il avait reconnu la voix. Il était toujours recouvert de ses toiles d’araignée.

- Oh, mon pauvre Chivas ! s’exclama la mère d’Astrid d’un air indigné. Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

Astrid pouffa de rire. Lisa, elle, jeta un coup d’œil à sa montre et se rendit compte qu’il était tard.

- C’est pas le tout, mais on devrait peut-être y aller, dit-elle en regardant Joey, car c’était lui qui la ramenait chez elle en voiture. Il ne faut pas oublier qu’on a cours, demain…

Le garçon acquiesça et se leva du canapé.

- Tu rentres avec nous, Kevin ? demanda-t-il.

- Si vous voulez bien d’un vampire dans la voiture, répondit Dracula avec un sourire qui révéla ses crocs.

- N’oubliez pas de reprendre des bonbons avant de partir ! lança Astrid en tendant vers ses camarades le panier de friandises.

Lisa choisit un dernier chocolat Reese’s pour la route, et le rangea précieusement dans la poche de son pantalon vert, comme une relique.

- Nous aussi, on va y aller, déclara Lindsey qui raccompagnait également Alison en voiture. Merci pour la soirée !

Les invités prirent congé de leur hôte, avant de se souhaiter bonne nuit et de se séparer. Lisa, Joey et Kevin marchèrent jusqu’à une Fiat 500 rouge garée en bas de la rue. C’était une voiture d’occasion que Joey avait reçue comme cadeau d’anniversaire pour ses seize ans, et avec laquelle il se rendait au lycée tous les jours. Lisa prit place sur le siège passager, et Kevin s’installa sur la banquette arrière.

- Tu te souviens de la route pour aller jusqu’à chez moi ? demanda-t-il à son ami.

- Déjà, il faudrait que j’arrive à retrouver le chemin pour sortir de ce village ! s’exclama Joey. Tout à l’heure, j’ai tourné pendant au moins vingt minutes avant de trouver la maison d’Astrid. Ce quartier est un vrai labyrinthe !

- Je pense qu’il vaut mieux commencer par prendre la rue à droite, suggéra alors Lisa, qui venait de voir germer une idée brillante dans son esprit.

C’était précisément la rue dans laquelle habitait M. Bates, et si elle avait une chance de pouvoir repasser devant sa maison, elle devait la saisir. Joey écouta naïvement ses conseils.

Lorsque la voiture arriva à hauteur du petit pavillon de M. Bates, Lisa tourna discrètement la tête pour y jeter un œil. Le jardin n’était plus éclairé que par la lueur des lampadaires. M. Bates avait rentré sa citrouille lanterne et fermé ses volets. Il n’y avait plus aucun signe de vie.

Lisa se dit qu’il était encore un peu tôt pour aller se coucher, mais après tout, mieux valait que M. Bates se repose pour être en forme le lendemain et faire profiter la classe de sa vivacité d’esprit et de son humour. Elle avait vraiment hâte de le retrouver.

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