Fin. Pterocarpus Indicus

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Je me balade entre les allées ombragées par la canopée des campêches. Au moins, avec cette couverture, les drones auront plus de mal à me repérer. Je garde quand même le masque et la capuche vissée sur ma tête. Principe de précaution.

Je me moque d'être repéré, mais je voudrais juste profiter d'un moment. Seul.

Et ce n'est pas entre les rangées d'orchidées fleuries ou les buissons d'aspidistra que je trouverai cette quiétude. Un couple me talonne. Ils ont leur Blackphone allumé, volume maximum, sur les flux d'infos en continu.

« Vingt-deux morts, dont dix-huit militaires et quatre civils. C'est le bilan tragique de l'attentat qui a eu lieu ce matin vers onze heures quarante sur la place Monge... »

Vingt-deux ? Je suis presque certain d'avoir soufflé vingt-et-une vies. Ces enflures osent-elles compter Lucas parmi mes victimes ?

« Il s'agit du premier attentat psychique de l'Histoire. Il n'a pas encore été revendiqué par l'Arche, mais le suspect ferait partie de ce réseau et serait même proche de Maze, d'après les premières sources des autorités. Un complice a été arrêté, mais l'auteur de la tuerie est encore en liberté. Il s'agirait d'un immigré clandestin. Un important dispositif policier est en place depuis ce matin dans la capitale. Tout de suite, notre correspondant place Beauvau... »

J'accélère le pas pour distancer le couple qui se répand déjà en commentaires horrifiés : « Oh mon Dieu, il pourrait être juste à côté ! Il pourrait nous tuer sans même qu'on le sache ! C'est trop flippant... »

Je n'ai pas besoin d'une couche supplémentaire.

Je repense avec amertume à Aran. Le Rugen-Hoën l'a miraculeusement épargné. Il a accouru sur moi après que l'homme qui le retenait soit tombé raide mort. Il a fondu en larmes devant le corps ensanglanté de Lucas et a pris ma carcasse dans ses bras. Je me suis laissé bercer dans un détachement exemplaire. Dissocié de la réalité, je me trouvais plongé dans cet état de sérénité profond que suit l'emploi du Rugen-Hoën.

Aran a fini par me secouer pour me raccrocher à une existence dont je ne voulais plus.

— Il faut que tu t'en ailles, Jay...

Je n'ai pas cherché à protester ni à m'accrocher à lui. Je me fichais pas mal de me faire attraper. Pourtant mes jambes se sont mises en route d'elles-mêmes. Je n'avais plus la moindre consistance. Juste une coquille vide. J'espère que ce n'est pas ce souvenir qu'Aran gardera de moi.

La présentatrice dit qu'il s'est fait arrêter... Ces bâtards n'ont pas intérêt à rejeter sur lui la responsabilité de mes crimes. Le tout premier étant celui d'exister.

Pendant ma fuite, j'ai traversé une galerie commerciale. Les gens avaient les yeux rivés sur un écran géant duquel suintait une voix sans visage que je connaissais bien désormais. Maze.

« ... L'attaque lâche dont nous avons été victimes hier devra marquer du sceau de la honte le monde entier. Ceux qui ont soutenu l'action de Bolden ou tenté de la glorifier ne méritent aucune grâce à nos yeux. Ils peuvent porter sur leur conscience nos quatre cent dix morts. Rien. Absolument rien ne peut justifier d'une telle ignominie ! Depuis dix ans, l'Arche a toujours agi de manière pacifique et pour le bien des Alters. Aujourd'hui, laissez-moi vous annoncer que cette violence injuste dont nous sommes victimes ne restera pas sans réponse. »

Une véritable déclaration de guerre. Quel mauvais timing que cette tuerie perpétrée au Rugen-Hoën dans la foulée... Pas étonnant que les gens aient été si prompts à gober cette histoire d'attentat.

Je ne me suis pas attardé dans cette galerie marchande bourrée de lumières high-tech et de capteurs visuels. À la place, j'ai pris le chemin du Jardin des Plantes. La mairie « écologiste » avait, il y a quelques années, décidé d'importer – avec un bilan carbone désastreux – des milliers d'espèces végétales tropicales pour créer un poumon vert au sein de la capitale. J'erre ainsi dans cette jungle artificielle, entretenue aux produits phytosanitaires, à la recherche de... À la recherche de quoi exactement ?

Mes pas finissent par s'arrêter devant un arbre qui m'apparaît bien familier. L'étiquette rétroéclairée m'indique : Pterocarpus indicus. Le nom ne me dit rien, en revanche, je reconnais ces fruits enveloppés comme des raviolis vapeur et ces feuilles ondulées. On appelait ça un narra. Ma grand-mère en avait un dans son jardin.

Cette madeleine de Proust me met tout de suite à l'aise. Les visiteurs ne s'aventurent pas jusque dans cette partie reculée de la jungle. Cela tombe bien. C'est la solitude que je recherche. J'ôte mon masque pour respirer un peu.

Je grimpe sur le monticule de terre et me cale entre les racines émergentes de l'arbre. Ce contact végétal m'octroie la paix que je recherchais. Ici, je sens que je peux faire mes adieux proprement à Aedhan et à Lucas.

Je sors l'arme d'Ibrahim que j'ai gardé tout ce temps dans ma ceinture. Je la caresse avec tendresse, sachant le salut qu'elle peut m'apporter.

Je ne laisserai pas à ces fils de chiens la satisfaction de m'abattre. Je peux m'en charger moi-même.

— Ou bien tu peux poser ce pistolet et considérer des options plus rentables.

Dans mon état, je ne parviens plus à sursauter. Je suis pourtant pris de court. J'étais si happé dans mes pensées que je n'ai pas senti cette présence s'infiltrer dans mon havre de paix. Et même maintenant que je la scanne, je ne la discerne pas mieux. Ses deux gardes du corps, pourtant postés en retrait, m'apparaissent bien plus nettement.

Je lève des yeux, indifférents et dépourvus de la surprise que je devrais éprouver, vers Maze.

Maintenant que je lui fais face. Je réalise à quel point il est différent des autres Alters. Aedhan était talentueux, maîtrisant son art depuis tant d'années. Maze semble juste doté d'un talent qui surpasse tous les autres. Sauf qu'il n'a pas le Rugen-Hoën. Et que c'est justement ce qu'il lui manque pour mener à bien son nouvel agenda.

— Que fais-tu ici ? demandé-je simplement.

— Je n'allais pas m'éterniser aux États-Unis après avoir évité une tentative d'assassinat.

Il répond avec autant de nonchalance que s'il venait de justifier d'une balade entre ces rangées de campêches par la simple envie de se dégourdir les jambes.

— Et donc, Paris ?

— J'ai eu le nez creux. Il s'y passe des évènements majeurs et un homme comme moi ressent le besoin de se trouver au bon endroit au bon moment.

Je soupire. Je n'ai pas la moindre idée de la façon dont marchent ses pouvoirs. Je veux juste faire ce que j'avais prévu de faire et en finir. Je baisse les yeux sur le canon de mon arme.

— Qui est mort à ta place ?

Je pose la question, titillé par une curiosité vaine.

— Frank. Un ami proche. Il était meilleur orateur que moi. J'écrivais les discours, il les déclamait.

— Tu veux me faire croire que tu n'étais pas au courant de ce qui allait se passer à Portland ?

Sa mine s'assombrit. La fureur le gagne. Je ne suis pas le premier à l'accabler de ces accusations et il commence à en avoir ras le bol de devoir s'en défendre.

— Tu penses sincèrement que j'aurais pu laisser plus de quatre cents personnes trouver la mort, si j'avais su ?

— Au prix d'une cause...

— J'ai sacrifié ces dernières années à la défense des Alters, s'écrie-t-il. Même si ma cause est mon moteur depuis tout ce temps, je l'aurais abandonnée pour sauver ne serait-ce qu'une seule vie ! Ces dernières n'ont pas de prix !

Je suis las. Il peut bien enrober ses propos avec toute la sincérité qu'il est capable de singer, je ne peux de toute manière pas vérifier leur véracité. Maze est doué pour ne laisser paraître que ce qu'il veut faire croire.

— Que me veux-tu ?

— Faire de toi un atout majeur dans cette guerre.

Je pouffe d'un rire désabusé.

— Une guerre ?

— C'est ce que c'est devenu, non ? Ton copain n'a-t-il pas été tué par un tir de soldat ? Ton autre amant n'a-t-il pas été torturé pour lui soutirer des informations stratégiques ? Je n'ai jamais voulu cela, crois-moi. Mon seul espoir était de faire accepter nos particularités au reste du monde...

— Et maintenant, ils nous voient comme des monstres.

— Oui. Tu peux me blâmer, me dire que j'ai échoué, que ma stratégie n'était pas la bonne... C'est pour cela que je veux en changer.

— En exterminant le reste du monde ?

— Seulement ceux qui refusent d'accepter notre existence.

Je ferme les yeux, pensif. Je voudrais me laisser happer dans l'amas racinaire du narra et fusionner avec son écorce. Tenir à distance les ennuis de l'espèce humaine. Ne plus m'en mêler.

— Tu sais bien que ce n'est pas possible, Ejay. Même si nous refusons de mener cette lutte, ça ne les empêchera pas d'écraser notre espèce. Nous n'avons plus le choix. Venge-toi ou laisse-toi mourir.

Je prends une grande inspiration et laisse mes sens flotter avec le parfum des fruits de l'arbre. L'étrange nostalgie de cette vie passée sur mon île paisible m'envahit brusquement. J'ouvre à nouveau les yeux. Ceux de Maze, perçants de malice et de ténèbres, sont rivés sur moi. En attente d'un faux-suspense dont il connaît déjà l'issue. Comme si les dés étaient pipés. Est-ce qu'il triche ?

— Si j'accepte de te suivre, pourras-tu m'accorder une dernière faveur ?

— Laquelle ?

— Je veux revenir aux Philippines une dernière fois. Je n'ai jamais pu faire mes adieux.

Maze s'avance vers le narra dans une démarche solennelle. Il me tend sa main et je la saisis. Cette poignée scelle notre accord. J'ignore exactement ce qu'il attend de moi. Est-ce que cela importe ? En superposition de sa silhouette sombre, je pourrais presque voir l'éclat de celle d'Igor. Est-ce ainsi que doit tourner ma vie ? Condamné à jouer les outils pour des hommes dont les desseins dépassent largement mon référentiel restreint ?

Je lève les yeux sur le branchage apaisant du narra. Bientôt, je reverrai celui de mon enfance. Peut-être ma grand-mère aussi. Elle pleurera et me maudira dans tous les dialectes de sa connaissance, car elle aura vu ma tête associée au bandeau « terroriste en cavale » à la télé. Mais elle me prendra quand même dans ses bras et me dira combien elle est heureuse de me revoir. Parce qu'elle m'aime.

C'est en me raccrochant au souvenir doucereux du sourire pieux et ridé de mon aïeule que je me lève et emboîte le pas de Maze.

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