Du bonheur dans le malheur

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 — Nous n’avons même pas pensé à leur demander notre chemin, grommelait Marie en haussant la voix pour couvrir les rugissements du moteur. Sais-tu seulement où nous allons ?

 — Mais… au Havre bien entendu ! Ce petit chemin forestier nous mènera forcément à un village, dans lequel nous regagnerons aisément l’autoroute. Et puis, nous ne pouvons pas nous perdre. N’oublie pas que nous avons avec nous le stéllophone, un GPS que le monde entier nous envierait ! dit Luc d’un air enjoué.

 — Nous ne devons l’utiliser qu’une fois en mer… et d’ailleurs nous ne savons même pas si ce truc marche. Ce monsieur Baptiste avait l’air complétement fou…

 — Au contraire, je pense que nous avons eu affaire à un génie ! Grâce à lui nous voilà même débarrassés de Saturne. Quant au stéllophone… tu verras, il marchera, j’en suis persuadé.

 — En attendant, je préfère me servir des bonnes vieilles cartes, maugréa Marie en fouillant dans la boîte à gants.

 Elle déplia ensuite une carte routière toute fripée qu’elle se mit à étudier scrupuleusement. Après un moment de silence, elle reprit, sardoniquement et en regardant Luc du coin de l’œil :

 — C’est en tout cas ce qu’aurait fait Jean. Tu te souviens de Jean, n’est-ce pas ?

 — Marie… pourquoi fais-tu cela ? dit tristement Luc, qui ne parvenait décidément pas à comprendre l’animosité de Marie à son égard.

 Mais elle ne répondit pas et se contenta d’observer sa carte. Si la camionnette n’avait pas fait autant de bruit, le silence aurait été pesant et blessant. Hermès, qui somnolait, perché sur l’épaule de Luc, ouvrit un œil, puis l’autre, et, probablement dérangé dans sa sieste par le silence des corps et le tumulte de ces deux âmes humaines, hulula doucement avant de s’enfuir par la fenêtre à demi ouverte. Quelques minutes plus tard, il s’enfonça à nouveau par l’ouverture, apportant quelque chose dans son bec. Il se posa sur l’épaule de Marie et fit glisser une jolie branche d’olivier dans ses cheveux qui virevoltaient au vent comme des flammes. Elle déposa alors la carte et baissa la tête comme quelqu’un qui s’endort. Luc n’y prêta pas attention. Marie était pourtant très belle.

 Après une longue route à travers la forêt, Luc aperçut enfin la lisière au loin. Comme il lui semblait voir un panneau, il ralentit, puis immobilisa la camionnette devant un embranchement. Il y avait devant lui deux routes ; celle de gauche, selon le panneau, menait à un petit village et celle de droite, elle, menait à l’autoroute mais était complétement défoncée. Le goudron était parcouru de trous et de cratères. L’emprunter était dangereux. Marie releva la tête, considéra les panneaux, puis se redressa soudainement sur son siège comme si elle était assise sur un hérisson.

 — A gauche ! s’exclama-t-elle, brisant brusquement le silence qui s’était établi.

 — Es-tu sûre ? demanda Luc, toujours indécis. Par l’autoroute, nous pourrions rejoindre le Havre en moins d’une heure. Peut-être même une demi-heure…

 — As-tu vu l’état du bitume ? Cette route n’est pas praticable. Et puis, je connais ce village, dit Marie en pointant du doigt le panneau de gauche. Nous y faisions souvent escale avec mon père, lors de nos allées et venues entre Paris et le Havre. Nous irons décidément plus vite en passant à gauche.

 Aussitôt dit, Marie fit une étrange moue. Elle battait frénétiquement des cils et se mordait la lèvre inférieure. Elle mentait. En d’autres circonstances, Luc s’en serait aperçu ; il connaissait les tics et les manies de Marie. Mais il lui fit aveuglément confiance et s’engagea sur le chemin de gauche. Marie ôta la branche d’olivier qu’Hermès avait placé dans ses cheveux et la fit nerveusement tourner entre ses mains.

 Ils étaient enfin sortis de la forêt. Luc roulait le long d’une petite route étroite et graveleuse, généreusement éclairée par le soleil. L’œil du soleil semblait d’ailleurs penché juste au-dessus de Luc. Il ne l’avait jamais vu aussi rond, aussi brillant, aussi bas dans le ciel. Ses rayons léchaient les vertes collines qui ondulaient sous la chaleur de ce contact. L’intensité de son éclat était telle que Luc peinait à garder les yeux ouverts. Il faisait de plus en plus chaud et l’air devenait peu à peu irrespirable. Si le soleil avait voulu mettre Luc en garde contre un quelconque danger, il n’eut pas agi autrement. Mais Luc pensait au Havre, à ce port, à ce bateau qu’ils auraient déjà dû rejoindre depuis longtemps, il pensait à Blanche dont il aurait voulu ne plus jamais s’éloigner, il pensait à Jean et à son sacrifice et à Marie, à Marie qui dépérissait par sa faute. Luc forçait sur l’accélérateur. Le moteur vrombissait. Le chemin était très pentu et très rocailleux, aussi Luc tenait-il fermement le volant entre ses mains pour ne pas déraper et plonger dans un profond abîme. Son regard était fixé sur la route et il sentait qu’elle le lui rendait. Il la sentait se dérober sous les roues de sa camionnette, comme il sentait une présence dans les collines. D’un côté, on le défiait, de l’autre, on l’épiait. Soudain, une pierre se détacha du flanc de la colline. Puis une deuxième. Une d’entre-elles vint s’écraser sur son pare-brise. On aurait pu croire à un éboulement mais il n’en était rien. Les pierres convergeaient en une seule et même direction : la camionnette. Ce fut alors une véritable averse de cailloux. Des dizaines et des dizaines de morceaux de roches tombaient sur la route comme autant de gouttes de pluie. La plupart heurtèrent la camionnette de plein fouet et il fut impossible pour Luc de les éviter. Marie, comme sous le choc, restait étrangement silencieuse et se contenta d’enfouir sa tête entre ses bras pour protéger ses yeux des bris de verre. Luc savait que cet éboulement n’avait rien de naturel. Il savait que ces projectiles étaient l’œuvre de quelques brigands à la solde de Jupiter. Luc, fermement agrippé au volant, prit garde à ne surtout pas ralentir, car quelque chose était à ses trousses. On cherchait à l’évincer depuis le ciel et la terre. La seule issue se trouvait devant lui, au bout de cette route, au sein du village. Luc accéléra. Les pierres ne pouvaient plus l’atteindre mais l’abîme, elle, lui ouvrait les bras, à la fois menaçante et accueillante. On avait enlevé les barrières de sécurité qui bordaient la route et le moindre dérapage aurait précipité Luc et ses compagnons dans le vide. Mais Luc était maître de la route. Il la dominait. Blanche était venue à lui et s’il avait fait un pas vers le ciel, tomber dans un quelconque gouffre lui était à présent proscrit. Il lui fallait continuer son ascension.

 Peu à peu, la route devenait moins pentue et moins escarpée. Ils approchaient du sommet de la colline. Lorsqu’à l’horizon, Luc vit la pointe d’un clocher s’étirer jusqu’au plus près du ciel, il comprit que le village était à sa portée. Il roulait à présent sur une route bordée de verts pâturages, où l’on voyait de temps à autre quelques vaches et quelques moutons tourner la tête au passage de la camionnette. Le danger de l’abîme écarté, Luc se mit à rouler aussi vite que possible. Les petits moutons qui se tenaient trop près de la route furent soufflés et projetés en arrière. De petites boules de laine flottaient dans les airs comme des flocons. Enfin, Luc parvint jusqu’à l’entrée du village. Mais un véritable mur se dressait devant lui. Un mur artisanal fait de tôles, de vieilles voitures, de machines à laver, de planches de bois et d’hommes. Il semblait aussi immuable que s’il fut fait de briques. Luc n’eut d’autre option que de freiner de toute urgence et de s’arrêter. Les hommes, en face, brandissaient tout à la fois fourches et fusils et lançaient des injures, habilement couvertes par le vacarme du moteur. Luc interrogea prestement son rétroviseur. Derrière lui, une horde d’hommes armés courrait à sa rencontre. Ceux-là même qui lui avaient jeté les pierres. Le seul chemin qui s’offrait à lui était à travers champ. Il lui faudrait forcer les clôtures et rouler parmi les vaches et les moutons jusqu’à semer la horde de brigands. Bien décidé à ne pas se laisser faire, Luc braqua le volant vers la gauche et se tourna vers Marie pour lui dire de se cramponner. Mais elle n’était plus là. Son siège était vide et sa portière, grande ouverte.

 Luc crut d’abord que Marie avait été enlevée et défit sa ceinture à toute hâte pour s’élancer à sa rescousse. Comme il ouvrait sa portière, il jeta un dernier regard devant lui et vit Marie qui avançait à reculons et rejoignait lentement la horde d’hommes sur le mur. Luc en eut le souffle coupé. Marie les abandonnait. Sans faire attention à elle, quelques-uns des hommes qui étaient sur le mur accoururent vers Luc. Alors qu’il ouvrait la portière, Luc sentit une main se refermer sur son bras et fut instantanément projeté à terre. L’instant d’après, il était encerclé par des dizaines d’hommes en haillons qui le maintenaient immobile au sol. A sa plus grande horreur, Luc entendit la porte du coffre s’ouvrir. On allait s’emparer de Blanche. Cette simple idée que l’on puisse s’en prendre à elle fut comme un éclair lui traversant tout le corps. Son cœur s’emballa et ses muscles se roidirent. Il bondit sur ses pieds et décocha un crochet du gauche au hasard dans la foule qui l’entourait. L’homme qui reçut le coup s’écroula instantanément et trois autres hommes le rejoignirent face au sol. Luc était impitoyable. Il tenait tête à tous ces adultes qui s’attaquaient lâchement à lui. Mais il sentit bientôt des pointes s’enfoncer dans son dos et une douleur fulgurante lui traversa le corps. Un homme venait de lui planter sa fourche dans le dos. Luc s’écroula. Parmi le brouhaha ambiant et toutes ces voix qui s’amalgamaient en une infâme bouillie sonore, Luc en discerna une -très nettement- qui disait :

 — Personne dans le coffre. Elle nous a menti !

 Luc sentit des mains l’agripper et le soulever. On l’obligea alors à avancer jusqu’au coffre de la camionnette. Un des hommes l’attrapa par le col et le secoua de toutes ses forces en le questionnant.

 — Où est la femme que tu cachais dans ce coffre ? Où est-elle ? Parle si tu ne veux pas être pendu ! disait-il d’une voix grasse et graveleuse.

 Blanche était évidemment là mais les yeux et les cœurs primitifs de tous ces hommes ne voyaient qu’un coffre et un vieux tonneau, vide. Blanche s’élança vers Luc pour lui venir en aide mais un des hommes, dans un accès de rage, referma violemment la double porte du coffre avant qu’elle ne puisse en sortir.

 — Idiots que vous êtes. Elle n’est pas une femme. Elle est bien plus que cela. Et vous ne la trouverez jamais. Maintenant rendez-nous Marie et laissez-nous partir, nous ne sommes pas au bout de notre voyage, dit Luc en essayant de se défaire de l’emprise de ses bourreaux.

 — C’est au bout d’une corde, que tu voyageras bientôt, dit l’homme qui exhalait une odeur nauséabonde de fromage et de crasse.

 — Non, je vous en prie ! Ne lui faites pas de mal ! Vous m’aviez promis ! cria subitement Marie à l’adresse de l’homme.

 — Cette fille a raison… Hé, l’ours, laisse donc partir le gamin. Ce n’est qu’un enfant. Tu vois bien que la fille que nous cherchions n’est pas avec lui, lança un des hommes à l’adresse de son camarade.

 Mais celui qui se faisait appeler « l’ours » et qui tenait Luc en respect d’une poigne de fer, semblait ne rien vouloir entendre. La disparition de la lune était à ses yeux prétexte suffisant pour régresser à l’état de bête, à l’état d’homme des cavernes. Il entraina Luc avec lui et dit seulement, d’un ton détaché qui n’admettait nulle réponse :

 — Je ne lui ferai rien, comme promis. C’est la corde qui s’occupera de lui.

 — Non, pitié ! gémit Marie en accourant vers le petit groupe.

 Mais d’autres hommes l’arrêtèrent sans son élan et l’escortèrent jusqu’au village. Luc ne voyait plus rien mais il entendait Marie se débattre, puis un des hommes qui l’accompagnait dire simplement :

 — Il est un peu tard pour les remords. Et il faudrait penser à nous verser l’autre moitié de la somme convenue…

 « L’ours » escorta Luc jusqu’au pied d’un grand chêne, où une dizaine d’hommes attendaient en poussant des cris de bêtes. Leurs beuglements faisaient fuir tous les moutons et les vaches aux alentours. Blanche avait sauté hors du coffre et se précipitait vers Luc pour le sauver. Mais une main se referma aussitôt sur son poignet. Quelqu’un, emmitouflé dans un grand pardessus noir, venait de l’attraper.

 — Ne bougez pas, dit-il simplement, d’une voix apaisante, presque tendre.

 L’homme au pardessus, dont on ne voyait ni le visage, ni les mains, dégageait une puissante aura. Avec la fluidité et la détermination de l’ombre, il se glissa jusqu’au grand chêne. Luc, à qui l’on avait lié les mains et les pieds, était immobile, à genoux derrière tous ces vauriens qui étaient tombés en discorde et se querellaient quant à la façon de nouer la corde à la branche de l’arbre. Leur désaccord était tel que des insultes fusaient de toutes parts et que personne ne remarqua l’homme qui s’approchait de Luc. Emmitouflé dans son pardessus qui masquait jusqu’au moindre trait de son visage, il s’agenouilla auprès de Luc et défit chacun de ses liens. Il l’aida ensuite à se relever et, en approchant son visage encapuchonné de son oreille, lui chuchota :

 — N’ayez crainte. Je ne vous veux aucun mal. Ni à vous, ni à Luna. Suivez-moi, avant que ces imbéciles ne se retournent.

 Luc obéit. La voix de cet homme ne lui était pas étrangère. Blanche accourut et embrassa Luc tout en marchant jusqu’au village.

 — Où… où est Marie ? dit-elle alors en frissonnant, comme redoutant la réponse que l’on pourrait lui apporter.

 Mais Luc fut bien incapable de répondre. Il marchait auprès de cet homme mystérieux, les yeux baissés et le cœur lourd. Il avait l’air d’un forçat que l’on escorte au bagne. Il avançait lentement en trainant la jambe. La trahison de Marie était le boulet qu’il portait à la cheville. L’homme au grand pardessus noir avançait sans mot dire. La quelques mercenaires qui étaient restés sur la barricade à l’entrée du village le laissèrent passer, sans faire d’histoires. Certains baissaient même les yeux, comme apeurés par ce petit homme qui, physiquement tout du moins, n’avait rien d’impressionnant. Parfois, l’étranger s’arrêtait, ordonnait à Blanche et à Luc de se cacher derrière un mur, puis, une fois le danger écarté, faisait signe de le suivre. Ils traversèrent ainsi un petit parc, contournèrent plusieurs maisons, parvinrent jusqu’à la place du village bordée de marronnier et où l’on pouvait voir la mairie, volets fermés et drapeau en berne. L’étranger les guida à travers la place, puis ils bifurquèrent à droite avant la mairie et s’enfoncèrent parmi un pâté de maisons. Ils empruntèrent un dédale de petites rues très étroites, étouffées entre les commerces et les habitations, puis, après une marche labyrinthique, s’arrêtèrent devant une grande bâtisse typiquement alsacienne qui faisait face à l’église. Cette grande demeure était habillée de multiples poutres de bois qui quadrillaient sa façade. Son toit, très pentu, formait un accent circonflexe et ses multiples tuiles brillaient au soleil come la peau d’un lézard. La maison comptait d’innombrables fenêtres, toutes occultées par d’épais volets d’un bois massif.

 L’étranger s’approcha de l’entrée, fit tourner une épaisse clé rouillée dans la serrure et déverrouilla la porte. Luc et Blanche entrèrent et firent quelques pas dans la maison. Le plancher craquait affreusement sous leurs pieds. Luc s’immobilisa et se retourna vers la porte, que l’étranger refermait et verrouillait avec soin.

 — Je vous remercie de m’avoir sauvé, dit Luc à voix basse. Mais qui êtes-vous ? Pourquoi nous avoir aidés ?

 L’étranger au pardessus noir se retourna, porta les mains à sa capuche et s’en décoiffa. Blanche laissa échapper un cri de surprise. Luc n’avait jamais vu pareil homme.

 — Toi ? Ici ? souffla Blanche, stupéfaite.

 L’homme avait un visage rose et enfantin. Il avait des joues bien grasses et un beau sourire honnête. Dans ses très grands yeux verts pétillait une indescriptible malice. Ses lèvres roses, délicates et fines, semblaient avoir été dessinées au crayon fin. Sur son front lisse et impeccable, où l’on ne voyait pas l’ombre d’une ride, ondulaient quelques-uns de ses longs cheveux frisés. Ces boucles étaient d’une rondeur absolue, quasi-parfaite. Luc ne put s’empêcher de les regarder de plus près… Il s’agissait en réalité non pas de cheveux, mais de jolis raisins tout ronds. Cet homme avait une véritable crinière de raisins.

 — Qui… qui êtes-vous ? demanda Luc en reculant pour s’interposer entre Blanche et leur mystérieux sauveur.

 — Vous n’avez rien à craindre. Comme je vous l’ai dit, je ne vous veux pas de mal. Mon nom est Dionysos, dit l’étranger en souriant aimablement. Je suis le fils de ce rustre de Jupiter, celui-là même qui est à votre poursuite.

 — Dionysos n’est pas comme… les autres, dit Blanche en attrapant délicatement Luc par le bras pour le rassurer. Nous pouvons lui faire confiance.

 — Vous avez sans doute beaucoup de choses à me demander, dit Dionysos en ouvrant les bras. Mais avant cela, veuillez me suivre. Moi, j’ai quelque chose à vous montrer.

 En disant ces mots, Dionysos s’efforçait de dissimuler un sourire. Il pénétra ensuite dans le salon, une grande pièce quasiment vide, où seuls restaient quelques meubles poussiéreux, un lampadaire rouillé, un canapé défraîchi, une table basse bancale à laquelle il manquait un pied et un grand tapis rouge. Dionysos déplaça la table et enroula le tapis, qui cachait une trappe. Ou menait-elle ? Luc n’en avait aucune idée mais s’imaginait une sorte de cave à vin, un des paradis de Dionysos. Dionysos se pencha, fit glisser ses doigts sous une petite poignée de fer et souleva la trappe. Celle-ci s’ouvrit avec ce bruit lugubre caractéristique aux vieilles maisons que le temps semble avoir engourdi. Luc et Blanche se penchèrent au-dessus du trou que venait de découvrir la trappe. Un vieil escalier de bois y descendait à pic.

 — Descendez, je vous prie. C’est par ici. Je passerai en dernier pour refermer, dit Dionysos en invitant Luc à s’enfoncer sous terre.

 Luc, prudemment, descendit l’escalier de bois qui poussait une longue plainte à chaque contact avec ses pieds. Il aboutissait au cœur d’une cave ronde, éclairée par quelques candélabres accrochés aux murs. Il y flottait une odeur rance de bois et d’alcool mais sa chaleur était lénifiante. Blanche descendit à son tour, suivie de près par Dionysos.

 — Par ici, dit-il en détachant un des candélabres du mur. Nous sommes juste à côté.

 Aussitôt dit, il ouvrit la marche et se glissa dans un étroit couloir où l’on croisait régulièrement, sur la droite comme sur la gauche, de grosses portes en bois et en fer, semblables à celles des cachots. Plus ils s’enfonçaient dans ce couloir, plus l’air devenait chaud. Au loin, quelque part dans les ténèbres, Luc pouvait entendre un bruit métallique, comme celui du fer que l’on battrait au marteau. A mesure qu’ils avançaient, Luc avait l’impression de s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Parfois, les bruits du fer et du marteau s’évanouissaient, et l’on pouvait entendre des gouttes se détacher de l’extrémité de quelques stalactites, avant de s’écraser au sol dans un écho lugubre. Soudain, Dionysos fit un signe de la main, puis s’arrêta. Il se tourna ensuite vers le mur qui se trouvait à leur droite et en approcha son chandelier. Il s’était arrêté devant une vieille porte de bois et de fer, parcourue de vieux clous rouillés et tordus. Quelque part le long du mur de pierre, se trouvait une sorte de meurtrière, juste assez large pour accueillir un regard. Luc s’en approcha et comme Dionysos rouspétait et tâtonnait ses poches à la recherche de la clé, il colla son œil contre la petite ouverture. Ce qu’il vit n’était qu’une ombre. Mais une ombre qui semblait celle d’un monstre, un monstre qui étranglait quelqu’un entre ses deux grosses mains… Luc fit un bon en arrière.

 — Ah, la voilà, dit tout à coup Dionysos en brandissant fièrement la clé. Allons, n’ayez crainte, entrez, dit-il alors avec un franc sourire, le sourire trop honnête de ceux qui ne savent pas masquer leur excitation, le sourire des enfants. Un rire muet s’envola d’entre ses lèvres. C’est nous ! lança finalement Dionysos en faisant tourner la clé dans la serrure.

 Sans se séparer de son franc sourire, Dionysos ouvrit la porte et invita Luc à entrer le premier. Luc fit un pas dans la salle sombre et poussiéreuse et son regard se posa tout de suite sur le coin de la pièce. Ce fut comme un feu d’artifice dans son for-intérieur. Les bras lui tombèrent. Ses yeux s’égarèrent dans une sorte de brume confuse où s’amalgamaient rêve et réalité. Le regard de Luc, comme un oiseau qui retrouve son nid après s’être longtemps perdu, s’était posé sur une bouteille en verre, en équilibre dans les airs. Autour de cette bouteille, il y avait une main. Cette main était celle d’un homme. Et cet homme, c’était Jean.

 La vieille cave sombre, aux murs recouverts d’étagères pleines de bouteilles de toutes sortes, fut comme parcourue d’un frisson. Luc sentit une larme lui mouiller la joue. Derrière lui, Blanche sautillait sur place et une lueur argentée envahissait petit à petit la pièce. Blanche rayonnait de joie. Soudain, Jean se redressa d’un bond en propulsant la table sur laquelle il était penché dans les airs. La table tourbillonna en l’air et percuta le plafond avant de retomber lourdement au sol.

 — Mes enfants ! Enfin nous nous retrouvons ! Venez que je vous embrasse ! s’exclama Jean en se ruant sur Luc, puis sur Blanche, qu’il embrassa respectivement comme un fils et une fille.

 — Jean… balbutia Luc, mais comment est-ce possible… C’est extraordinaire. Serais-tu un dieu toi aussi ? Nous avons vu tellement de sang… Par quel miracle as-tu survécu ?

 — Tu parles du sang que vous avez vu dans ma boutique ? Oh, ce n’était pas le mien mon garçon ! s’exclama Jean. Non, c’était celui de Dionysos, qui s’est interposé lorsque Jupiter a levé la main sur moi.

 — Jean… vous avez fait preuve d’un courage exceptionnel, je vous serai à jamais reconnaissante, d’ailleurs je…

 — Allons, allons dame Blanche, pensez-vous ! C’est à moi que convient de faire preuve de gratitude ! Sans vous, jamais je n’aurais rencontré ce cher Dionysos, dit Jean en s’approchant de lui. Le dieu du vin en personne ! Qui l’eût cru ? J’ai plus appris en quelques heures passées avec lui que tout au long de ma carrière. Nous avons confectionné et bu des vins qui révolutionneront le monde ! Attendez-voir ! dit Jean en accourant auprès d’une caisse de bouteilles pleines d’un vin très sombre. Regardez cette merveille, dit-il en portant une des bouteilles comme on porte un enfant.

 Luc se pencha sur la bouteille et observa attentivement. La bouteille, parfaitement bouchée et scellée, était pourtant seulement pleine aux trois-quarts. Luc s’apprêta à poser une question, lorsqu’une petite chose, comme une minuscule luciole argentée, fit un bond à la surface avant de replonger dans le liquide. Luc colla ses yeux contre la paroi de la bouteille et deux autres de ces choses, comme de tout petits poissons volants, firent à leur tour le même bond grâcieux.

 — N’est-ce pas superbe ? demanda Jean qui exultait. Ce vin est le fruit de ma collaboration avec Dionysos. Et je suis fier de vous annoncer que nous tenons là une merveille à faire pleurer Gargantua de bonheur.

 Mais, alors qu’il s’apprêtait à expliquer le processus de fabrication de son vin, son visage s’assombrit et, l’air grave et contrarié, il balaya la salle du regard.

 — Dites voir, dit Jean en fronçant les sourcils, où est passée Marie ?

 Luc sentit son estomac se nouer. Il savait à quel point Jean aimait et estimait Marie.

 — Nous… nous avons été séparés, dit-il. Lorsque nous sommes arrivés à l’entrée du village, nous avons été attaqués par une horde d’hommes. Je savais qu’ils venaient pour moi et pour Blanche. J’ai ordonné à Marie de s’enfuir, avant que les hommes ne la voient. Comme elle refusait de partir, Blanche m’a aidé et l’a légèrement envoûtée afin qu’elle obéisse. Elle est donc là, quelque part dans le village, saine et sauve.

 Comme Jean demeurait muet, Luc reprit :

 — Nous ne pouvions pas savoir que Dionysos viendrait à notre secours… Sans son aide, ses gens m’auraient tué. D’ailleurs, ils s’apprêtaient à le faire lorsque Dionysos est apparu ! Ils allaient me pendre et… dieu sait ce qu’ils auraient fait à Marie.

 — Mmh… marmonna Jean, pensif. Elle leur aura échappé. Marie est douée. Mais elle doit nous chercher désespérément et se faire un sang d’encre. Je vais aller la chercher. Restez ici.

 — Non Jean, c’est bien trop dangereux… Envoyons plutôt Hermès, voulez-vous ? Il saura trouver Marie, rétorqua Blanche.

 Envoyer Hermès à la recherche de Marie était dangereux. Et Luc le savait. Peut-être reviendrait-elle accompagnée de mercenaires, ou pire encore, de Jupiter en personne. Mais Jean semblait décidé. Il s’approcha d’Hermès, toujours perché sur l’épaule de Luc et lui demanda :

 — Qu’en dis-tu ? Crois-tu en être capable ? Peux-tu retrouver notre Marie ? Je te laisse quelques minutes, si tu ne reviens pas avec elle, j’irai moi-même la chercher.

 Hermès savait ce que Jean attendait de lui. Mais en tournant la tête vers Luc, grâce à ce formidable instinct propre aux animaux, il comprit également que Luc s’opposait à cette demande. Personne ne sait lire l’âme humaine comme l’animal : la bête entend et comprend les douleurs muettes de l’homme. Elle s’est adaptée à son mutisme et a doté son cœur d’une formidable paire d’oreilles. Elle sent et elle sait. De son instinct vient son savoir. Ce que l’homme ignore, la bête le sent. Ceux deux êtres, à l’image de Luc et d’Hermès, sont complémentaires.

 Hermès se tourna vers Luc et tous deux mélangèrent leurs pensées en confrontant leurs regards. Ils s’entendirent dans leur silence. Enfin, Hermès tourna à nouveau sa petite tête vers Jean, hulula doucement, puis s’envola. Elle passa à travers la fente étroite du soupirail de la cave, puis disparut. Hermès ne s’en fut pas à la rencontre de Marie. Il vola jusqu’au centre du village, se posa sur la cheminée de la mairie, puis laissa errer ses deux grands yeux étonnés sur l’horizon, où s’installait lentement une nouvelle nuit sans lune ni étoile, sombre et triste comme un couvercle que l’on pose sur un cercueil.

 Où était Marie ? Marie errait. Marie marchait maladroitement, confusément. Elle avait d’abord versé la somme d’argent qu’elle devait aux mercenaires, puis avait arpenté les rues du village, sans but, comme une âme en peine. Sa stupeur quant à ce qui venait de se passer, quant à la façon dont elle avait agi, fut telle qu’elle ne put trouver la place en son cœur pour le moindre regret. Son pauvre cœur était percé. Tout un flot confus de sentiments s’en écoulait. Alors qu’elle marchait tristement, la tête basse, vers l’entrée du village, elle vit la camionnette de Jean, vide, portières ouvertes et ne put s’empêcher de se remémorer ce qui s’était passé. Tout cela était de sa faute. Son regard se porta alors sur le grand arbre où Luc avait bien failli être pendu et elle vit la corde de chanvre, que l’on n’avait pas dénouée et qui semblait un gros serpent suspendu à une branche, à l’affut d’un cou sur lequel se refermer. Marie se sentait nauséeuse. Elle grimpa à l’arbre et décrocha la corde, car la voir ainsi balancer sous l’arbre lui était insupportable. Elle y voyait Luc pendu à l’extrémité et cette vision l’emplissait d’une indescriptible horreur. Alors qu’elle la décrochait, elle se sentit tout à coup très lourde. La moindre parcelle de son corps, de ses cheveux jusqu’au bout de ses ongles, lui semblait un intolérable fardeau. Elle se sentait attirée par une étrange force sous-terraine qui l’invitait à redevenir poussière. Elle rougissait et elle tremblait. Elle avait honte. « Je suis une misérable, pensait-elle. La jalousie m’a poussé à commettre l’impensable. Je ne mérite pas l’amour de Luc et encore moins son pardon. Je suis désolée Jean, j’ai failli à la promesse que je t’avais faite… » Marie marchait lentement, corde sur l’épaule, les yeux balayant le sol. Elle avançait confusément au cœur d’un de ces moments d’égarement, qui mêle désespoir et solitude et pousse aux actes les plus atroces. Marie glissait comme une ombre le long des rues du village, la tête basse, le teint livide, les yeux déjà éteints. Elle emprunta une ruelle sombre, dans laquelle elle s’enfonça, avant de disparaitre dans l’épaisseur de la nuit.

 Quelques flambeaux brûlaient au coin de certaines rues. Ils étaient la seule et unique source de lumière du village. Grâce à eux, Marie distinguait à peu près ce qui se trouvait devant elle. Régulièrement, elle levait les yeux, semblant chercher quelque chose, puis baissait à nouveau la tête. Elle s’empara d’un flambeau et suivit la flamme qui y dansait à l’extrémité, comme pour lui indiquer le chemin à suivre. Après dix minutes de marche, Marie avait rejoint une grande rue, bordée de maisons tristes et silencieuses, où brillaient parfois de petites bougies à travers les fenêtres. Tout le reste de la rue était parfaitement sombre. Le flambeau qu’elle tenait à la main peinait à chasser l’obscurité qui l’entourait. Pourtant, et cela malgré l’épaisseur des ténèbres, Marie distingua très clairement un grand bâtiment, par lequel elle se sentait irrésistiblement attirée. Il s’agissait de l’église du village. Marie obéit à cette étrange impulsion qui s’était emparée d’elle et s’avança vers la majestueuse bâtisse. Jean, Luc, Blanche, Dionysos et Hermès étaient toujours dans la cave, juste en face.

 Comme Jean, inquiet pour Marie, faisait les cent pas dans la cave, Dionysos lui fit tout à coup signe de s’immobiliser.

 — Chut… dit-il alors à l’adresse de tout le monde, son index devant la bouche. Quelqu’un approche ! Je sens une présence…

 — Jupiter… souffla Blanche qui avait également senti une âme approcher.

 — Vite ! Un tonneau. Il nous faut immerger Blanche dans le sang terrestre, en vitesse ! s’exclama Luc en cherchant dans un coin de la cave.

 — Mais… nous les avons bus, pardi ! dit Jean qui pointait du doigt les cadavres de tonneaux entreposés dans un coin de la cave.

 — Trop tard pour agir, renchérit Dionysos. Il est tout proche et il sait que la lune est ici. Nous ne pouvons plus lui échapper à présent.

 De son côté, Marie venait de pousser la grande porte de l’église et s’était engouffrée dans la nef qui sentait encore l’encens et qui, bien que vide, semblait toujours habitée par une extraordinaire présence. Marie traversa la nef en passant entre les bancs, se laissant guider par la flamme tremblante des bougies disposées un peu partout autour d’elle. Elle s’avança jusqu’à l’autel, depuis lequel les prêtres orchestraient les messes, puis sans s’arrêter, la traversa et entreprit l’ascension d’un petit escalier en colimaçon qui montait jusqu’au clocher et que l’on empruntait habituellement pour aller sonner les vêpres. Marie n’avait jamais mis les pieds dans cette église, et pourtant, elle s’y déplaçait et s’y repérait comme s’il s’agissait de sa propre maison. L’escalier qu’elle avait emprunté était très étroit et poussiéreux. Lorsque Marie mit le pied sur la dernière marche, elle rencontra une vieille échelle en bois, qui permettait d’accéder au clocher. Elle y posa les mains, puis les pieds, et, toujours guidée par cette mystérieuse force qui se penchait au plus près de son cœur pour lui murmurer d’augustes paroles, grimpa avec assurance. Elle se trouvait désormais dans la gorge de l’église, un petit espace où l’on sentait un air frais circuler librement, et où pendait la grande cloche dorée, immobile, aussi glacée que l’air, aussi lourde que la conscience de Marie. Une grosse et très longue corde y était attachée. Marie l’effleura, fit le tour de l’immense cloche en faisant glisser sa petite main sur les murs de pierre, puis, alors qu’elle sentait un souffle frais se presser contre ses reins, se pencha à travers une des ouvertures du clocher. Emportés par le vent, ses longs cheveux roux dansaient librement comme des oriflammes. Si quelqu’un avait levé les yeux sur le clocher à ce moment-là, ce quelqu’un aurait pu voir l’étendart de Marie s’agiter dans la nuit. Mais personne ne levait les yeux. Personne ne faisait attention au clocher et Marie était seule parmi les ombres. Elle ne voyait plus la moindre lueur et sentait déjà les murs glaçants du tombeau se fermer autour d’elle. Tout lui paraissait noir et morne. Pourtant, à travers le petit soupirail de la maison qui faisait face à l’église, brillait une lueur vive, comme une étoile solitaire qui appelle aux regards. Mais Marie ne la vit pas. Elle passa à travers l’ouverture que ses cheveux avaient déjà empruntés et escalada aveuglément le clocher, semblant obéir à une voix qui l’aurait appelée depuis le sommet. Malgré le vent qui soufflait, malgré l’obscurité, Marie grimpait sans ne rien regarder d’autre que la croix qui trônait au point culminant du clocher. Elle lui apparaissait comme deux bras grands ouverts. En quelques minutes, Marie atteignit le sommet. A cette hauteur, le vent, qui hurlait, l’aurait emportée dans le vide si elle ne s’était pas cramponnée à la petite croix de fer. Prudemment, Marie fit glisser la longue corde qu’elle avait gardée sur l’épaule, puis l’enroula plusieurs fois autour de la croix avant de l’y nouer. Ses mains qui avaient tant pétri, qui avaient créé tant de délices, qui avaient tant œuvré pour la vie, travaillaient maintenant pour le compte de la mort et confectionnaient une ultime tresse, une tresse au goût amer et froid, une tresse de chanvre au bout de laquelle elle avait décidé de s’abandonner. Marie vérifia une dernière fois la solidité du nœud et noua l’autre extrémité de la corde à son petit cou pâle. Elle pensa ensuite à son pauvre père, à qui elle aurait aimé envoyer un dernier baiser, puis fit un pas dans le vide.

 — Jean, Luc, pardonnez-moi, où que vous soyez, murmura-t-elle en accrochant son regard à quelque pli sombre du ciel, espérant que l’éclat de ses yeux s’y imprime après sa mort.

 A ce moment précis, une voix, qui semblaient provenir des nues auxquelles Marie se livrait, prononça ces quelques mots : « Malheur, il ne faut surtout pas faire ça ! Stop ! »

 Cette voix, qui s’était élevée dans les airs avec la vélocité de l’oiseau, était celle de Jean. Marie la reconnut et son cœur fit aussitôt un bond dans sa poitrine. Mais ses pieds avaient déjà quitté le clocher. Marie, au bout de sa corde, avait entamé l’ultime, immense et horrible saut dans les abysses de la mort.  

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