Chapitre 4

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A la pause déjeuner, Lisa retrouva Astrid assise à leur table de pique-nique habituelle, à côté du châtaignier. Le temps était toujours aussi splendide – un ciel bleu et des températures estivales –, à croire que le soleil n’en avait que faire de la reprise des cours et continuait de briller comme si les grandes vacances ne s’étaient jamais terminées. Astrid portait ce jour-là un t-shirt jaune Bob l’éponge, une jupe noire, de hautes chaussettes rayées rouges et noires, et des boucles d’oreilles en forme d’œufs au plat.

- Encore un muffin aux myrtilles ? s’exclama la blonde lorsqu’elle vit Lisa sortir ledit gâteau de sa lunch box – elle se souvenait avoir vu son amie engloutir la même pâtisserie la veille à la même heure. Comment fais-tu pour en manger autant et garder la ligne ?

Lisa haussa les épaules et sourit. Elle n’y pouvait rien. Elle avait un métabolisme particulier qui lui permettait de manger toutes les sucreries qu’elle voulait sans grossir. A côté d’elle, Astrid s’efforçait de suivre un régime drastique, car le moindre écart pouvait lui faire prendre des kilos. Son dessert, aujourd’hui, consistait en une simple pomme.

A peine eut-elle croqué dedans qu’un garçon se présenta à la table des deux jeunes filles, tout sourire. Il avait des cheveux bruns coiffés en brosse, et portait devant ses yeux marron des lunettes à fine monture. Il était un peu enrobé, mais sa grande taille compensait son léger embonpoint.

- Oh, salut Joey ! s’exclama Lisa. Comment tu vas ?

Joey Barker habitait depuis deux ans dans le même quartier que Lisa. Ses parents, après avoir travaillé durant des années dans l’industrie agroalimentaire, avaient subitement décidé de changer de vie, et étaient venus s’installer à la campagne pour se mettre à leur compte en devenant artisans. Sa mère fabriquait des bijoux et son père forgeait des épées. Pas étonnant si Joey avait rapidement pris goût à l’univers médiéval-fantastique – même si, pour lui, cet univers se résumait essentiellement aux jeux vidéo, et en particulier aux jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs. Joey était un geek, et il l’assumait entièrement. Il avait rencontré Lisa peu de temps après être arrivé à Clayton. Il l’avait d’abord aperçue aux abords de l’étang, alors qu’il se promenait avec son père pour découvrir la région et qu’elle se baladait seule à vélo. Elle portait alors son t-shirt Nirvana, et c’était ce qui avait retenu l’attention de Joey. Lui aussi adorait ce groupe, et cela l’avait tout de suite enchanté de rencontrer une habitante du village dans lequel il venait d’atterrir qui partageait ses goûts musicaux. De prime abord, il n’avait pas osé lui parler. Il avait simplement croisé son chemin et lui avait dit un timide bonjour, qu’elle n’avait même pas entendu, sans doute parce qu’elle roulait trop vite. Mais quelques jours plus tard, il était à nouveau tombé sur elle… au lycée Lincoln. Il s’aperçut alors que non seulement ils habitaient le même quartier, mais en plus ils fréquentaient le même bahut. La coïncidence était trop belle ! Cette fois, Joey n’hésita plus et alla se présenter à Lisa. Ce fut ainsi qu’ils firent connaissance et qu’ils devinrent amis. Ils écoutaient tous les deux le même style de musique et s’échangeaient souvent des albums pour découvrir de nouveaux groupes.

Le soir, après les cours, il leur arrivait de traîner ensemble dans le quartier, accompagnés d’un autre ami de Joey : Fred Henderson. Celui-ci avait fini ses études au lycée et commencé une première année en psychologie à l’université de San Francisco. L’éloignement l’avait finalement fait tomber en dépression, et il avait tout plaqué à la fin du premier semestre pour retourner vivre chez ses parents, qui habitaient eux aussi à Clayton.

Aujourd’hui, cependant, Joey était accompagné d’un autre garçon, que Lisa ne connaissait pas. Un garçon de type latino, à la peau un peu mate, aux cheveux bruns et aux yeux marron, et qui portait de fines lunettes rectangulaires.

- Salut les filles ! lança Joey. Je vous présente Kevin. On est ensemble en cours d’informatique.

Kevin fit un petit signe amical de la main pour saluer Lisa et Astrid.

- Mince, vous avez déjà fini de manger ? constata Joey en se grattant la tête.

- Il faut bien qu’on se dépêche de manger si on ne veut pas rater notre prochain cours, se justifia Lisa. Oui, parce qu’on a des cours l’après-midi, nous !

- Eh ! Moi aussi, je te signale ! rétorqua Joey. J’ai un cours de maths de une à deux... En plus, le prof a décidé de nous faire commencer l’année par les séries de Fourier... J’y comprends rien !

- C’est quoi, les séries de Fournier ? demanda Astrid d’un air naïf et innocent.

- C’est chiant, voilà ce que c’est ! répondit Joey. En plus, je te fais le pari qu’elles ne sont même pas au programme de première. Le prof est nouveau dans le lycée : je ne sais pas d’où il sort, mais en tout cas, il ne doit certainement pas se douter que la plupart des élèves de Lincoln High sont des quiches en maths...

- Parle pour toi ! plaisanta Lisa.

- Merci, mais tout le monde n’a pas que des A à tous ses devoirs !

- Dis-moi, est-ce que ton prof de maths ne s’appellerait pas M. Bates, par hasard ? s’enquit Lisa.

- Oui, comment tu le sais ?

- C’est parce que j’ai le même prof ! Celui qui porte des nœuds pap’, n’est-ce pas ?

- Oui, c’est bien lui. D’ailleurs, je n’arrive pas à croire qu’un prof puisse encore s’habiller comme ça, de nos jours... Il a vraiment dû se tromper de lycée.

- Il est chic, c’est tout. Au moins, ça nous change des profs comme le coach Frank, qui vient donner ses cours d’histoire en tenue de sport...

- Et en sentant encore la transpiration..., ajouta Astrid avant de croquer dans sa pomme.

A ces mots, Lisa fit une grimace de dégoût. Heureusement qu’elle avait fini son muffin, car sinon cela lui aurait coupé l’appétit.

- Sur ce..., déclara Lisa en refermant sa lunch box. Il va bientôt être l’heure de retourner en cours. On vous laisse notre table, si vous voulez, proposa-t-elle en se tournant vers les garçons.

- C’est gentil, mais on va attendre un peu avant de déjeuner, répondit Joey. Ça te dit, une partie de baby-foot, Kev ?

Le latino, qui jusque-là n’avait pas dit un mot, accepta avec un sourire. Il était plutôt du genre silencieux. Lisa remarqua qu’il avait le regard fixé sur Astrid, qui rongeait à présent son trognon de pomme de façon méticuleuse, comme si elle ne voulait pas en perdre une miette. Lisa n’aurait su dire ce qui retenait autant l’attention du garçon. Peut-être était-ce le t-shirt Bob l’éponge de son amie, ou bien ses boucles d’oreilles en forme d’œufs au plat ? Peut-être était-ce tout autre chose ? La blonde, en revanche, ne semblait pas accorder le moindre intérêt à Kevin, ce qui était pour le moins étrange, étant donné son goût particulier pour  les hispaniques.

- J’ai fini ! Allons-y ! déclara Astrid en se levant de table.

Elle pouvait se montrer très impulsive, parfois, mais c’était sans doute ce qui faisait son charme et son originalité.

Les deux jeunes filles quittèrent Joey et Kevin en leur souhaitant un bon après-midi, et se dirigèrent vers l’entrée principale du lycée. Lorsqu’elles en franchirent la porte, elles tombèrent alors nez à nez sur William, le nouveau batteur des Screaming Donuts.

- Tiens ! Bonjour Lisa, comment vas-tu ? s’exclama-t-il.

Il portait encore son blouson et ses rangers en cuir noir, ainsi que son sac à bandoulière, ce qui semblait être sa tenue de tous les jours. Son regard se porta sur Astrid, et Lisa s’empressa de faire les présentations.

- William, je te présente Astrid, une amie à moi, avec qui je suis les cours d’histoire et d’espagnol cette année.

- Enchanté. Moi, c’est William Flynn. Mais tout le monde m’appelle Will.

- William – euh – Will est le nouveau batteur du groupe de punk rock dans lequel je joue, précisa Lisa.

- Au fait..., dit Will en s’adressant de nouveau à Lisa. En jouant un peu de gratte hier soir, j’ai eu une idée de nouveau morceau qui pourrait plaire au groupe. Je vous le ferai écouter demain, à la répétition.

- Ah ? Je ne savais pas que tu jouais aussi de la guitare ! s’étonna Lisa.

- En fait, j’ai commencé par la basse, comme toi. Puis je me suis acheté une guitare électrique, et ensuite je suis passé à la batterie.

- Waouh, fit Lisa, impressionnée. Il ne te manque plus que le chant et tu pourrais former un groupe à toi tout seul !

- Je chante un peu, mais ma voix n’est pas exceptionnelle… Je préfère écrire les paroles. 

- Moi aussi je suis multi-instrumentiste, déclara alors Astrid, tout sourire. Je joue de la flûte à bec, de la flûte irlandaise et de la flûte traversière !

- Pas mal, admit Will. Même si je doute qu’on puisse intégrer ces instruments dans un groupe de punk rock… 

- Je suis sûre que personne n’a jamais essayé ! Le résultat pourrait être surprenant.

- Ça, j’en suis convaincu... Sur ce, je rentre manger chez moi avant mon cours de cet aprem. A demain, si on ne se revoit pas !

Will repartit d’une démarche sereine et assurée, et Lisa et Astrid reprirent leur chemin en direction des salles de cours. Mais en marchant, Lisa remarqua qu’Astrid n’arrêtait pas de se retourner pour essayer d’apercevoir Will, qui s’éloignait désormais dans la cour du lycée.

- Qu’y a-t-il ? demanda Lisa, perplexe.

La blonde se retourna vers elle, un grand sourire niais sur le visage, avant de lui répondre :

- Tu ne m’avais pas dit que ton nouveau batteur était canon !


A la fin des cours, Lisa prit le bus pour se rendre au refuge pour animaux dans lequel elle travaillait bénévolement tous les mercredis après-midis depuis maintenant deux ans. Le refuge était situé à mi-chemin entre Greentown et Clayton, ce qui ne lui faisait faire qu’une halte d’une heure ou deux sur son trajet jusqu’à la maison. Son travail consistait essentiellement à nettoyer les cages et les pièces où étaient enfermés chiens et chats, à laver les gamelles sales et à réapprovisionner les gamelles propres en croquettes et pâtées. Pas très glamour, il fallait bien le reconnaître... Heureusement, il y avait d’autres tâches auxquelles elle se consacrait avec plus d’entrain, comme aller promener les petits chiens en laisse ou photographier les nouveaux arrivants. Chaque animal avait droit à sa photo que Lisa publiait sur le site web du refuge pour encourager les internautes à l’adoption. Pour son travail de photographe, la jeune fille disposait d’un reflex, mis à sa disposition par le refuge. C’était grâce à cet appareil qu’elle avait fait ses premiers pas en photographie, et elle rêvait de pouvoir un jour s’en acheter un. En attendant, elle s’était inscrite à l’atelier photographie du lycée, qui organisait tous les vendredis après-midis des cours théoriques et des séances photos durant lesquelles elle pouvait s’exercer.

Lisa ne resta qu’une heure au refuge, le temps pour elle de promener Hector, un jack russell plein d’énergie, et de photographier trois chatons siamois, qui avaient été déposés anonymement la veille. Lorsqu’elle rentra chez elle à cinq heures, la première chose qu’elle fit – hormis donner à manger à Léo – fut de monter dans sa chambre et de s’installer à son bureau pour commencer le problème de maths que leur avait donné M. Bates. Cette fois, il n’y avait qu’un exercice à faire pour le lendemain, mais celui-ci comportait huit questions… Arrivée à la sixième, Lisa entendit son téléphone portable vibrer sur sa table. Elle regarda l’écran : c’était un message de Joey qui lui proposait de se retrouver à six heures au skatepark du village. Six heures… C’était dans vingt minutes. Cela lui laissait le temps de terminer son problème de trigo.

« OK, à tout à l’heure » écrivit-elle sur son portable.

A six heures pile, hélas, elle était encore assise à son bureau : il lui restait à répondre à la dernière question, et elle n’en voyait pas la solution... « Tant pis » pensa-t-elle. « J’y arriverai certainement mieux tout à l’heure, après m’être un peu changé les idées. »

Cinq minutes plus tard, elle retrouva Joey et son ami Fred assis sur un des bancs du parc. Celui-ci servait très souvent de lieu de rendez-vous pour les jeunes du village. Trois garçons d’une dizaine d’années s’y amusaient déjà avec leur skateboard, en faisant des séries de va-et-vient sur la rampe en U. Joey et Fred n’étaient pas de grands sportifs : ils n’avaient jamais essayé de se mettre au skate et se contentaient de regarder les autres en faire, tout en se racontant les nouvelles de la journée.

Le temps était particulièrement clément en ce début de soirée : l’air était tiède et le ciel encore très lumineux. Aussi Joey avait-il troqué ses lunettes de vue contre des lunettes de soleil.

Lisa envoya un SMS à sa mère pour la prévenir qu’elle était sortie se promener avec Joey et Fred, puis rejoignit les deux garçons.

Cela faisait un moment qu’elle n’avait pas vu Fred, mais il n’avait pas changé depuis la dernière fois : il paraissait toujours aussi maigre, et son teint blafard n’avait pas pris la moindre couleur, à croire qu’il n’avait pas vu la lumière du jour de toutes les grandes vacances. Ses cheveux châtains étaient ternes et gras, comme s’ils n’avaient pas été lavés depuis des semaines, et ses yeux marron regardaient dans le vide d’un air éteint. Le garçon ne semblait pas s’être remis de sa dépression.

Il accueillit tout de même Lisa avec un sourire.

- Hey, salut ! Ça fait un bail... Comment tu vas ?

- Ça va. Désolée pour le retard, j’essayais de terminer un exercice de maths avant de venir…, répondit Lisa en s’asseyant sur le banc à côté de Fred.

- Tiens, c’est vrai, moi aussi j’ai des devoirs de maths à faire pour demain aprem, se rappela Joey. Bof, tant pis, ça attendra demain matin !

Lisa était quelque peu sidérée par l’insouciance de Joey. Alors qu’elle savait qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit si elle avait le malheur d’aller se coucher sans avoir fini ses devoirs, Joey, lui, se souvenait à peine de leur existence. Fred, de son côté, n’avait plus ce genre de problèmes depuis longtemps. Il avait abandonné ses études de psychologie au mois de mars, et n’avait pas cherché à s’inscrire à une nouvelle formation pour l’année scolaire qui commençait. A la place, il comptait essayer de se trouver un petit boulot dans la région…

Les trois amis restèrent un long moment assis sur leur banc, à s’échanger des nouvelles et à discuter de tout et de rien, de films et de séries, de musique et de jeux vidéo. Ils virent le soleil décliner progressivement vers l’horizon, et le ciel prendre des teintes orange et pourpres. L’air s’adoucissait, mais il faisait encore bon rester dehors en t-shirt. Le chant des grillons qui peuplaient les arbres entourant le parc vint peu à peu remplacer le bruit des skateboards, à mesure que les skaters quittaient l’aire de jeux pour rentrer dîner chez eux.

Cette atmosphère à la fois paisible et estivale rappelait à Lisa les nombreuses soirées d’été qu’elle avait passées à se balader avec sa mère au bord de l’étang, ou encore à lire un bon bouquin, assise à la terrasse du jardin en compagnie de Léo.

Tout cela était fini, désormais.

Il ne lui restait plus qu’à consacrer ses soirées à apprendre ses leçons et à faire ses devoirs. Que de réjouissances...

Le cœur gonflé de nostalgie, Lisa regarda le soleil se coucher.

- Et voilà. Encore une journée de finie, commenta Fred d’une voix satisfaite, comme s’il s’apprêtait à rayer avec soulagement la date d’aujourd’hui dans son calendrier.

Lisa l’observa d’un air à la fois surpris et choqué. Le garçon paraissait vouloir à tout prix que les journées se terminent au plus vite. Lisa, au contraire, était du genre à vouloir arrêter le temps. En particulier le temps qui s’écoulait  durant les grandes vacances. Elle aurait souhaité que celles-ci ne s’arrêtent jamais.

Mais il ne fallait pas trop s’attarder sur le passé, se dit la jeune fille pour éviter de sombrer dans la mélancolie. Il fallait aller de l’avant. Penser à l’avenir. Au lendemain. A son cours de maths et à l’exercice de trigo inachevé qui l’attendait sur son bureau...

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