Chapitre 1

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Tout commença le mardi 6 septembre 2016. Il était sept heures et demi du matin. Une jeune fille aux cheveux châtains mi-longs et aux yeux noisette était assise au pied d’un arbre, dans la cour du lycée Lincoln. En cette journée ensoleillée, elle faisait sa rentrée en classe de première. Le ciel était d’un bleu limpide. Une légère brise soufflait dans les branches du chêne auquel elle était adossée et détachait ses feuilles jaunes et orange qui virevoltaient dans les airs avant de venir se poser délicatement sur l’herbe verte.

Les élèves commençaient à affluer dans la cour, mais la jeune fille n’y prêtait guère attention. Elle était bien trop occupée à lire son bouquin d’histoire, ouvert au chapitre consacré à la guerre de Sécession. Elle se préparait déjà pour son premier cours de la matinée, qui allait commencer dans un quart d’heure. Comme à son habitude, elle n’avait pu s’empêcher d’arriver au lycée en avance... Lisa Thompson avait toujours été une élève sérieuse.

Elle portait ce jour-là un t-shirt noir avec l’inscription « Nirvana » imprimée en jaune au-dessus d’un smiley aux yeux en croix et à la langue tirée. C’était son groupe préféré depuis qu’elle était en classe de troisième. Il ne se passait pas un jour sans qu’elle écoute au moins une de leurs chansons sur son smartphone, en prenant le bus pour aller à Lincoln High ou pour rentrer chez elle. Kurt Cobain était son idole, et elle rêvait de s’acheter un jour une guitare électrique pour reprendre les morceaux qu’il avait composés. En attendant, elle se contentait de jouer de la basse dans son groupe de punk rock. Car le grunge n’était pas le seul style de rock qu’elle écoutait, loin de là. Son panel s’étendait au punk rock des Offspring, au rock alternatif des Red Hot Chili Peppers, et même au rock psychédélique des Pink Floyd. Le groupe dans lequel elle jouait s’inscrivait quant à lui dans la lignée de Green Day, Blink-182, Good Charlotte ou encore Sum 41, et répondait au doux nom de « Screaming Donuts ». Un nom que Lisa n’était pas peu fière d’avoir trouvé.

Le reste de sa tenue se composait d’un jean bleu délavé et d’une paire de Converse kaki. Elle avait posé à côté d’elle son sac à dos Eastpak à camouflage militaire. Elle avait tout du look de l’ado rebelle, et pourtant...

- Tu commences déjà à réviser tes cours d’histoire ? s’écria d’une voix inquiète une jeune fille aux cheveux blonds qui s’était approchée de Lisa. Tu penses que M. Lockett va nous filer une interro surprise dès le premier jour ?

Lisa leva le nez de son bouquin. Astrid Lorensen se tenait devant elle. Ses longs cheveux blond cendré étaient coiffés en nattes. Une lueur d’angoisse brillait dans ses yeux gris perle.

- Le premier jour, peut-être pas..., répondit Lisa. Mais le deuxième jour, oui, c’est sûr ! ajouta-t-elle avec un clin d’œil.

Sur ce, elle referma énergiquement son livre et se leva. Les deux lycéennes se mirent en marche vers le bâtiment principal du lycée.

Lisa et Astrid étaient toutes les deux en classe de première. Elles se connaissaient depuis la troisième et s’entendaient à merveille, en particulier pour ce qui était de se payer la tête des profs.

- Tu crois que M. Lockett va remettre sa cravate rouge à pois jaunes ? demanda Astrid avec un large sourire. Honnêtement, il a l’air d’un clown avec ça !

- Il ne lui manque plus que le nez rouge ! renchérit Lisa en riant.

- Oh non ! Il l’a déjà !

Les deux jeunes filles pouffèrent de rire en entrant dans le couloir principal du lycée. De nombreux élèves s’y trouvaient déjà et s’affairaient autour des casiers pour y déposer leur casse-croûte du midi et en retirer les livres de cours dont ils allaient avoir besoin dans la matinée. Les bruits des discussions, des rires et des claquements métalliques des portes des casiers animaient le corridor.

Astrid pouvait bien se moquer de son prof d’histoire et de sa cravate, elle non plus ne faisait pas dans la discrétion en matière de look. Il allait sans dire qu’elle aimait beaucoup se faire remarquer. Elle avait pour habitude de porter des jupes courtes, de hautes chaussettes à rayures, et des t-shirts toujours plus surprenants les uns que les autres. En ce jour de rentrée, elle avait opté pour une jupe vert pomme, des chaussettes jaunes et noires qui lui montaient jusqu’aux genoux, et un t-shirt Walt Disney à l’effigie de Porcinet. Astrid adorait aussi les couleurs. Chacun de ses ongles était verni d’une couleur différente - rouge, jaune, vert, bleu, violet –, comme si elle avait un arc-en-ciel au bout des doigts. Elle collectionnait également les boucles d’oreilles de formes originales : fruits, champignons et pâtisseries miniatures pendouillaient quotidiennement à ses oreilles. Ce jour-là, elle avait choisi des boucles d’oreilles curieusement assorties à son t-shirt et qui n’étaient autres que... des rondelles de saucisson. Un choix qui, certes, pouvait paraître un peu déplacé, mais Astrid avait toujours aimé faire de la provocation.

Lisa, au contraire, préférait faire profil bas. Porter les t-shirts de ses groupes de rock favoris pour afficher ses goûts musicaux lui était suffisant. Elle n’avait pas besoin d’en étaler davantage.

Malgré leurs caractères opposés, les deux lycéennes faisaient la paire. Elles étaient pour ainsi dire complémentaires. Et ce matin, elles allaient toutes les deux en cours d’histoire avancé.

Elles avaient en effet opté pour la classe de niveau renforcé – celle qui préparait les élèves les plus doués à l’université – car elles étaient toutes deux d’excellentes élèves, même si leurs goûts les orientaient vers des études supérieures totalement différentes.

Lisa avait des prédispositions naturelles pour les maths, la physique et la chimie. Elle appréciait également les matières dites littéraires, comme l’histoire ou les langues, mais elle les voyait surtout comme un moyen de se changer les idées, de faire une pause entre deux résolutions d’équations. Aussi souhaitait-elle continuer à faire des sciences aussi longtemps qu’il lui serait possible durant ses études. Dans quelle université ? Elle n’en savait encore rien... Mais du moment qu’elle pouvait trouver un établissement qui l’accepte et qui lui propose des cours capables de stimuler ses capacités intellectuelles, c’était tout ce qui lui importait.

Astrid, à l’inverse, avait réussi à mettre de côté toutes les matières scientifiques, pour ne se consacrer qu’aux lettres, à l’histoire et aux langues. Artiste dans l’âme, elle participait tous les après-midis à des ateliers créatifs, tels que les cours de poterie, de dessin, de peinture et de théâtre. Contrairement à Lisa, elle avait une idée très claire de l’université dans laquelle elle voulait aller après le lycée : elle se destinait à la prestigieuse université de Yale, et plus particulièrement à son école des beaux arts.

En attendant, il lui restait encore deux années entières à passer au lycée Lincoln. Deux années, cela paraissait si long... Lisa se disait qu’elle avait encore largement le temps de réfléchir à son avenir. Elle était pourtant loin d’imaginer ce que ces deux années lui réservaient... Jamais elle ne se serait doutée qu’elles passeraient comme un éclair.

A huit heures moins le quart, la cloche du lycée retentit. Lisa et Astrid étaient déjà assises à leur table dans la salle d’histoire et continuaient de papoter en attendant l’arrivée du prof et des autres élèves.

- J’espère que Tom Hernandez sera avec nous pour suivre ce cours, dit Astrid. Si je me souviens bien, c’est plutôt un littéraire, lui aussi.

- Ne me dis pas que tu as choisi ce cours exprès pour être dans la même classe que Tom ! s’exclama Lisa.

Elle se souvenait à quel point son amie avait apprécié ses leçons d’histoire en classe de seconde. En vérité, la présence de Tom aux cours de M. Lockett avait joué un rôle essentiel dans la motivation d’Astrid. Assise deux tables à gauche du jeune homme, elle n’avait cessé de lui jeter des regards langoureux, auxquels il était resté parfaitement indifférent. Ce matin-là, la place habituelle de Tom était vide. Astrid était quelque peu nerveuse.

- Non, bien sûr que non, répondit-elle d’un ton ironique. Si j’ai choisi ce cours, c’est uniquement pour revoir M. Lockett et m’extasier devant sa magnifique cravate... 

- Tu ne crois pas si bien dire... 

M. Lockett faisait justement son entrée dans la salle de cours, arborant fièrement une cravate bleue avec des canards jaunes dessinés dessus.

- Waouh, on peut dire que c’est un nouveau style..., commenta Astrid à voix basse.

- Elle irait bien avec ton t-shirt, je trouve...

L’enseignant salua ses élèves et posa son cartable sur son bureau.

Astrid reporta son attention sur la porte d’entrée pour guetter impatiemment l’arrivée de Tom. Elle avait toujours eu un faible pour les latinos. C’était drôle, pour une blonde aux yeux clairs comme elle, tout droit venue des pays nordiques... Mais après tout, pourquoi pas ? Lisa, elle, ne savait même pas quel genre de mec lui plaisait en particulier. A seize ans passés, elle ne pouvait se targuer d’être tombée amoureuse, ni même d’avoir eu un petit ami... C’était pour elle le néant total en matière de relations amoureuses... Bien sûr, elle évitait de le crier sur tous les toits.

Tom Hernandez franchit finalement la porte de la salle de cours...

- Ah ! Le voilà ! lança Astrid en se trémoussant sur sa chaise.

… suivi de près par Bradley Taylor.

Etrange comme ces deux-là avaient toujours l’habitude de traîner ensemble... Cela faisait depuis le mois de mai que Lisa avait remarqué qu’ils étaient rarement vus l’un sans l’autre. Or, l’homosexualité de Bradley était de notoriété publique. Ses allures efféminées et ses jeans moulants ne laissaient aucun doute là-dessus. Tom, cependant... Avec son blouson en cuir noir et ses tatouages, il avait tout l’air du type bien viril. Alors quoi ? Etait-ce simplement de l’amitié ? Ou bien un peu plus ? Lisa songeait de plus en plus à la deuxième option... Devait-elle faire part de ses soupçons à Astrid ? Elle se tourna vers son amie, qui depuis quelques secondes ne lui prêtait plus la moindre attention. Elle n’avait d’yeux que pour Tom.

- Salut Tom ! lança-t-elle avec un grand sourire. Tu as passé de bonnes vacances ?

- Très bonnes. Et toi, Astrid ? répondit poliment le jeune homme, avant de se tourner vers Bradley et d’échanger avec lui un clin d’œil.

Oh, et puis après tout, Astrid était tout à fait capable de s’en rendre compte par elle-même ! C’était une grande fille, maintenant. Sans compter qu’elle avait bien plus d’expérience en matière de garçons que Lisa.

Tom et Bradley s’installèrent à leur place respective. Ils étaient les derniers élèves à être arrivés. Les autres sortaient leurs affaires de leur sac à dos : trousse, cahier de notes et bouquin d’histoire, le tout dans un brouhaha continu, chacun racontant à son voisin ce qu’il avait fait pendant les vacances. Le prof alla refermer la porte de la salle, puis regagna son bureau pour faire face à ses élèves avec un sourire bienveillant. Le cours pouvait commencer.


A dix heures et vingt-quatre minutes très précisément, juste après la sonnerie qui signalait la fin du troisième cours de la matinée, Lisa quitta la salle de classe et se fraya un chemin parmi les élèves – qui avaient déjà envahi le corridor – pour se rendre à son casier. Elle avait cinq minutes pour y déposer ses bouquins d’histoire, de chimie et de psychologie (les cours auxquels elle venait d’assister) et les troquer contre son livre de maths (son dernier cours de la matinée, qui allait commencer dans un instant). Arrivée devant la petite porte métallique du coffre où elle rangeait ses affaires, elle constata qu’elle avait une nouvelle voisine de casier. Une jeune fille qui lui était inconnue s’efforçait d’ouvrir le compartiment situé à droite du sien, mais elle avait visiblement du mal à y parvenir... Elle s’acharnait sur le loquet qui était manifestement coincé, et finit par donner de grands coups de poings dans la porte, exaspérée.

- Doucement, doucement ! fit Lisa pour tenter de calmer la jeune fille.

Cette dernière poussa un soupir de découragement, puis se passa machinalement la main dans ses longs cheveux châtains ondulés. Elle avait une chevelure magnifique. Ses yeux étaient bleus et ses paupières maquillées par une discrète touche de fard couleur chocolat. Elle portait un jean bleu foncé et un chemisier blanc à dentelle, ouvert par-dessus un t-shirt rose pale. Elle était vraiment belle.

- J’avais pourtant réussi à l’ouvrir il y a moins d’une heure, expliqua-t-elle.

- Ce casier est parfois capricieux, répondit Lisa. Je me souviens du garçon qui l’avait l’année dernière. C’était un terminale, et il lui arrivait de passer dix bonnes minutes avant de réussir à l’ouvrir. Au bout d’un moment, je crois qu’il a fini par laisser tomber et s’acheter un sac de rando pour y mettre tous ses bouquins de cours et se les trimballer en permanence.

- Génial ! commenta la jeune fille en roulant des yeux. J’ai hérité du casier maudit du lycée... Mon année commence bien !

- Tu es nouvelle, ici ?- Oui. Je viens de déménager. Le lycée dans lequel j’étais avant craignait un peu...

- Dans ce cas, bienvenue à Lincoln High ! J’espère que tu t’y plairas.

- J’espère surtout que j’arriverai à ouvrir ce satané casier avant la fin de la journée !

- Voyons voir si j’y arrive, déclara Lisa en posant ses doigts sur le loquet.

Elle essaya de le tirer vers elle puis de le pousser vers le haut, mais il était bel et bien bloqué.

- Hmmpfff ! fit-elle en appuyant dessus de toutes ses forces.

- C’est gentil, mais je ne voudrais pas te mettre en retard à ton prochain cours... 

- Pas de soucis, nous avons encore... trois minutes devant nous ! répondit Lisa en jetant un coup d’œil à sa montre. Tu es sûre que tu as fait le bon code ? demanda-t-elle au cas où.

- Je peux réessayer..., répondit la jeune fille aux yeux bleus, sans vraiment y croire.

Elle sortit de la poche de son jean un bout de papier sur lequel elle avait griffonné le code secret de son casier, et le recomposa sur la molette en lisant attentivement les chiffres. Elle pressa ensuite le loquet vers le haut... toujours bloqué.

- Ça alors..., fit Lisa, dépitée.

- C’est pourtant bien le bon code... 

Trois minutes plus tard, les deux lycéennes étaient toujours en train de s’acharner sur la porte récalcitrante, le tout sous les regards des curieux qui passaient à côté d’elles pour aller en classe. La cloche sonna la reprise des cours, mais Lisa ne voulait pas lâcher l’affaire. Elle se sentait maintenant responsable du sort de cette fille : elle ne pouvait pas la laisser en plan comme ça, devant son casier fermé, sous prétexte qu’elle devait aller en cours de maths tout de suite. Elle ne pouvait pas abandonner une nouvelle élève de cette façon, pas le premier jour.

- Gnnniiiii ! s’écria-t-elle comme une détraquée, en forçant avec ses deux mains sur le loquet pour essayer de le faire bouger dans un sens. Gnnniiiii ! s’écria-t-elle à nouveau, en essayant de le faire bouger dans l’autre. 

Sa nouvelle voisine de casier regarda brièvement autour d’elle, sans doute pour s’assurer que personne ne les observait – Lisa devait commencer à lui faire honte. Heureusement pour elle, le corridor commençait à se vider peu à peu. Bientôt elles furent les dernières à s’y trouver.

- Tu sais quoi ? Laisse tomber ! lâcha la fille aux cheveux longs. J’expliquerai à mon prof d’anglais que j’ai oublié mon bouquin à la maison.

Un KLANG sonore retentit alors, et la porte métallique du compartiment s’ouvrit sous les yeux ébahis des deux lycéennes.

- Tu disais ? fit Lisa avec un grand sourire et en essuyant la sueur qui perlait sur son front.

Les deux jeunes filles s’empressèrent de vider leur sac dans leur casier et d’y récupérer leurs bouquins pour les cours suivants, soucieuses de ne pas augmenter davantage leur retard.

- Ton cours d’anglais doit être dans la salle de M. Carver, tout au fond du couloir à gauche, puis la deuxième porte sur la droite, indiqua Lisa.

- Encore merci ! dit la fille aux yeux bleus en refermant la porte de son casier. Je te revaudrai ça !

- Pas de problème ! C’est normal de s’entraider, répondit Lisa en remettant son sac sur ses épaules, prête à partir. Au fait, je m’appelle Lisa. Et toi ?

- Moi c’est Ashley, répondit la jeune fille. Ashley Westbrook.


Lisa Thompson eut beau piquer un sprint jusqu’à la salle de maths, elle arriva avec cinq minutes de retard, et elle arriva bonne dernière. Inutile de dire que son entrée dans la classe se fit bien remarquer. Tout le monde était déjà installé et l’observait avec amusement. Il ne restait plus qu’une table de libre : au premier rang, évidemment.

Le prof s’était arrêté d’écrire au tableau et s’était tourné vers elle pour la regarder prendre place devant lui. Lisa constata qu’il s’agissait d’un nouvel enseignant. Elle ne l’avait encore jamais croisé au lycée. Si cela avait été le cas, elle s’en serait souvenue : un prof avec un nœud papillon passait rarement inaperçu.

Il devait avoir un peu moins de la quarantaine. Ses cheveux étaient bruns, coupés courts et légèrement décoiffés – mais décoiffés avec style. Il avait des sourcils noirs et épais, un regard perçant et portait des lunettes à large monture arrondie, couleur écaille de tortue. Il était d’une élégance peu commune pour un professeur du lycée Lincoln : son costume se composait d’une veste et d’un pantalon gris perle, d’un gilet noir à boutons et d’une chemise blanche à petits carreaux. Mais ce qui se distinguait surtout dans sa tenue, c’était son nœud papillon. Un nœud papillon blanc avec de petits motifs aux différents tons de bleu.

Qui de nos jours continuait à porter ce genre d’accessoire ? A part, bien sûr, les élèves et les enseignants qui s’habillaient en tenue de soirée pour se rendre au bal d’hiver – mais dans ce cas, ce prof était en avance de trois mois... A tous les coups, il s’agissait d’un excentrique.

Par bonheur, il ne fit aucun commentaire sur l’arrivée tardive de Lisa, et finit par reprendre ce qu’il était en train d’écrire au tableau. « Harold Bates », parvint à déchiffrer la jeune fille. C’était sans doute son nom. Lisa regarda distraitement autour d’elle et s’aperçut que chaque élève avait posé sur sa table une petite pancarte avec son prénom écrit dessus. Bien. Elle n’avait donc rien loupé d’important. Elèves et professeur n’en étaient encore qu’aux présentations. Elle sortit son carnet à spirales de son sac à dos, en arracha une feuille et traça dessus les quatre lettres L, I, S et A au marqueur noir. Elle plia le bout de papier de façon à le faire tenir debout à côté de sa trousse, puis se pencha à nouveau sur son sac pour en extraire son livre de maths. Le bouquin qu’elle posa sur sa table fut son bouquin d’anglais.

Stupeur.

Elle regarda encore une fois au fond de son sac, mais celui-ci était vide. C’était le seul livre de cours qu’elle avait emporté avec elle, et ce n’était pas le bon.

Quelle cruche !

Lisa se revit en train de transférer ses livres dans son casier et de fourrer dans son sac le bouquin pour son prochain cours. Dans la précipitation, elle avait dû se planter de manuel. Et comme Ashley lui avait justement dit qu’elle se rendait en cours d’anglais... Elle avait interverti anglais et mathématiques.

- Je crois que tu t’es trompée de livre... Lisa, fit remarquer M. Bates en jetant un œil à la pancarte de la jeune fille pour y lire son prénom.

Le visage de Lisa tourna instinctivement au rouge pivoine et elle tenta malgré tout de se justifier :

- Je... Euh... J’étais persuadée que j’avais pris mon bouquin de maths... Je ne comprends pas... J’ai dû confondre les deux... Leur couverture doit être de la même couleur...

Elle entendit des gloussements de rire derrière elle.

- Ce n’est pas très grave, répondit M. Bates avec un sourire. Pour aujourd’hui, nous n’aurons pas besoin du manuel. 

Quelque peu soulagée, Lisa rangea son bouquin d’anglais dans son sac. Elle restait tout de même décontenancée et n’en revenait toujours pas de sa bêtise. Arriver avec cinq minutes de retard et ne pas avoir avec soi le bon livre de cours, c’était ce qu’on appelait faire mauvaise impression dès le début. Il ne lui restait plus qu’à espérer pouvoir se rattraper, d’une manière ou d’une autre. A priori, cela ne serait pas trop compliqué, étant donné qu’elle avait toujours compté parmi les meilleurs élèves de sa classe en mathématiques. Plus précisément, elle avait toujours été la deuxième meilleure élève de sa classe dans cette matière. Le premier se tenait à sa gauche. Arthur Macmillan. Assis au premier rang, pile en face du bureau du professeur. « Comme c’est étonnant » pensa Lisa avec ironie.

Arthur Macmillan était un rouquin binoclard aux airs de petit génie. Chouchou des profs de sciences, il participait toujours en cours, posait les questions les plus pertinentes et passait ses pauses à discuter avec les enseignants des dernières avancées technologiques. A tous les coups, il finirait au MIT.

Chaque année, Arthur et Lisa se retrouvaient ensemble en cours de maths. Chaque année, il s’imposait premier de la classe, et la jeune fille devait se contenter de la deuxième place. C’était vraiment frustrant. Peut-être les choses changeraient-elles avec ce nouveau prof ? Ou peut-être pas... Après tout, Lisa avait choisi pour cette année un cours de maths de niveau avancé, plus difficile encore que tous ceux qu’elle avait pu suivre auparavant...

- Ce premier semestre sera consacré à la géométrie analytique, aux suites numériques, au raisonnement par récurrence et aux bases de la trigonométrie, annonça M. Bates.

Il y avait de quoi prendre peur, en effet. Mais pas de panique. Le cours venait à peine de débuter.

En observant plus attentivement l’enseignant, Lisa remarqua qu’une petite chaîne en argent pendait d’un des boutons de son gilet, formant une courbe délicate, avant de disparaître derrière sa veste. Une montre à gousset. Décidément, ce prof avait un goût prononcé pour le vintage.

Le cours de ce matin commença sans plus tarder par les fonctions circulaires. Contrairement à bon nombre d’enseignants qui projetaient maintenant leurs leçons depuis leur ordinateur portable sur un écran blanc, M. Bates écrivait son cours au tableau, à l’ancienne, et ses élèves devaient s’efforcer de déchiffrer son écriture en pattes de mouche avant de pouvoir tout recopier sur leur cahier. Lisa plissa les yeux pour parvenir à lire « 1.1. Le cercle trigonométrique unitaire ».

L’enseignant traça deux droites perpendiculaires, l’une représentant l’axe des x, l’autre l’axe des y. Puis, en un seul coup de craie et sans compas, il dessina un cercle parfait, centré sur le point d’intersection des deux axes. Ébahis, les élèves reposèrent leur stylo sur leur table pour contempler ce prodige.

- Waouh ! ne put s’empêcher de commenter Lisa.

- Je suis sûr qu’il s’est entraîné pendant des heures avant de parvenir à ce résultat, lui souffla Arthur, qui s’était penché vers elle.

- Dix ans, en réalité ! répondit M. Bates avec un fin sourire, car il avait entendu la remarque de son élève. Mais on peut dire que j’ai le coup de main, maintenant. Et si tu venais nous représenter l’angle pi sur trois au tableau, Arthur ?

Légèrement pris au dépourvu, le garçon ne se laissa pas déstabiliser pour autant. Il se leva de sa chaise, prit la craie que lui tendait le prof et vint le rejoindre au tableau. D’un trait, il traça l’angle souhaité. M. Bates lui demanda alors de représenter les angles pi sur quatre, pi sur six, pi sur huit... Arthur les dessina tous sans problème. Voyant que son élève se débrouillait particulièrement bien, l’enseignant poussa les choses un peu plus loin en lui demandant les valeurs des cosinus et sinus des angles tracés. Là encore, Arthur fit preuve d’une aisance extraordinaire. A croire qu’il connaissait déjà les valeurs par cœur. M. Bates paraissait agréablement surpris. Lisa, de son côté, commençait à ressentir une pointe d’agacement. Comme par hasard, l’élève qui aimait le plus se mettre en valeur se voyait offrir cette possibilité par le prof lui-même, et ce, dès le premier cours. C’était rageant.

- Je peux aussi vous donner les valeurs des tangentes associées, si vous voulez, proposa Arthur.

Lisa leva les yeux au ciel, exaspérée.

- Merci, mais nous verrons cela un peu plus tard, répondit M. Bates. Tu peux regagner ta place.

Très content de lui, Arthur retourna s’asseoir. En l’espace de deux minutes, ce bigleux venait d’entrer dans les petits papiers du prof. Pendant qu’il s’empressait de recopier consciencieusement ce qu’il venait d’écrire au tableau, Lisa tentait de calmer sa colère. Mais un autre sentiment, plus tenace, semblait s’être emparé d’elle... Pourquoi diable ressentait-elle comme une pointe de jalousie ?

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