Mars

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 Depuis que l’immense blessure du ciel s’était refermée, des milliers de particules rouges se détachaient des nuages pour tomber lentement sur terre. Les nuages braisaient. Braiser, c’est sensiblement la même chose que neiger, si l’on exclut le fait qu’au lieu de cristaux de glace, ce sont braises ardentes qui tombent du ciel pour flotter dans les airs jusqu’à toucher terre.

 En quelques minutes, le sol de la ville toute entière fut recouvert d’un tapis de cendres. La chaleur avait par ailleurs considérablement augmenté. Tous les météorologistes du monde s’arrachaient les cheveux. Ou le peu qui leur en restait. Car qui avait le malheur de sortir la tête nue, sans chapeau ou autre couvre-chef, voyait ses cheveux s’enflammer au contact des braises, puis se consumer comme de vulgaires brindilles au fond d’une cheminée. Tous les journalistes étaient en émoi. On ne parlait plus que de la catastrophe qui s’était abattue sur terre mais personne, des plus éminents scientifiques jusqu’au président de la république, n’en connaissait la vraie raison. Deux jours après la déchirure du ciel quelques personnes, pourtant, comprirent bien malgré eux ce qui était en train de se passer : Après quarante-huit heures passées sous la surface de la terre, quarante-huit heures passées à se gorger de son sang, Mars, le grand dieu Mars, fit son apparition. Mars était le dieu de la guerre. Et Mars était très en colère. Les raisons de sa colère étaient multiples :

 Premièrement, il pleurait ce qu’étaient devenus les hommes ; leur manque d’audace et leur manque d’honneur. Il pleurait aussi ce qu’étaient devenus les soldats. Avoir troqué épées et boucliers contre mitrailleuses et bombes était, aux yeux de Mars, une véritable hérésie.

 La deuxième raison de sa colère venait de ce que Mars était chatouilleux. Et l’homme avait osé envoyer des robots sur son dos, pour le filmer, l’observer, l’étudier… et les allées et venues de ces robots sur son épine dorsale lui causait d’intolérables chatouilles. Mais Mars, qui de près ou de loin avait participé à toutes les guerres, a besoin de se reposer. Se battre est exténuant. Mais comment se reposer, comment trouver le sommeil avec un robot qui vous court sur le dos ? Et puis, bien sûr, on venait de lui voler la Lune, avec qui il cohabitait pourtant depuis la nuit des temps. Et cela, Mars ne pouvait le tolérer.

 Tout comme Blanche, Mars, en pénétrant l’atmosphère terrestre, se vit donner une apparence humaine par la terre elle-même. Mars était très laid. Sa peau était couverte de cicatrices, dont certaines semblaient encore saigner. Sa bouche, comme une grande plaie, était affreusement tordue. Il portait une large armure sombre qu’il avait lui-même taillée et forgée dans la roche de la plus haute et la plus imposante montagne. Ses yeux rouges étaient comme plongés dans un éternel bain de sang et semaient la mort partout où il se posaient. Enfin, il portait toujours son épée, une arme aux dimensions aberrantes, qui suffisait à raser un village entier pour peu que Mars le désire.

 Par chance pour les hommes, Mars était timide. Son apparence faisait qu’il n’osait trop s’exposer aux yeux de tous. C’est aussi pour cela qu’il aimait tant la guerre. Dans la folie des combats, sous les pluies de flèches et les bourrasques de lames, on ne prend pas le temps de dévisager son voisin, c’est dangereux. Mars agissait donc le soir venu. Quand l’œil du soleil était parfaitement clos, Mars arpentait les rues de Paris, reniflant l’air dans l’espoir de localiser Blanche. Lorsque l’on entendait les sabots de son énorme destrier claquer sur le sol, ainsi que son souffle puissant, on rejoignait caves et greniers à toute hâte. Les chats et les rats, eux-mêmes, fuyaient à son approche.

 Un soir qu’il avançait le long du champ-de-Mars, non loin de la tour Eiffel, trois voitures de police lui firent barrage et des hommes en uniformes lui sommèrent de s’arrêter. Ils criaient mais leurs voix tremblaient. Et lorsque Mars dégaina son immense épée faucheuse d’âmes, tous prononcèrent « maman » d’une voix tremblante. Mais, pour une raison inconnue, Mars ne leur porta aucun coup. Son destrier se cabra et Mars huma l’air comme une bête féroce. Il éperonna son cheval qui s’élança aussitôt au galop, écrasant sur son passage une des voitures qu’il réduisit en un vulgaire tas d’huile et de ferraille.

 Plus loin dans les entrailles de la ville, Luc, assis dans le salon de son appartement en compagnie de Blanche, réfléchissait. Les yeux levés sur le soleil couchant qui s’étirait au loin, il paraissait chercher une réponse quelque part entre ses rayons faiblissants. Mars sur terre, c’était la vie de tous les êtres vivants qui était en jeu. Son amour pour Blanche justifiait-il la mise en danger de tout ce monde ? Luc sentait la tête lui tourner. Le peu de temps qu’il avait passé en compagnie de Blanche l’avait rendu plus heureux qu’il ne l’avait jamais été. C’est un rêve que l’on aurait pourtant tenu pour impossible qui s’était réalisé. Comment renoncer à cela ? Pourtant il fallait que Blanche retourne aux cieux. Luc le savait. La lune avait une bien trop grande importance collective pour demeurer à jamais aux côtés d’un jeune garçon.

 — Tu es tombée par ma faute, tu retrouveras ta place avec mon aide, dit Luc en regardant par la fenêtre les milliers de braises qui tombaient du ciel. Blanche, calmement, un peu triste pourtant, répondit :

 — Mars, tout comme les autres dieux ne peut demeurer loin de moi trop longtemps. Si je retrouve ma place là-haut, il me rejoindra. Et je saurais calmer sa colère. Il vous laissera en paix. Malheureusement, je ne peux simplement le rejoindre et repartir avec lui. Cela me tuerait. Et une terre sans Lune est également vouée à la déchéance, dit Blanche en saisissant la main de Luc entre ses doigts célestes. Comprends-tu Luc ? Ma venue sur terre n’est pas le fruit du hasard. J’ai répondu à l’amour que tu me portais. Je l’ai accepté. J’ai été faible et je t’ai ouvert les bras. Mais j’ai commis là une grave faute.

 Blanche marqua une pause et ramena à elle la main de Luc, dont les yeux devenaient brillants et humides. Elle eut un long soupir et continua, d’une voix suave, plus douce que le coton des nuages :

 — C’est à vous autres, êtres humains, que revient la tâche de trouver le chemin vers les cieux, le contraire est impossible. Tout comme la force de mes sentiments m’a attiré sur terre, c’est elle qui doit maintenant m’escorter jusqu’à mon océan d’étoiles. Il ne peut en être autrement. Nous devons trouver ensemble le chemin qui mène au ciel, pour que je retrouve ma place.

 Luc eut un mouvement de la tête et plongea son regard, où se mêlaient confusément amour, admiration et chagrin, dans celui de Blanche. Il voulut ouvrir la bouche mais Blanche porta délicatement la paume de sa main contre sa joue et lui sourit en s’abreuvant calmement du bleu de ses yeux. Les étoiles qui y brillaient lui semblaient aussi familières que celles qui étincelaient jadis à ses côtés.

 — Connais-tu la nature réelle des étoiles, Luc ?

 Luc, suspendu aux lèvres de Blanche, fit non de la tête.

 — Ce sont des âmes, des âmes humaines, reprit Blanche. Des hommes et des femmes, qui vivaient jadis sur terre et qui, après leur mort, sont devenus lucioles. Et toutes les nuits elle regardent la terre avec mélancolie. C’est précisément cette mélancolie, cet amour qu’elles portent pour leur planète berceau, qui donne à leurs yeux un tel éclat. Sans moi, elles deviendraient à jamais d’éternelles orphelines. Tu ne dois pas être triste de me voir partir Luc. Il me faut te quitter mais un jour viendra où tu seras de nouveau près de moi. Et tu brilleras comme nulle étoile n’a jamais osé briller.

 — Comment puis-je t’aider à retrouver ta place ? demanda Luc d’une petite voix triste.

 — Pour rejoindre le ciel depuis la terre, il me faut rejoindre l’île immortelle. C’est une île cachée au milieu de l’océan, dont les hommes ignorent l’existence. C’est une toute petite île mais qui a plus à offrir que le plus vaste des continents. On y trouve des arbres qui donnent les plus savoureux des fruits, il y pousse un blé plus jaune que le soleil, les grains de sable y sont toujours chauds et les nuits tranquilles apportent au cœur une telle paix, que jamais il ne s’essouffle. En somme, la rejoindre c’est accéder à la vie éternelle et à un calme dont aucun homme n’oserait même rêver. En contrepartie, il est impossible d’en partir.

 — Nous trouverons cette île, dit Luc. Il le faut, c’est mon devoir. Je connais un marin qui accepterait peut-être de nous prendre à son bord. Il nous faut en parler à Marie, il s’agit de son père.

 Ainsi Blanche et Luc se mirent en route en direction de la boutique, espérant y trouver Jean et Marie éveillés. Les braises qui tombaient du ciel transformèrent le bonnet de Luc en véritable gruyère, aussi Blanche déploya-t-elle son châle d’argent comme une aile, dont elle enveloppa Luc pour le préserver des flocons enflammés. La chouette qu’ils avaient recueillie hululait doucement. Blottie contre Luc, sa petite tête dépassait du col de son pull.

 Lorsque Blanche et Luc arrivèrent à destination, ils trouvèrent un lieu clos, où régnait une obscurité inquiétante. Luc s’approcha d’une fenêtre et d’un revers de manche, essuya la couche de cendres qui voilait les carreaux. Seules deux bougies brillaient timidement au fond de la pièce vide. Blanche toqua à la porte mais personne ne vint ouvrir. Luc fit un pas en arrière et plaça ses mains en porte-voix autour de sa bouche. Blanche, aussitôt, lui saisit le bras en hochant la tête. Mars avait l’ouïe fine… La petite chouette, aussi jolie qu’intelligente, s’agita tout à coup et, sans un bruit, s’envola quelques mètres au-dessus d’eux.

 — Regarde, dit Blanche, elle est entrée par la cheminée…

 A quelques kilomètres de là, Mars galopait à travers les faubourgs. Il n’était pas revenu sur terre depuis des milliers d’années, aussi ne reconnaissait-il plus rien. « Comme un serpent la terre aura mué et changé de peau… » pensait-il. Tous ces dédales de rues, ces carrefours, ces grands immeubles, tout cela nuisait à son destrier qui ne pouvait galoper à pleine allure sans risquer de se prendre les sabots sur un trottoir, un banc public ou une borne incendie… Plus que n’importe qui, Mars avait une ouïe et un odorat d’une extrême finesse. Il était capable de repérer quelqu’un à des lieues à la ronde. Mais Mars n’avait, jusqu’à présent, jamais humé air aussi nauséabond que celui du grand Paris. Il était si pollué que le terrible dieu de la guerre avait toutes les peines du monde à capter une odeur humaine. Alors il eût recours à une technique ô combien prisée de tous les tyrans, une des seules modes qui ait résisté aux coups de balais du temps : la terreur.

 Au détour d’une petite ruelle sombre, Mars entendit des voix humaines. Plusieurs jeunes gens marchaient ensemble sur un trottoir, en discutant (bien qu’à voix basse) comme si rien de tous les événements récents n’avait d’importance. Mars fit halte et mit pied à terre. Ses solerets, entièrement faits d’os humains (qu’il avait arraché aux plus valeureuses de ses victimes) résonnaient à chacun de ses pas comme de lourds tambours de guerre. À ce bruit plus qu’inquiétant, les quatre jeunes amis s’arrêtèrent. Il leur semblait entendre le cœur de la terre battre sous leurs pieds. « Poum… poum… poum… ». Mars, dont les enjambées n’étaient autres que des pas de géant, les rejoignit en une fraction de secondes. Pétrifiés, ils n’avaient osé fuir et regardaient à présent avec une incommensurable frayeur la chose qui se dressait menaçante devant eux. Bien sûr ils ne connaissaient pas son identité. Tout ce qu’ils savaient, c’était qu’un être gigantesque, titanesque, un être de plus de trois mètres de haut se dressait devant eux et leur bloquait le passage. Mars ne tira pas sa large épée du fourreau. Il fit quelques pas vers eux et, d’une seule main, souleva un des garçons en l’attrapant par le cou.

 — Luna… ? interrogea-t-il simplement, d’une voix d’outre-tombe.

 Mars n’aimait pas perdre son temps avec d’inutiles discours. Son épée parlait pour lui. C’est avec elle qu’il se faisait jadis comprendre. Le sang s’était figé dans les veines des quatre jeunes hommes. Mars jeta à terre le garçon qu’il avait attrapé et lentement, porta la main derrière son dos. La lame de son épée chantait dans le fourreau. Alors, l’un des garçons, d’une voix plus vacillante qu’une flammèche aux prises du vent, balbutia :

 — Luc l’orphelin… c’est Luc l’orphelin qui l’a volée.

 Le garçon qui venait de prononcer ces quelques mots n’était autre que Torto, le voisin de Luc, qui, à genoux devant Mars, tremblait de peur en s’accrochant à ses cheveux. Mars laissa retomber son arme au sein du fourreau. Il s’approcha de Torto qui tremblait au sol, aussi misérable qu’une feuille à jamais privée de sa branche.

 — C’est la vérité… j’ai entendu ma voisine dire qu’il prétendait avoir recueilli la Lune. Pitié ne me tuez pas ! gémit Torto en voyant Mars s’avancer.

 Mars, qui savait lire la peur dans l’éclat des yeux, posa un pied sur Torto et se pencha sur lui. Il posa son immense main sur son crâne et lui tira les cheveux. Torto les sentait se détacher un par un. Le supplice était insurmontable. Il donna toutes les informations qu’il possédait à propos de Luc.

 Pendant ce temps, Blanche et Luc patientaient toujours, immobiles devant la boutique. Ils entendirent alors la voix de Jean, de l’autre côté de la porte.

 — Luc ? Blanche ? C’est bien vous ? Votre chouette est venue me chercher… êtes-vous là ?

 — Oui Jean c’est bien nous, répondit Luc en se collant contre la porte.

 Jean fit entrer Luc mais Blanche, elle, resta figée sur le pas de la porte.

 — Dame Lune, que se passe-t-il ? demanda Jean, inquiet.

 — Nous n’aurions pas dû venir. Mars est là. Je le sens qui approche au grand galop, souffla-t-elle, le regard porté au loin, vers l’ouest.

 — Raison de plus pour entrer, il n’aura pas l’idée de venir vous chercher ici, dit Jean précipitamment.

 Jean fit entrer Blanche puis verrouilla consciencieusement la porte.

  — Sa monture galope avec plus de vigueur que le vent, dit Blanche, il sera bientôt ici. Vous devriez partir, il est d’une extrême…

 — Madame Blanche ! Avec tout mon respect, vous ne croyez tout de même pas que je vais abandonner toute ma marchandise à ce boit-sans-soif ? Il n’aura pas une goutte de mon vin ! Ah ! si la sécheresse de son gosier l’a rendu violent, grand mal lui en fasse… il trouvera ici à qui parler ! Résistance ! Aux armes ! Marie ? Où sont donc mes munitions ?

 — Ici capitaine poivrot… dit Marie qui arrivait par l’arrière-boutique, une bouteille de vin sans étiquette à la main.

 — Ah ! Voilà qui est parfait ! Ce vin de Cahors sera la flamme qui fera bouillir mon sang. Comme nos ancêtres jadis, luttons pour nos valeurs, luttons pour nos vies… aux armes ! Où ai-je donc fourré l’épée de grand papy…

 — Cela ne lui passera jamais…soupira Marie. Il est persuadé qu’il est le descendant de Vercingétorix, dit-elle en haussant les épaules. N’essayez pas de lui ôter cette idée de la tête. Elle y est plus ancrée qu’Excalibur dans son rocher.

 — Marie, nous devons partir, dit Luc précipitamment. Il nous faut nous en aller et rejoindre l’île immortelle. Blanche ne peut pas rester ici parmi nous. Elle doit retrouver sa place pour le bien de notre bonne vieille terre… nous t’expliquerons tout cela plus en détail mais pour le moment nous avons besoin d’un bateau. Ton père a-t-il toujours le sien amarré au Havre ? Il nous serait d’une aide précieuse.

 — Bien sûr, il ne le quitte jamais. Il le considère comme sa seconde fille. Mais quelle est cette histoire d’île immortelle ?

 — Nous t’expliquerons en route. Crois-tu que ton père accepterait de nous prendre à son bord ?

 — Mon père est plus grincheux que le nain de Blanche neige. On lui a un jour proposé une mission, gracieusement rémunérée, où il devait transporter du mobilier d’or et d’argent pour une riche famille qui venait de s’installer à Belfast. Il a catégoriquement refusé, parce qu’un soir qu’il était amarré dans un petit port irlandais, un leprechaun serait venu dérober la barre du gouvernail de son navire. Il faut dire qu’elle était en or… mon père aime dépenser son argent pour gâter son bateau. Depuis ce jour il refuse à tout le monde l’accès à son navire. Heureusement il m’écoute encore, moi. Je vous accompagnerai.

 La petite chouette, tout à coup, se mit à pousser de longs hululements de détresse. Elle volait de fenêtre en fenêtre. Mars était proche. Au loin, on pouvait entendre le claquement précipité des sabots sur l’asphalte. Blanche, Luc et Marie approchèrent d’une des fenêtres. Le soleil, lui-même, était inquiet. Pire encore, il semblait un cœur à la dérive échoué sur terre. Son disque rougeoyant palpitait faiblement sur l’horizon. Dans le ciel, il y avait de longues trainées rouge sang.

 Mars, à l’arrêt sur son grand cheval noir, regardait droit devant lui. Attiré par la Lune, son regard se posa sur la fenêtre où tous se tenaient aux aguets. Lentement, il mit pied à terre et s’avança vers la boutique. A mesure qu’il approchait, la température au sein de la pièce chutait de plusieurs degrés. Marie sentait ses jambes flageoler.

 — Qu… Quelle est cette chose ? murmura Marie. Ne me dites pas qu’il s’agit réellement de Mars…

 — Oh, c’est bien lui, répondit Blanche en se positionnant devant Luc et Marie comme pour les protéger. Je ne l’ai jamais connu sous cette apparence et pourtant cela ne fait aucun doute. Où qu’il aille, il apporte avec lui désolation et trépas.

 — C’est rassurant, merci Blanche, ironisa Marie.

 Jean, qui avait empoigné une vieille épée un peu rouillée, fit quelques pas vers ses compagnons tout en s’exclamant :

 — Ecartez-vous, je vais le renvoyer dans le ciel à coup d’espadon ! S’il croit qu’il peut impunément menacer mes amis… Ah ! Il va s’en mordre les doigts ! Si par malheur il ose effrayer le petit Diogène, je le découpe en rondelles !

 Plein de colère et de vin, Jean regarda par la fenêtre et sa colère se dissipa aussitôt.

 — Ah oui…tout de même, c’est un… un sacré gaillard, s’étonna-t-il, bouche bée devant l’image du colosse qui s’avançait vers eux.

 — Diogène ! Mais bien sûr ! s’exclama Blanche. J’ai une idée, nous avons peut-être une chance de mettre Mars en déroute. Jean ! Où est le petit mammouth ?

 — Dans l’arrière-boutique sur son coussin de paille. Il n’est pas encore réveillé de sa sieste. Mais pourquoi voulez-vous savoir cela ? demanda Jean en se retournant vers Blanche.

 — Retenez Mars ! Ne le laissez surtout pas entrer ! Barricadez les fenêtres et les portes avec tout ce que vous pourrez trouver. J’ai besoin de quelques petites minutes…

 Blanche semblait si sûre d’elle que personne n’osa la contrarier. Aussi Jean, Marie et Luc se mirent à courir de tous les côtés, ramassant planches, caisses de vin, tout ce qu’ils pouvaient trouver pour construire une barricade de fortune. Luc cloua des planches à la fenêtre, Marie poussa nombre de caisses de vin contre la porte d’entrée et Jean, lui, s’affairait à cacher toutes ses bouteilles. Quand Jean passait devant Marie les bras chargés de bouteilles, elle lui en subtilisait une qu’elle ajoutait ensuite à ses fortifications. Blanche quant à elle, fouillait dans l’arrière-boutique, où était paisiblement allongé Diogène. Lorsqu’elle mit la main sur une grande écuelle d’étain, elle s’agenouilla auprès du petit mammouth et fit glisser le haut de sa robe le long de son épaule. Elle découvrit ainsi son sein, dont elle tira quelques gouttes de lait, juste assez pour couvrir le fond du petit récipient. Elle présenta ensuite l’écuelle à Diogène, qui ouvrit aussitôt les yeux. Il sonda la petite gamelle de sa trompe, puis aspira tout le lait. Sa trompe fit ensuite une drôle de contorsion et il en porta l’extrémité à sa bouche.

 Alors que Blanche nourrissait Diogène, il y eut un fracas assourdissant et tous les murs se mirent à trembler. De lourds nuages de poussière se détachèrent du plafond. Jean perdit l’équilibre et tomba au sol. Mars avait enfoncé son épée dans un mur et tout le bâtiment menaçait à présent de s’effondrer.

 — Le toit va s’écrouler ! Attention vous tous, protégez-vous ! scanda Luc.

 Mais le toit tenait bon. Mars retira sa lame du mur, dans lequel courraient d’innombrables lézardes.

 — Mars, ces gens-là n’ont rien fait de mal ! Rengaine ton arme ! Je serai bientôt de retour au royaume des cieux, inutile de te mettre en colère !

 C’était la première fois que Blanche haussait le ton depuis son arrivée sur terre. Le son de sa voix avait quelque chose du cristal, elle était belle et claire mais son fracas avait un dangereux tranchant. Mars ne répondit pas et se contenta d’enfoncer la porte d’entrée. Celle-ci sauta d’un coup, comme emportée par le souffle d’une bombe. En volant à travers la pièce, la porte effleura Jean, manquant de lui arracher la main. La bouteille de vin qu’il tenait, elle, vola en éclat, et tout le contenu coula à ses pieds. D’un geste de la main, Mars chassa la poussière qui l’empêchait de voir et pénétra dans la boutique. Marie, dans un réflexe, attrapa la main de Luc.

 — Jean écarte toi ! Ne reste pas sur son chemin ! lança Luc de l’autre côté de la pièce.

 Mais Jean ne bougeait pas. Il regardait fixement sa main droite, où coulait à flot le sang terrestre. Comme un véritable volcan, Jean fut alors secoué de tremblements et son teint vira au rouge écarlate. Jean brandit alors son épée et s’élança sur Mars, ignorant tout du danger.

 — Assassin, bandit ! S’attaquer ainsi à une bouteille sans défense ! Vengeance ! Vengeance ! hurlait-il en courant droit devant lui, épée brandie au-dessus de la tête. Tu as brisé mes murs, ma porte et ma bouteille mais aussi vrai que je suis ivre, plus rien ici ne s’effondra, si ce n’est toi !

 Jean, arme à la main et aveuglé par la colère, fonçait droit sur Mars. En face de lui, Mars l’indomptable, le grand et divin maître de guerre, donnait de l’élan à son bras, prêt à embrocher Jean comme un morceau de poulet. Luc et Marie, horrifiés, accoururent vers Jean en criant son nom. La mort l’entourait, menaçante, comme brume autour d’un lac, lorsqu’un barrissement -aussi puissant qu’un cor de guerre- résonna sur la ville.

 — Mars ! Ça suffit ! Je ne suis pas ici en tant que captive, c’est moi qui ai décidé de descendre sur terre, moi seule ! Retourne auprès des étoiles, tu n’as aucune raison d’être ici…

 Mars, qui reconnut la voix de la Lune, fit volte-face. Le soleil fatigué, qui offrait les derniers rayons du jour, éclairait faiblement Diogène et Blanche. Diogène n’avait plus rien du petit mammouth fragilisé que Jean avait recueilli. Il était devenu une gigantesque bête, de taille adulte, plus imposante et plus forte que le plus grand roi des mammouths. Les maisons, les immeubles… tout cela était ridiculement petit à côté de lui. D’un geste de la trompe, il aurait sans aucun doute pu cueillir l’obélisque de Louxor et s’en servir comme cure-dent. Mars lui-même, malgré ses proportions démesurées, n’arrivait pas plus haut qu’au poitrail de Diogène. Blanche, à califourchon sur son mammouth, perchée entre son encolure et ses deux grandes oreilles, agitait son bras tout en sommant Mars d’abandonner la lutte. Mais Mars, qui de son épée avait ôté plus de vies qu’il est possible d’imaginer, jamais n’avait reculé devant un adversaire ou abandonné un combat. Aussi empoigna-t-il son épée plus fermement que jamais, jetant son regard sur Blanche comme on lance une malédiction. Les enfers semblaient enfermés dans ses pupilles rougeoyantes. Jean profita de l’instant pour foncer sur Mars. Mais alors qu’il lui administrait un coup d’épée vertical, celle-ci rebondit sur l’épaisse armure du dieu. Jean sentit alors un souffle glacé parcourir tout son corps. Il fut dès lors incapable du moindre geste et se sentit comme prisonnier au cœur d’un énorme glaçon. Luc et Marie accoururent et vite, tandis que Mars avait le dos tourné, soulevèrent Jean pour le mettre en sécurité derrière son comptoir. Ils l’allongèrent, puis Luc apporta une petite boite carrée où était écrit : « en cas d’urgence ». Rapidement, Luc ouvrit la petite boite en bois et la vida de son contenu, c’est-à-dire d’une minuscule fiole d’étain, pas plus grande qu’un pouce. Marie frictionnait les joues du pauvre Jean, qui, exsangues, étaient plus blanches que neige. Luc tendit la petite fiole et Marie en fit couler quelques gouttes sur un tissu, dont elle frictionna le visage de Jean. L’alcool sulfureux qui avait coulé de la fiole sentait plus fort que l’acide et les vapeurs brûlaient horriblement les yeux. Mais son teint demeurait livide et son corps aussi rigide et froid que la pierre. Luc tâta son pouls. Il était imperceptible. Devant la figure cadavérique de son vieil ami, une profonde angoisse s’empara de Luc. Le corps inerte de Jean semblait déjà dépouillé de son âme. Marie se pencha sur son front et, désespérée, les yeux gonflés par les larmes, le gifla de toutes ses forces.

 — Allons Jean réveille-toi ! sanglota Marie. Tu disais que tant que la terre tournerait, tu serais là pour l’honorer. Elle a besoin de toi Jean. Le vin était ton océan il était censé te porter jusqu’au plus lointains horizons, il devait t’élever, pas t’engloutir ! Réveille-toi !

 Et Marie secouait Jean, qui demeurait inerte. Luc, alors que Marie désespérait, se redressa tout à coup. Une idée, comme un éclair, venait de lui traverser l’esprit. Sans dire un mot, il se pencha sur le visage de Jean, prit la petite fiole des mains de Marie et en fit couler le contenu entre les lèvres glacées du vieil homme. Marie eut un geste de recul et hébétée, les yeux noyés de larmes, voulut arracher la fiole des mains de Luc. Elle était persuadée qu’un tel alcool s’apparentait plus à de l’acide qu’à une boisson. Et elle n’était pas loin de la vérité. Mais Luc continuait pourtant à abreuver consciencieusement Jean. Plus loin, on entendait Mars et Diogène se livrer bataille.

 Le visage de Jean, jusqu’à présent pâle comme la neige, semblait retrouver des couleurs. Sa rougeur authentique, petit à petit, lui revenait. Elle lui revenait même avec un peu trop d’ardeur. Son teint vira au rouge écarlate tandis que ses joues, elles, n’eurent de cesse de gonfler. Luc se demanda si l’alcool n’avait pas crée une réaction chimique au contact de sa langue et fait naitre une sorte de soleil miniature au creux de sa bouche. La température de son corps augmentait d’ailleurs de façon exponentielle. Soudain, comme monté sur ressort, Jean se redressa, haletant, les yeux écarquillés et la bouche à demi ouverte. Marie s’attendait, à tout moment, à voir des jets de vapeur expulsés par ses oreilles.

 — Brassage spécial dix-neuf cent quatre-vingt-dix-huit, la fiole du second souffle, j’ai nommé la rédemptrice ! lança Jean tout à fait machinalement, comme un enfant aurait récité une leçon.

 — Te revoilà ! Quelle peur nous avons eue… souffla Marie en se jetant à son cou.

 — Pourquoi donc ? Suis-je parti quelque part ? s’étonna Jean qui semblait ne pas se souvenir ce qui s’était passé.

 — Tu as bien failli mourir en t’attaquant à Mars… dit Luc. Mais nous n’avons pas le temps de discuter. Blanche et Diogène l’affrontent en ce moment même ! Je vais les aider, vous restez là. Marie ! Promets-moi de ne pas bouger et de veiller sur Jean.

 Marie, voulant s’insurger contre cette décision, se releva d’un bond. Elle s’apprêtait à rétorquer mais Luc, la mine sombre et sévère, fronça les sourcils et répéta religieusement :

 — Promets-moi.

 Bien malgré elle, Marie n’eût pas la force de se rebeller contre ces paroles et plus que tout, ce regard. Elle essuya ses larmes d’un revers de manche et acquiesça timidement. Jean s’était relevé et avait placé ses mains sur les épaules de Marie. L’air grave, si rare sur son visage rond et bien portant, il fit à Luc un signe de tête. Luc y déchiffra ces quelques mots : « Courage mon garçon ». Avant de partir, Luc attrapa la petite chouette perchée sur son épaule et la déposa délicatement sur le comptoir.

 — Toi aussi, ne viens pas risquer inutilement tes jolies plumes, dit-il avant de se tourner vers la sortie.

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