Chapitre 1 : La chute

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“En effet, chaque fois que les esprits célestes descendent sur Terre, ils s'habillent d'éléments corporels et apparaissent aux hommes sous forme humaine” Qui a dit qu'ils seraient masculins ?


Les bords du fleuve de la Sâone étaient déserts, lentement Frédéric marchait, son appareil photo en main, à la recherche de la meilleure prise de vue possible. Une rafale lui fit remonter le col de son manteau et replacer ses cheveux dans l'élastique qui les retenait. Une dernière fois, elle se positionna pour prendre quelques clichés, mais elle était maintenant persuadée qu'elle n'obtiendrait rien de bon. Elle poussa un soupir avant d'abandonner définitivement son projet de photographier le fleuve au lever du soleil. Pourtant, elle avait toujours aimé l'atmosphère qui se dégageait de ce lieu. La manière dont la lumière se reflétait sur l'eau avait toujours un effet apaisant sur la femme. Elle remit son appareil en bandoulière pour en sortir ce qui la tourmentait. Une lettre qu'elle relut encore une fois, sans arriver à en mesurer toute la portée pendant qu'elle retournait à sa moto. L'avenir allait être maintenant très différent pour elle. Elle appréhendait autant qu'elle se sentait excitée de commencer sa nouvelle vie, Frédéric Benson, petite photographe américaine exilée par amour en France, allait apprendre à vivre seule. Elle rangea le papier dans sa poche, enfila son casque et démarra sa moto.

Peter remontait la place Bellecour en titubant. Il avait passé la nuit à boire pour oublier sa vie actuelle. Oublier sa lente descente aux enfers, sa femme qui s'était fait la malle, ce travail qu'il n'avait jamais aimé, mais qu'il avait tout de même réussi à perdre. L'année deux mille quinze avait commencé aussi mal qu'elle avait fini et Peter n'en avait plus rien à faire. L'alcool l'empêchait de se sentir mal, même s’il mit plusieurs minutes à trouver la serrure de la portière de son véhicule. Il posa ses mains sur le volant et resta là à fixer le vide en se demandant ce qui lui était arrivé. À quel moment avait-il troqué ses rêves pour cette vie monotone ? S'il y avait un Dieu, celui-ci l'avait abandonné en court de route. Peter secoua lentement la tête un air profondément triste sur le visage. Puis il démarra l'auto, il était temps pour lui de rentrer se coucher.

Ses pupilles s'écarquillèrent lorsqu'elle comprit que sa moto allait passer sous les roues de la voiture en face d'elle, mais elle n'eut pas le temps de s'inquiéter puisqu'un voile noir tomba sur son esprit. Elle ne ressentait plus rien, ne pouvait plus rien bouger et comprenait vaguement qu'elle était en train de mourir. Cela aurait pu s'arrêter là, Frédéric aurait dû rejoindre son créateur à tout juste vingt-cinq ans. Alors que les pompiers tentaient de la maintenir en vie, elle fut transportée à l'hôpital Saint-Joseph tandis que deux observateurs suivaient le déroulement de sa mort. Deux êtres faits d'énergie pure attendaient qu'elle expire son dernier souffle en discutant tranquillement.

_Elle en a pour combien de temps ?

_Une heure ou deux alors fais ton choix rapidement !

Étrangement Frédéric pouvait entendre les voix autour d'elle, les larmes de son ex-mari et les cris de sa mère ainsi que ces deux intrus qui parlaient d'elle comme si elle n'était pas présente dans la pièce. Elle tenta de parler, de faire comprendre qu'elle était toujours vivante, en vain. Elle était désespérée, était-ce ainsi la mort ? Soudain, elle sentit une présence auprès d'elle et miraculeusement, elle put la voir. Cet être à la beauté parfaite, elle comprit sans qu'on lui dise qu'il ne pouvait s'agir que d'un ange. Elle se pencha sur son oreille, un sourire fascinant sur ses lèvres et lui murmura quelques mots qui la rassurèrent en même temps qu'une proposition qu'elle ne pouvait pas refuser. Prolonger sa vie dans ce monde désolé en échange de son corps. Elle avait une mission, mais elle n'avait pas besoin d'argumenter, car même dans un monde en voie d'autodestruction et malheureux, Frédéric voulait vivre.

Son corps reprit soudainement conscience dans une respiration douloureuse et sifflante. Posséder un humain n'était pas chose aisée. Le tuyau d'intubation irritait sa gorge alors que les lunettes de respiration insufflaient un air qui n'était pur que de nom avec une odeur de renfermé donnant la nausée à l'archange. Elle se redressa dans son lit, arrachant sans s'en soucier tous les dispositifs que l'on avait mis en place pour la surveiller, faisant sonner les ordinateurs dans la chambre. Nith-Haiah ne sembla pas gênée par le bruit, se relevant prestement de son lit médicalisé. L'archange attrapa le sac de vêtements qui reposait sous son lit ainsi que celui sous le lit de sa voisine de chambre et quitta rapidement le lieu avant que des infirmières bienveillantes ne viennent donner l'alarme. Elle fit une pause dans un WC de l'hôpital pour remettre les vêtements qui n'avaient pas été endommagés par l'accident complété par ceux trop grands volé à l'autre patiente. Elle fit ensuite rapidement le tour de ses poches afin de connaître un peu mieux son hôte. Une paire de clés, des papiers d'identité, une alliance et une lettre d'un juge entérinant le divorce d'une certaine Frédéric Benson. L'archange souleva un sourcil et haussa les épaules, une personne de moins pour s'inquiéter de la disparition d'un corps. Il lui restait maintenant à sortir sans se faire repérer pour rejoindre Simon. Ce qui se fit sans mal, apparemment l'hôpital était pris dans une spirale infernale d'arrivées de blessées.

Une vieille auto d'un vert délavé au toit piqué de rouille attendait sur le parking de l'hôpital. Affalé sur le capot un homme sec et fin, de longs cheveux d'un roux presque rouge et une paire de lunettes solaires sur le nez semblait vouloir bronzer sous ce ciel nuageux. Il se releva en apercevant l'archange alors qu'un petit sourire se dessina sur ses lèvres. Il émit un sifflement tout en faisant glisser ses lorgnons sur son nez. Nith-Haiah leva ses yeux au ciel avant de se poster devant le rouquin un air vaguement sévère sur le visage.

_Un seul commentaire Simon et je me fais un plaisir de te déplumer sur place, fut la réponse de l'archange avant qu'elle ne prenne place côté passager dans la voiture. Le fameux Simon éclata de rire et la rejoignit pour se mettre au volant. Il fit démarrer le véhicule avant de demander guilleret :

_ T'as toujours pas appris le sens de l'humour, Seigneur de la deuxième sphère. Je tentais simplement de te complimenter sur le choix de ton hôte, bref. Et où dois-je amener Sa Seigneurie ?

Nith-Haiah fit un sourire sans chaleur, ses doigts jouant avec le symbole gravé au creux du poignet de l'humaine qu'elle avait investi. Elle était marquée du sceau des dominations, la caste la plus haute des archanges du deuxième cercle. Elle se mordilla le bord de la lèvre inférieure un instant, hésitante, puis elle lui répondit enfin.

_Je n'ai pas vraiment choisi ce corps, je crois que Charon m'en veut encore. J'aurais préféré le corps d'un homme, c'est quand même plus résistant. Dépose-moi au plus près de la montagne, j'ai une promesse à tenir avant de me consacrer à notre mission.

Simon ne posa plus aucune question, déjà parce qu'il n'en avait pas le droit, mais surtout parce qu'avec cet archange-là il savait déjà qu'il n'obtiendrait aucune réponse. Elle était connue dans les cieux pour son caractère... particulier. Il haussa les épaules, braqua et sortit son véhicule du parking.

Il l'avait déposée au plus proche de la cathédrale, le plus haut possible de la montagne. Elle avait entendu l'appel du seigneur et elle n'avait pu faire autrement que d'y répondre. Son corps se mouvant avec grâce escalada la montagne sans chercher à comprendre où il voulait l'amener. Soudain le corps d'emprunt s'arrêta malgré la volonté de l'archange. L'âme humaine de cette enveloppe charnelle venait de reprendre conscience, elle sortait lentement de sa torpeur lorsqu'elle aperçut l'éclipse. Dans la confusion, elle commença à poser des questions.

_C'est le signal Fred, le travail va commencer maintenant.... Non, il attend que j'agisse ici et maintenant alors avance, dit l'archange à son hôte.

Elle reprit sa marche plus rapidement, en elle résonnait l'urgence de l'appel. À mesure que le soleil se cachait, les pas de l'archange s'accélérèrent au point qu'elle finit par courir les dernières minutes. Arrivée à un rebord rocheux, elle aperçut une humaine vacillante bien trop proche du vide et du malaise pour prédire qu'elle s'en sortirait seule... Se précipitant, elle tendit la main et la referma sur le bras de la femme, l'empêchant de faire une chute de plusieurs mètres vers le bas, in extremis. Elle se servit de tout son corps pour la faire pivoter sur les graviers. Elle regarda un instant le corps qu'elle venait de laisser choir à côté d'elle un peu surprise, puis son visage se tourna vers l'étoile cachée.

_C'est bien ce que vous désiriez Seigneur ? Demanda-t-elle au soleil qui refaisait son apparition peu à peu.

_Alors, je suis heureuse de vous avoir servi.

Elle finit par s'asseoir à côté de la créature qu'elle venait de sauver d'une mort certaine, sans cesser d'observer l'astre solaire. Elle attendit patiemment que celle-ci reprenne connaissance ce qu'elle fit plusieurs minutes plus tard, posant un regard interrogateur sur l'archange. Elle se redressa sur ses coudes, cligna plusieurs fois des yeux, comme pour s'assurer qu'elle n'était pas en train de rêver et l'archange sourit.

_Que... Que s'est-il passé ? Bredouilla-t-elle alors qu'elle portait sa main à sa tête douloureuse. Nith-Haiah n'avait pas besoin de bouger son visage qu'elle offrait aux rayons du soleil ou d'ouvrir les yeux qu'elle avait fini par fermer pour savoir que sa compagne était enfin remise. Elle avait entendu le changement dans sa respiration et ses muscles légèrement se contracter faisant crisser les graviers sous elle tandis qu'elle bougeait. Lorsqu'elle tourna enfin son visage, Nith-Haiah offrit un sourire doux et rassurant à celle qui lui faisait face avant de répondre.

-Bon retour parmi nous, belle au bois dormant... Je crois que tel Icare, tu as tenté de t'envoler vers le soleil, mais sans ailes....

Ses yeux bleu gris détaillèrent la femme, gardant sa douceur et un air rieur. Une belle blonde, un teint bronzé avec sophistication et un regard d'un marron foncé parsemé de paillettes or que l'on verrait bien mieux si elle n'était pas autant maquillée. Oui, un beau brin de fille, habillé d'un micro short et d'un immense tee-shirt. Le contraste entre le corps qu'elle habitait et la jeune femme à ses côtés était saisissant. Son exact opposé, aussi brune que la nuit, la peau d'un blanc crème et des immenses yeux bleus lui mangeant le visage, tellement expressif que l'on en oubliait sa tenue étrange : Un pantalon de moto et un débardeur bien trop serré pour elle. Nith-Haiah tendit sa main.

_Je m'appelle Nith... Frédéric Benson. Et à qui je viens d'éviter un premier vol catastrophique ? Interrogea l'archange.

La blonde remit une mèche de cheveux derrière son oreille avant de rendre une poignée de main ferme.

_Je m'appelle Karry Mary Jordans. Elle avait répondu avec un sourire aussi chaleureux et confiant que celui de l'archange.

Il s'était endormi au volant de sa voiture bien trop imbibé par l'alcool pour pouvoir résister au sommeil qui l'avait pris en traître. Son véhicule se décala brusquement sur la voie de gauche, raclant la rambarde de sécurité. Il ouvrit enfin ses prunelles sombres, mais trop tard, il ne put braquer le volant et faucha de plein fouet la moto en face de lui. Son auto fit plusieurs tonneaux avant d'être arrêtée en plein vol par un arbre. Il reprit conscience à peine quelques minutes plus tard dans un hurlement de douleur alors que la pluie s'infiltrait dans l'habitacle par le pare-brise explosé, floutant sa vue. C'est là qu'il lui apparut, accroupi juste à côté de lui. Cette chose hideuse au rictus diabolique, une vision tout droit sortie des enfers ou de son cerveau en train de mourir d'asphyxie. Il n'eut pas vraiment le choix, c'était soit mourir soit accepter l'intrusion de ce cauchemar ambulant en lui et Peter préféra sombrer dans une bienheureuse inconscience, laissant son corps au démon.

Une brume épaisse et noire s'infiltra dans le corps agonisant et l'instant d'après Alricaus s'éveilla dans un rugissement bestial, sa main cherchant la ceinture de sécurité pour l'arracher pour qu'il puisse enfin oxygéner le cerveau de l'humain qu'il venait de posséder. Il ouvrit la porte et se laissa lourdement tomber à terre en ricanant comme un fou alors qu'il offrait son visage à la pluie. Il ne s'arrêta de rire que lorsqu'il entendit les sirènes des pompiers, se remettant debout tant bien que mal. Il posa un regard amusé sur la route où gisait un corps et lança un regard plus loin en songeant qu'il valait mieux pour lui de filer d'ici rapidement avant d'avoir de gros problèmes et de toute façon il devait la retrouver...

Alricaus déambula sous la pluie torrentielle au hasard des rues un long moment à la recherche d'une inspiration soudaine. L'eau dégoulinant le long de ses cheveux noirs et imbibant son pull ainsi que son jean ne semblait absolument pas le déranger. Il marmonnait, faisait des gestes qui le faisaient passer pour un homme dérangé aux yeux du peu de passants qu'il croisait. C'est ainsi qu'il réfléchissait depuis toujours, en se parlant à lui-même. Premièrement, il devait changer la garde-robe de son hôte, il ne correspondait absolument pas à son standing, mais pour se faire il lui fallait de l'argent facile et rapidement.

Soudain il perçut un mouvement sur sa droite et il se retourna d'un bloc, un sourire amusé sur ses lèvres alors que sa main retirait nonchalamment les cheveux trempés qui obscurcissaient sa vision. Ces ombres, qui avaient attiré son attention, n'étaient en fait que deux jeunes hommes croyant le suivre avec discrétion. Se sentant repérés, les deux compères s'approchèrent rapidement, couteaux à la main. Ils collèrent Alricaus au mur avec violence.

_ Alors t'es perdu simplet ? Demanda le plus vieux des deux en agitant son arme sous son nez.

Alricaus laissa échapper un rire dément sans tenter de se défaire de la poigne de ses agresseurs. Il avait l'air de s'amuser de la situation, déconcertant quelque peu les deux jeunes.

_ Perdus, nous le sommes tous, répondit enfin froidement le démon.

L'homme qui était resté en arrière tombant à genoux, les mains sur ses oreilles. Il poussa un hurlement déchirant les tympans tandis que le démon ricanait méchamment une nouvelle fois et, profitant de l'air désemparé de son agresseur, l'agrippa au cou sans prendre la peine de lui retirer son arme, le plaquant contre un mur avec violence. L'humain tenta de manière pathétique de se soustraire à la poigne du prince démon qui regardait son compagnon se tortiller au sol en gémissant.

_Que lui avez-vous fait ? Finit-il par demander, affolé.

_Prie pour ne jamais le savoir, Damien... J'ai besoin de ton aide pour appréhender ce monde, un serviteur ne sera pas de trop pour commencer.

_Non ! Pas question ! Cracha le jeune voyou tentant une nouvelle fois d'échapper au fou qui le tenait fermement.

_Mauvaise réponse Damien ! Asséna Alricaus alors que sa main resserra son étreinte autour de sa gorge, diffusant une chaleur prenant de plus en plus de force à mesure que le temps passait, jusqu'à ce que le dénommé Damien hurla lui aussi, suppliant pour que la douleur prenne fin. Rapidement le pauvre homme promit de faire tout ce que voudrait Alricaus du moment que la douleur s'arrête. Le démon sourit alors qu'il relâchait brutalement le corps de l'homme qui s'écroula, sans grâce, à ses pieds dans une flaque d'eau. Alricaus s'accroupit devant son nouveau serviteur un sourire doux sur ses fines lèvres.

_ Commençons simple, amène-moi à l'abri, cette pluie abîme mon hôte et j'en ai besoin... Au faite, je m'appelle Alricaus, mais pour toi ce sera maître à l'avenir et récupère l'épave gémissante qui se tortille au sol, il pourra m'être utile.

Son regard se porta sur le ciel qui, bien que couvert, laissait apercevoir l'éclipse qui mangeait le soleil le temps d'une accalmie entre deux averses. Les ponts étaient ouverts entre les mondes.

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