Jean fait de la résistance

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 Bien que la tâche fût ardue, Luc cherchait avant tout à rester serein, à contrôler les battements de son cœur et à respirer calmement. Le plus difficile était de garder la bouche fermée et les lèvres serrées sur la paille. La moindre ouverture, le moindre petit écart entre les lèvres aurait permis au vin de s’infiltrer dans la bouche… ce qui, bien entendu, conduirait à une mort lente et douloureuse. Aussi Luc s’efforçait-il de ne pas y penser et de concentrer son attention sur ce qui se passait de l’autre côté du tonneau. « Pourvu que Blanche et Marie aillent bien » pensait-il en attendant un signe de la part de Jean. Chaque seconde qui passait avait tout d’une éternité. En prêtant l’oreille, en ignorant les battements de son cœur qui lui semblaient des coups de tambour, il entendit des pas, ou ce qui lui paraissait ressembler à des bruits de pas (l’abondance de vin déformait la réalité…). Mais déjà, Luc n’entendait plus rien. Il prêta l’oreille avec plus d’attention encore et dut lutter contre l’envie de sortir la tête du tonneau, afin de s’informer de la situation de ses amis. Comme il regrettait de s’être caché en premier ! Alors qu’il ruminait ces pensées et qu’il maugréait contre lui-même, il entendit -distinctement cette fois-ci- quelqu’un cogner contre le couvercle de son tonneau. Le son qui parvint à son oreille lui semblait à la fois tout proche et lointain, un peu comme dans un rêve (ou un cauchemar) qui se laisse pénétrer par les bruits du monde réel. Mais il reconnut pourtant là le signe qu’il attendait. Jean venait de lui signifier que tout le monde était caché et, à priori, en sécurité.

 Luc entendit à nouveau les bruits de pas de Jean, qui s’éloignait pour rejoindre l’autre pièce et affronter Jupiter. Et puis ce fut le silence. Un silence glaçant, angoissant. Un silence qui forçait l’esprit aux plus horribles, aux plus affreuses conjectures. Luc avait l’impression d’être retourné à l’état de fœtus et il maudissait cette régression. Et pourtant il savait que Jean avait raison. Il lui fallait rester caché. Si par malheur il sortait de ce tonneau, il condamnerait ses amis et jamais, jamais ils ne rejoindraient l’île immortelle. Et alors la terre serait à tout jamais privée de la lune.

 Si Luc avait du mal à discerner et entendre les sons qui provenaient de la pièce d’à côté, il pouvait en revanche en sentir les tremblements. Son tonneau, ainsi que le vin dont il était rempli, était traversé de secousses. « Ça y est, Jupiter est entré » pensa Luc. Pendant de longues secondes, il n’entendit ensuite plus rien, jusqu’à ce que la voix de Jean vienne briser le silence. Elle semblait provenir de très loin et Luc dut rester parfaitement immobile pour pouvoir l’entendre.

 — Luna, Luna… Est-ce la lune que vous appelez ainsi ? Vous m’ennuyez avec vos histoires ! Sur la devanture de mon magasin, il est indiqué « vin et spiritueux », il ne me semble pas avoir jamais vu écrit « marchand de lune ». Je vous dis que je ne sais pas où elle se trouve. Et puis de toute manière la lune ne se boit pas. Et moi tout ce qui ne se boit pas, vous savez…

 — Menteur, misérable mortel… Tu rejoindras Pluton dans le brasier des enfers. Livre-nous Luna, ou Pluton se repaîtra bientôt de ton âme...

 Cette voix, pensait Luc, celui qui venait de prononcer ces paroles, devait être Jupiter. Sa voix seule suffisait à glacer le sang. Elle semblait pourtant humaine mais avait une grandeur, une solennité comme nulle autre. Elle ressemblait au son qu’auraient produites les plus grandes montagnes si elles avaient pu parler. Jupiter devait être immense. Une autre voix, tout aussi puissante et inquiétante mais plus sombre et plus macabre encore, vint relayer celle de Jupiter. Il était accompagné par quelqu’un d’autre.

 — Parle donc et obéis à Jupiter, misérable petit homme. Parle, avant que je m’en aille quérir puis dévorer tes enfants.

 — Vous m’en voyez navré mais je n’ai pas d’enfants. Mais entre-nous, vous ne devriez pas manger cela, vous auriez d’affreux maux d’estomac. Enfin, si vous le faites malgré tout, permettez-moi de vous conseiller ce petit vin pour accompagner vos repas… un fameux « château groscommeunsac » du beau cépage « Médoc ». Il vous évitera tout tracas digestif, disait Jean en s’efforçant de masquer sa peur en la couvrant d’ironie.

 Qui donc pouvait bien être ce dieu dévoreur d’enfant qui s’était adressé à Jean ? Luc tremblait. Combien étaient-ils dans cette pièce ? Ce furent les dernières paroles distinctes que Luc parvint à entendre. Les mots avaient finalement succombé aux gestes et, parmi le brouhaha, on pouvait distinguer le son du verre brisé et la voix étouffée de Jean, qui semblait avoir été pris à la gorge par l’un des dieux. Des pas lourds martelèrent le sol et Luc crut entendre le son de l’épée, ou du poignard qui quitte le fourreau pour aller s’enfoncer dans la chair. Mais il n’y avait pas eu le moindre cri, pas le moindre gémissement, aussi espérait-il se tromper. Peut-être Jean leur avait-il échappé ?

 Luc avait de plus en plus de mal à respirer. Son cœur battait plus vite et réclamait une quantité d’oxygène que sa malheureuse paille ne pouvait lui apporter. « Pourvu que Marie et Blanche soient plus calmes que moi, pourvu qu’elles restent immobiles » pensait Luc tout en prêtant l’oreille. Une fois de plus, il entendit la terrible voix de Jupiter, mais cette fois-ci très distinctement, comme s’il se tenait debout devant son tonneau.

 — Elle est passée par là, le vieil homme nous ment ! Je le sais ! Je le sens !

 A ce moment-là, le cœur de Luc se renversa et ce fut comme si tout son sang affluait dans ses pieds, désertant chaque autre partie de son corps. On était en train d’ouvrir le couvercle de son tonneau. Des mains s’agitaient dessus, des doigts cherchaient à passer sous la charnière pour faire sauter le couvercle de bois. Jupiter avait dû repérer le trou (pourtant minuscule) que Jean avait pratiqué sur le couvercle du tonneau. En s’imaginant cela, Luc commença à réellement suffoquer. Les doigts glissaient sur le tonneau avec toujours plus d’ardeur, toujours plus de détermination et Luc se demandait bien par quel miracle le couvercle tenait-il toujours en place. Soudain, Luc entendit une sorte de craquement sinistre, comme le bois qui se brise. Il fut suivi d’un autre bruit, comme une longue déglutition, semblable au vacarme qu’aurait produit une immense baignoire où l’eau aurait été entièrement siphonnée en l’espace de trois secondes seulement.

 — Par mes anneaux ! Que fais-tu sombre idiot ? s’exclama le mystérieux dieu qui accompagnait Jupiter.

 Luc entendait à présent les voix comme dans un rêve profond. Tout était lointain et indistinct. Les vapeurs de vin et le peu d’oxygène lui tournaient la tête. Il avait de plus en plus de mal à maintenir le menton relevé et la paille bien serrée entre ses dents. De minces filets de vin s’infiltraient petit à petit à travers ses lèvres qu’il s’efforçait pourtant de garder closes.

 — Eh bien… hips ! Je cherche… hic ! Tu le vois bien… répondit une personne, un dieu probablement, qui ne s’était jusqu’à présent pas manifesté. Mais il n’y a que du… hips ! Que du vin dans ces tonneaux… Mais de… hips ! de qualité ! Ah ça oui… hic !

 Le mystérieux dieu semblait ivre et sa voix était aussi bien noyée par l’alcool que secouée par le hoquet.

 — Misérable éponge à vin ! Tu n’es qu’une amphore sur pieds ! Quelle idée ai-je eu de t’avoir emmené avec nous ! Comment mon propre fils peut-il adopter le comportement d’un mortel ? Quel déshonneur. Tu es le feu divin Dionysos ! Ton cœur est censé être animé par la vigueur des flammes et l’impétuosité de la foudre… Par ma céleste barbe ! Pourquoi ne m’écoute-t-il pas ? Pose ce tonneau tout de suite Dionysos, ça suffit ! Cesse de te remplir de ce vin où je vais te…

 — Glou… glou… glou… gloups !

 Dionysos, n’écoutant que les appels de son gosier, venait de vider un autre tonneau, sous le regard désespéré de Jupiter, son père.

 — Attends un peu, je m’en vais te faire passer la soif avec une bastonnade électrique ! Ces milliers de volts vont évaporer l’immonde océan de vin qui noie ton cerveau… Saturne ! Aide-moi à l’attraper !

 Jupiter grésillait de colère et fidèle à ce qu’il venait d’annoncer, s’avança vers Dionysos, prêt à lui infliger la fameuse bastonnade foudroyante. Mais son fils, (c’est ce qu’imaginait Luc, qui, privé de sa vision depuis qu’il était entré dans le tonneau, ne pouvait qu’entendre et faire des suppositions basées sur les sons) se mit à courir dans tous les sens, évitant les mains de Jupiter et de Saturne qui tentaient vainement de se refermer sur lui. Il louvoyait entre les rangées de tonneaux, poursuivi par ses compagnons qui lui lançaient des injures de dieux, qui n’ont sur terre aucun équivalent syntaxique. Alors que Jupiter, Saturne et Dionysos se livraient à cette querelle familiale, Luc se sentit tout à coup vaciller. En moins d’une seconde, il se retrouva couché, complétement désorienté et hébété. Sa nuque baignait à présent dans le vin qui s’écoulait petit à petit par une fente au niveau du couvercle. Dans sa course, Dionysos avait heurté et renversé le tonneau de Luc. Si l’un des dieux venait à passer derrière, Luc était perdu.

 — Aïe ! Lâchez-moi père ! Vous n’avez pas le sens de l’humour et décidément encore moins celui de la fête ! Je vous dis que je ne veux pas vous laiss… argh gleu gleu beu bada bada guégué brrr zorglaglagla !

 A travers le trou de son tonneau, Luc vit d’impressionnants flashs de lumières, tantôt bleue, tantôt blanche, tantôt violette, illuminer la pièce. Jupiter avait tenu parole et venait de corriger Dionysos, en déchargeant sur lui la bastonnade foudroyante.

 — Cela suffit, Jupiter. Nous devrions nous en aller. Luna n’est plus ici. Elle doit d’ailleurs déjà être loin et nous devons la retrouver coûte que coûte. Peut-être a-t-elle des jours d’avance sur nous. Nous avons de toute évidence fait fausse route en venant ici, alors ne perdons pas plus de temps. Ramasse-le et partons…

 Luc n’arrivait pas à y croire. Il prêta attentivement l’oreille et entendit des pas lourds, des souffles rauques, comme des râles, un dernier frémissement électrique, puis, plus rien. Il n’y avait plus dans cette pièce qu’un silence pesant et une légère odeur de soufre. Grâce à l’indiscipline de Dionysos, Luc, Blanche et Marie étaient sauvés… pour le moment.

 Luc, toujours couché dans son tonneau, le corps transi de froid et les vêtements gorgés de vin rouge, espérait naïvement que Jean vienne le libérer, comme il avait promis de le faire. Ne voulant pas désobéir aux ordres de Jean, il attendit et resta immobile durant de longues minutes. Au bout d’un certain temps, on frappa effectivement contre son tonneau. « Toc, toc, toc ! », trois petits coups secs résonnèrent contre la paroi boisée. « Jean est sain et sauf ! pensa Luc. Trois petits coups sur le tonneau ! C’est bien là le signal qu’il nous avait donné ». Luc n’hésita pas. Il donna simplement quelques coups du sommet du crâne, jusqu’à ce que le couvercle lâche complétement. Il s’acquitta de cette tâche en moins de trente secondes, puis rampa hors du tonneau. Il eut un peu de peine à se redresser et à se tenir debout tant il lui semblait héberger un concerto pour trompettes et tambour au sein même de son crâne. Luc porta la main à son crâne endolori et brûlant, puis lança un bref regard circulaire sur la pièce. Jean n’était pas là. Les trois coups avaient été portés par la chouette, postée sur le tonneau, qui regardait Luc de ses petits yeux de glace.

 L’arrière-boutique était entièrement métamorphosée. Ce n’était plus qu’un immense capharnaüm. Sans prendre le temps de plus observer les alentours, Luc se précipita sur le tonneau dans lequel était enfermée Blanche et fit sauter le couvercle. Il avait si souvent vu Jean faire, que l’ouverture d’un tonneau n’avait plus aucun secret pour lui. Luc plongea ensuite la main dans le vin d’argent (qui avait pris une couleur mercure dès lors que la lune s’y était introduite) et, lentement, chercha l’épaule de Blanche sur laquelle il tapota doucement. Aussitôt, Blanche, qui avait reconnu le toucher de Luc, refit surface. Ses longs cheveux d’argent, puis son visage émergèrent de la surface. Son visage et ses cheveux semblaient à peine humides et brillaient comme l’ivoire. Luc s’empressa ensuite de rejoindre, puis d’ouvrir le tonneau dans lequel était cachée Marie. Lorsqu’il la délivra, elle refit vite surface en toussotant. Tout comme Luc, le vin s’était infiltré entre ses lèvres et avait considérablement embrumé son esprit. Ses cheveux, trempés, adhéraient sur son visage où ruisselaient d’épaisses gouttes rouges. Marie s’accrocha à Luc en toussant et il l’aida à sortir de son tonneau. Blanche s’approcha d’eux, tenant entre ses bras le petit Dionysos dégoulinant ainsi que deux bouteilles d’eau qu’elle avait trouvées non loin de son tonneau. Luc la remercia et porta le goulot d’une bouteille aux lèvres de Marie.

 — Bois Marie, cela te fera du bien. Tu peux utiliser le reste pour rincer tes cheveux, si tu veux, dit Luc.

 Marie s’exécuta et but longuement, sans ouvrir ses paupières où étaient collées d’épaisses mèches de cheveux sombres et humides. Le roux si chatoyant de ses cheveux, d’ordinaire si pur, avait perdu son éclat et semblait porter un deuil sinistre. Marie toussota à nouveau et tendit la bouteille à Luc. Il fit ensuite couler ce qu’il restait d’eau dans son épaisse chevelure, qu’elle frottait et serrait entre ses doigts pour la désengorger. Des grosses gouttes rouges tombaient au sol et formaient une grande flaque cramoisie aux pieds de Marie. Enfin, parcourue de frissons, aussi tremblotante que dégoulinante, Marie rejeta ses cheveux en arrière puis s’immobilisa, le regard fixé droit devant elle, sur l’endroit où se trouvaient encore les dieux quelques minutes auparavant.

 — Où est Jean ? demanda-t-elle d’une voix qui ne semblait rien d’autre que la continuité du frémissement qui traversait son corps.

 Tous les regards se portèrent sur les alentours. Des tonneaux brisés, vidés de leurs contenus, gisaient ça et là, éparpillés à travers la pièce. Des morceaux de verre jonchaient le sol. Les murs semblaient pâles et humides, comme larmoyants. Des fétus de paille étaient échoués un peu partout et l’odeur âpre de l’alcool prenait à la gorge. Tout, ou presque, était dévasté.

 De concert, Luc et Marie s’avancèrent vers le centre de la pièce. Leurs regards s’étaient arrêtés sur la même chose. Une immense flaque rouge, épaisse et sombre, maculait le sol. En son cœur, baignait une des chaussures de Jean, solitaire et séparée de son propriétaire. La petite chouette, elle aussi, volait, affolée, à la recherche de Jean.

 — Jean ! appela Luc en s’élançant jusqu’à la boutique, suivi de près par Marie.

 Et ils appelèrent, criaient son nom encore et encore en arpentant la boutique de long en large. Personne ne répondait. Blanche, immobile dans l’arrière-boutique, se tenait debout devant la chaussure de Jean, les mains jointes le long du corps. Elle savait qu’il les avait quittés. Marie, ravagée par le chagrin, les pleurs donnant sur ses joues l’accolade aux gouttes de vin, s’effondra devant la mare rouge et à genoux, penchée sur la chaussure de Jean, laissa échapper de lourds sanglots. La pointe de ses cheveux trempait dans la flaque qui reflétait son visage meurtri. Luc, rongé par la tristesse, aggravée qui plus est par un sentiment de culpabilité, se pencha sur Marie et souhaitait serrer sa main dans la sienne. Voir Marie si malheureuse lui était presque intolérable. Marie se redressa précipitamment et, le buste raide, repoussa la main de Luc avec véhémence.

 — Non ! cria-t-elle à l’adresse de Luc. Laisse-moi !

 C’était la première fois que Marie haussait la voix en présence de Luc.

 — Tout ce sang, reprit-elle en balbutiant presque effrayée par ses propres mots, Jean est parti… Jean est perdu… Il est mort par notre faute, à cause de nous et rien d’autre ! A cause… A cause de vous ! De vous et de votre stupide…

 Mais ces derniers mots s’étouffèrent dans la gorge nouée de Marie. Un violent sanglot souleva sa poitrine, puis elle leva ses yeux habillés de larmes sur Luc. Il n’avait jamais lu une telle expression dans son regard, et en fut effrayé. Blanche s’agenouilla à son tour, lentement, presque religieusement et souffla, d’une voix plus douce et plus chaude encore qu’une brise d’été :

 — Je ne saurai pas trouver les mots pour exprimer les sentiments qui bousculent mon cœur, c’est en effet à cause de moi si vous vous êtes retrouvés impliqués dans cette histoire qui n’aurait pas dû vous concerner… je ne sais comment vous exprimer mes regrets Marie…

 — Ce n’est pas à vous de décider de ce qui me concerne ou ne me concerne pas, trancha sèchement Marie, sans lever les yeux sur Blanche, par peur que l’expression de ses yeux ne l’amadoue. Sa voix était encore entrecoupée de sanglots.

 Marie posa son regard sur la chaussure de Jean et, se remémorant les paroles qu’il avait prononcées avant de la quitter, se releva tant bien que mal, sécha ses larmes sans pour autant réussir à effacer l’ombre qui couvrait son visage, puis dit d’une voix monotone, que le moindre sentiment semblait avoir déserté :

 — Partons. Partons d’ici. Le Havre est encore loin et la route ne sera pas facile. Nous devons trouver cette île. C’est ce que Jean voudrait.

 Alors qu’elle prononçait ces mots, Marie ne put s’empêcher de lancer un bref regard noir sur Blanche, qui s’était relevée, portant Dionysos entre les bras. Marie plongea la main dans la poche de son pantalon et extirpa un téléphone que Luc aurait juré voir pleurer tant il gouttait. Marie retourna le téléphone dans sa main, le secoua, tapa un peu dessus pour essayer de le faire revenir à lui, mais sans succès.

 — Evidemment… marmonna-t-elle avant de poursuivre, en se tournant vers Luc. Il nous faut trouver un moyen de joindre mon père, nous devons le prévenir de notre arrivée. De quoi aurions nous l’air s’il décidait de s’embarquer pour Madagascar ou je ne sais où avant que nous arrivions ?

 — Il n’y a plus d’électricité… dit Luc sans parvenir à détacher son regard de la grosse flaque rouge. Aucun téléphone ne marchera si le réseau est hors service. Je crois que nous allons devoir tenter notre chance et espérer trouver ton père à quai. La camionnette de Jean est garée non loin d’ici. Nous devrions l’emprunter et nous hâter de rejoindre le Havre.

 — Jupiter et Saturne sont passés par ici. C’étaient eux que nous avons entendus depuis nos tonneaux. C’est à eux que Jean s’est opposé. Quoi que nous fassions, il me faut rester immergée dans le sang terrestre, ou ils me retrouveront aussitôt.

 — Nous prendrons avec nous un tonneau à bord afin que tu t’y caches. Reste seulement à trouver un moyen de prévenir le père de Marie de notre arrivée… dit Luc en se grattant la tête.

 La petite chouette, perchée sur son épaule, n’avait de cesse de déployer puis ranger ses ailes, comme pour essayer d’attirer l’attention sur elle.

 — Je crois connaître un moyen plus sûr que n’importe quel autre service postal, dit Blanche en souriant et en approchant la main vers la chouette. Quelque chose me dit que cette brave chouette n’a pas fini de nous sauver la mise… peut-être devrions nous la baptiser, après tout, ce n’est pas un oiseau quelconque.

 Désireuse de manifester sa volonté et son désir de rendre service, la belle chouette s’envola et décrivit des cercles en battant confusément des ailes.

 — Pourquoi pas, après tout ? dit Luc en la regardant voler. Elle a déjà eu plusieurs occasions de nous prouver son intelligence. Je suis sûr qu’elle rejoindrait le Havre en un rien de temps.

 Aussitôt dit, Luc s’en fut chercher une petite feuille de papier, un crayon et une ficelle, qu’il détacha d’un des saucissons qui pendait dans l’arrière-boutique. Une fois tout ce petit matériel en main, il laissa le soin à Marie de griffonner un message à l’attention de son père. Lorsque ce fut chose faite, elle lut machinalement le message, à voix haute :

 « Papa,

 Tu vas trouver cela parfaitement fou et ça l’est sûrement. Néanmoins, j’ai besoin de ton aide et de ton navire. Luc et moi-même devons nous rendre sur une petite île au large des côtes. Je sais que tu n’aimes pas ces histoires de « rigolos » comme tu te plais à les appeler, mais sache que je ne plaisante pas. Trouver cette île est pour nous d’une importance capitale. Nous t’expliquerons cela plus en détail le moment venu. Je t’en prie, attends-nous à quai. Comme je te l’ai dit, nous aurons besoin de ton navire et de ton expertise maritime. Nous sommes sur la route et devrions arriver dans un jour tout au plus, s’il ne nous arrive rien de fâcheux en chemin.

Ps : Fais nous parvenir ta réponse en l’attachant à la patte de la chouette. Elle saura nous retrouver. »

 — Peux-tu apporter cela au Havre ? Hermès ? demanda doucement Marie en se penchant sur la chouette qui s’était à nouveau posée sur Luc.

 — Hermès… dit Luc, songeur. Je n’aurai pas trouvé nom plus convenable. Cela lui va très bien.

 Au plus grand étonnement de tous, Hermès déploya ses ailes, comme pour trouver un équilibre, puis tendit la patte droite, afin que Marie y attache le message.

 — Je n’ai pas mentionné Blanche dans mon message, dit Marie en attachant le message à la petite patte tendue d’Hermès, car mon père aurait sûrement refusé de me croire… Il est très terre à terre, pour un marin.

 — Bien sûr, tu as eu raison, dit Blanche d’un ton affable avant de se retourner vers Hermès. Il semble avoir compris, reprit-elle. Oui, je suis même sûre qu’il sait ce qu’on attend de lui. Donne-lui plus de détails sur ton père, Marie. Cela lui facilitera la tâche, proposa Blanche en caressant Hermès.

 — J’allais le faire… soupira Marie sans regarder Blanche. Hermès écoute-moi, dit Marie d’une voix claire, en détachant très nettement chaque mot. Porte ce message au port du Havre. Une fois là-bas, cherche un grand voilier en bois de chêne, à la propreté impeccable et au bois plus étincelant que les parquets du château de Versailles. Fais en sorte de survoler le port de nuit. Mon père ne quitte presque jamais son navire. C’est le seul qui devrait être éclairé. Mon père, quant à lui, poursuivit Marie en se rapprochant d’Hermès comme pour lui murmurer à l’oreille, est un marin de taille moyenne, mais bien en chair. Il a une casquette noire éternellement visée sur la tête et une épaisse barbe sombre qui lui tombe jusqu’à la taille.

 Hermès, en signe d’assentiment, hulula doucement en hochant la tête. Il semblait ravi que l’on lui confie une mission de cette importance. Ses grands yeux bleus trahissaient une intelligence remarquable et personne ne douta de sa capacité à trouver le père de Marie. Luc, escorté par Blanche et Marie, s’avança jusqu’à la pièce principale de la boutique, attrapa Hermès entre ses deux mains et le présenta face à la large ouverture dans le mur, où se trouvait jadis la porte d’entrée, que Mars avait brutalement abattue.

 — Va, Hermès. Fais vite, dit Luc en libérant la petite chouette.

 A peine avait-il ouvert les mains qu’Hermès s’envola et dans un battement d’ailes presque inaudible, passa à travers l’ouverture dans le mur avant de disparaitre dans les airs.

 — Ne perdons pas plus de temps, dit Marie en se retournant en direction de Luc. Allons chercher cette camionnette, chargeons le tonneau et mettons-nous en route.  

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