22. Lucas in the Sky with Diamonds

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J'ai couru jusqu'à l'appartement de Lucas pour le trouver vide. Je le savais avant d'y pénétrer. Je ne percevais aucune signature mentale, mais j'ai quand même ressenti le besoin d'utiliser mon double pour entrer et vérifier. Il n'est pas chez lui. Bien sûr, j'ai essayé de l'appeler. Cet imbécile ne répond pas.

Mon cœur se serre. S'il lui est arrivé quelque chose pendant que je l'ai abandonné à son sort, je ne m'en remettrai jamais. J'ai déjà bien assez de culpabilité sur le dos, à présent que je me rappelle toutes mes erreurs passées.

J'en viens à prier pour qu'il soit encore à son atelier, qu'il ait passé la nuit là-bas. Pour ça aussi, j'ai un double.

— Lucas ? Lucas ?

Ma voix flétrit alors que je l'appelle depuis l'entrée et qu'elle se heurte au vrombissement de l'air ventilé pour toute réponse. Son local est tel que je l'avais laissé hier. Mais vide.

Pourtant, un faible signal heurte ma conscience déployée. Il est là ! Dans ce canapé, tourné de dos. Et maintenant, j'ai peur d'accourir vers lui. Peur de l'état dans lequel je risque de le trouver.

Il est avachi comme un chamallow fondu, en fusion avec les coussins multicolores du sofa. Il est conscient. Je n'ai pas l'impression qu'il aille « bien » pour autant.

Ses muscles tombent, apathiques ; il semble ne pas avoir dormi, ses cheveux mènent une bataille plus désordonnée que jamais. Ses yeux vitreux fixent un point dans l’ailleurs, mais surtout, ses pupilles sont dilatées à leur maximum.

— J'ai pris du LSD. Je ne suis pas encore entièrement redescendu, explique-t-il d'une voix pâteuse.

Je m'installe sur la table, en face de lui. Je voudrais le prendre dans mes bras, mais quelque chose me retient, quelque chose en lui. Ses iris bougent avec lenteur pour tenter de se figer sur moi.

Aedhan avait raison. Il a changé. Ses sourcils se froncent. Il essaye de décrypter les émissions de mon esprit. Je déglutis.

— Lucas, je te demande pardon. Je voulais pas te laisser seul, mais je...

— T'étais avec ce type ?

Il n'y avait pas la moindre volonté sous-jacente de comprendre. Seul le reproche persiste dans son ton.

— Ce type que t'avais promis de ne plus revoir ! poursuit-il avec véhémence.

Fais chier... J'aimerais pouvoir discuter calmement avec Lucas, mais il est trop perturbé. Son cerveau est en bouillie, la découverte de ses nouvelles capacités sème la zizanie et les effets de la drogue n'arrangent rien. Le moment est mal choisi pour une discussion sérieuse. Mais je ne peux pas encore m'enfuir !

— Si Ejay, fuis ! Dégage ! Je veux pas te voir, putain !

Ses mots me giflent. Je comprends son aigreur, mais ne l’encaisse pas. Même après notre rupture, il n'avait jamais été virulent. Lucas se cantonne au style passif-agressif. Pour qu'il vire directement à l'agressif, c'est qu'il doit vraiment se sentir sur les nerfs. Timidement, je tente d'approcher une main vers lui. Il la repousse d'un geste cinglant.

— Arrête ! Me touche pas alors que tu dégoulines d'amour pour ce connard par tous les pores ! Ça me fout la gerbe ! Fous le camp !

Je me sens comme si une mine avait explosé dans mon cœur. Je pourrais toujours me justifier, mais je ne pourrais pas vraiment démentir.

— Je t'aime Lucas. Tu dois bien le voir aussi, non ? Regarde, je dis la vérité !

Je le sens hésiter vaguement. Il n'est hélas pas en passe de faire le tri.

— Je m'en fous, gémit-il assommé par la douleur dans sa boîte crânienne. Juste... sors. Je veux rester seul.

Et moi, je n'ai pas envie de le laisser seul. L'état dans lequel il erre m'inquiète. Mais je ne peux pas non plus lui imposer ma présence. À contrecœur, je me lève et quitte ce local étouffant pour laisser mon cœur saigner dehors.

*

— Tiens, ça va te requinquer.

Aedhan dépose devant moi une tasse fumante de camomille. L'attention est adorable, mais il m’aurait sans doute fallut plus fort qu’une tisane. Je bredouille un vague « merci ». Je ne saisis pas l'anse. Mon apathie est trop profonde. J'admire plutôt, hypnotisé, par le dessin des volutes de fumée devant mes yeux rougis.

Aedhan se pose à côté de moi et me serre avec un bras. Je laisse ma tête vaciller contre son épaule. Son contact est tendre et rassurant.

Je me suis effondré en sortant de chez Lucas. Mes émotions semblent jouer au trampoline ces temps-ci. Passer de l'hyper-bonheur au malaise le plus infâme, check !

Je ne sais pas s'il pourra me pardonner un jour, si ses mots signifiaient la fin de notre relation. Je ne sais pas. Je lui ai envoyé un message pour lui dire de me signaler quand il sera prêt à me parler. Pas de réponse.

Je ne voulais pas rester seul à traîner ma culpabilité cinglante. Alors je suis retourné chez Aedhan. C'est une excuse de merde, je sais. J'aurais très bien pu aller chez Aran ou me coller à Olga. Hélas, je sentais qu'il n'y avait qu'une seule personne capable d'apaiser un peu la brûlure de mon cœur. Même si fréquenter cette personne en particulier ne pourra que jeter davantage d'huile sur le feu.

J'aurais dû être là pour Lucas. Je me suis senti si seul et perdu quand les pensées des inconnus ont commencé à déferler dans ma tête. J'aurais pu l'aider, le soutenir, lui expliquer pour qu'il ne soit pas démuni face à cette épreuve. Je n'étais pas là quand il le fallait.

— Arrête de te culpabiliser, Jay. C'est un concours de mauvaises circonstances. Tu l'as laissé parce que tu avais peur de le blesser. Pour l'instant, il est chamboulé, mais laisse-lui du temps. Son empathie l'aidera à te comprendre. Il verra bien que tu n'avais pas d'autre choix et que tu l'aimes.

Oui, mais j'aime aussi Aedhan, maintenant.

À cette pensée, une boule se serre dans sa gorge. Il n'y a rien à dire à ce sujet. Je l'aime, il m'aime et c'est une foutue impasse. Pas besoin de se faire souffrir en en parlant.

Le téléphone d'Aedhan sonne. Distraction bienvenue pour nous dévier de ce malaise.

— C'est Maze qui me rappelle, annonce-t-il. Tu te sens en état de parler ou je te laisse en dehors de la conversation ?

Je hausse les épaules. Je suppose que maintenant ou plus tard, mon état ne sera pas plus radieux. Puis j'ai besoin de connaître le leader de l'Arche. Il paraît qu'il pourrait m'aider vis-à-vis de ce pouvoir facétieux et indiscipliné.

Aedhan branche un boitier gros comme une batterie, et à l’apparence antique, pour sécuriser la conversation, avant de décrocher. Le son se déporte sur les enceintes invisibles du salon et l'écran à plat du Blackphone diffuse une projection holographique du correspondant. L'image d'un homme noir d'une quarantaine d'années se fige dans les airs. Le souci et le surmenage lui collent au visage avec une évidence difficile à masquer, ses doigts grattent une barbe de trois jours sur un menton émacié. J'ai beau savoir qu'il est américain, je suis quand même surpris d'entendre son anglais avalé que je peine à comprendre tout de suite.

— Désolé de ne pas t'avoir rappelé tout de suite. C'est un peu la folie en ce moment.

— À quel point es-tu débordé ? demande Aedhan avec un soupçon de taquinerie.

— Tu as regardé les infos de ces dernières vingt-quatre heures ?

Aedhan me jette un coup d'œil. Je suis dans le même brouillard que lui. Déjà que je me tiens peu informé en temps normal, alors ces dernières vingt-quatre heures...

Maze poursuit. Il n'a visiblement pas le luxe de perdre son temps.

— Les États ont commencé à annoncer leurs mesures par rapport aux Alters. Sans surprise, ça sent mauvais. Notre taré de président veut mettre en place un ban complet, avec expulsion des Alters dès lors qu'ils ont une autre nationalité. Le conseil s'y oppose, évidemment, mais ils seront bien obligés de faire des concessions.

Je fais rapidement le tour de mes connaissances en géopolitique – la plupart acquises d'Aran. Les États-Unis adoptent depuis dix ans une politique bien plus régressive qu'en France, ou nos leaders tentent encore de singer du social. L'ancienne puissance s'est réfugiée dans un traditionalisme exacerbé et un suprématisme blanc assumé. Pas étonnant de les voir rejeter en bloc tout ce qui constitue une différence.

— Pour l'Europe, tu te renseigneras, continue-t-il. Comme d'hab, ils sont pas fichus de se mettre d'accords. La plupart veulent mettre en place un fichage. C'est le cas de la France.

Le malaise me gagne. Est-ce que ce n'est pas justement à cause de cette volonté de l'Arche de faire savoir l'existence des Alters que nous nous trouvons aujourd'hui menacés ? D'un autre côté, sans eux, ils auraient poursuivi leurs méthodes puantes de purge silencieuse. Je repense à ma mère. Au moins aujourd'hui, ils ne peuvent plus nous tuer sans provoquer un scandale.

— Comment va réagir l'Arche ?

— On organise une conférence publique lundi à Portland pour afficher les revendications de l'Arche. À savoir qu'on rejette le fichage ou toute forme de discriminations, que nous ne représentons pas le moindre danger qui justifierait d'un tel affolement...

— Et ils vont ressortir l'argument des Rugen-Hoën.

Je vois les yeux de Maze rouler d'exaspération grâce aux détails retranscrits par la caméra augmentée du téléphone. Quant à moi, je me tasse sur le canapé, bien heureux de ne pas être dans le champ et ainsi, invisible à ses yeux.

— Forcément, ils ont bon dos. On condamne des millions de personnes pour une dizaine de cas à travers le monde. Le public finira bien par se rendre compte de cette absurdité.

— Si le public avait son mot à dire... Est-ce que ce n'est pas risqué de faire ça à Portland ?

— Le risque zéro n'existe pas, mais vu la quantité de médias que Selma a réussi à inviter, ils seraient fous de tenter la moindre action contre nous.

— Et en marge de l'évènement ?

— C'est la côte ouest, Aedhan. Ils sont fermement opposés à la politique nazie de Bolden. Tant que tu atterris à Portland ou Seattle, et que tu évites les escales à Atlanta ou Washington, il n'y aura pas de risques de contrôles, encore moins d'arrestations.

— Combien de membres vont venir ?

Maze lui renvoie le sourire amer du prof qui constate que son élève n'a pas correctement fait ses devoirs.

— Un maximum. Tu le saurais si tu t'étais connecté sur le Réseau. Je souhaite que tous ceux qui ont la possibilité de se déplacer viennent. Pour les autres, on aura la visio et une retransmission en direct, bien sûr, mais nous pensons que des présences physiques auront bien plus de poids. Il faut marquer les journalistes, qu'ils comprennent qu'ils ont à faire à des personnes réelles. Pas juste des statistiques. Tu es évidemment invité, Aedhan.

— Trop aimable. Dans deux jours, donc ? On peut dire que tu prévois les choses à l'avance.

— Plains-toi à l'urgence de la situation, pas à moi. Puis-je compter sur ta présence ?

Aedhan soupire et jette un coup d'œil dans ma direction. L'idée de le voir partir m'effraie, mais je me rends bien compte qu'il a une vie, un job, et qu'il m'a déjà consacré bien plus de temps qu'il ne l'aurait dû.

Si tu as besoin que je reste Ejay, alors je reste.

C'était assez surprenant de l'entendre me poser la question par télépathie, encore plus de devoir user de la même méthode pour y répondre.

Non, vas-y. Je suis un grand garçon, tu n'as pas besoin de rester à mon chevet.

Lui comme moi préférerions sans doute nous blottir sous une couette et nous tenir éloignés des soucis de ce monde. Sa conscience et son éthique l'en empêchent. Il a signé pour l'Arche par conviction. Il ne peut pas se permettre de prendre des vacances en ce moment.

— Je serai là, conclut-il.

— Parfait. Je te laisse voir avec Lou pour les billets.

Maze semblait sur le point de clôturer la conversation quand il se rappelle d'un détail.

— Au fait, pour quelle raison voulais-tu me parler ?

Je triture mes doigts, nerveux à l'idée de potentiellement échanger avec ce personnage intrigant, vif, duquel se dégage un charisme attracteur autant qu’intimidant. Aedhan s'occupe de mon intronisation.

— J'ai retrouvé le cas d'il y a trois mois.

Un cas ? Heureusement que je sais qu'Aedhan me voit comme un véritable humain. Je suppose que la dénomination sert à fluidifier l'échange d'informations avec Maze. D'ailleurs, je me demande à quoi peuvent bien ressembler leurs échanges quand ils sont en contact télépathique. Combien de giga-octets de données transmises le temps d'un battement de cil ?

— Je croyais qu'il était redevenu inactif. Il s'est à nouveau déclenché ?

— Oui. J'espérais que tu pourrais l'aider... à ne pas nuire.

J'entends le soupir de Maze à travers la bonne résolution sonore des haut-parleurs. Je ne me forge d'ores et déjà pas de grands espoirs.

— Cela tombe très mal. Déjà que nous sommes vus comme de dangereux terroristes sectaires... On ne peut pas afficher qu'on protège les Rugen-Hoën. Trop délicat. J'ai conseillé aux trois autres cas de rester cachés, de préférence dans des lieux isolés. Je peux m'arranger avec la cellule de l'Est de la France pour que ton protégé puisse bénéficier d'une planque...

Une planque ? J'espérais des conseils pour apprendre à maîtriser cette chose... Mais une planque ? Aedhan est visiblement aussi circonspect que moi.

— Une planque ? À ce point ? reprend le Suédois.

— C'est plus sûr. Surtout dans une grande ville comme Paris. Si le Rugen-Hoën fait des siennes, il pourrait y avoir beaucoup de victimes...

Je n'y tiens plus. Je me penche devant Aedhan et apparais dans le champ. J'ai l'impression qu'il est surpris de voir que son interlocuteur n'était pas seul. Je ne sais pas trop en fait, ses expressions faciales sont plutôt fermées.

— Donc c'est quoi l'idée ? Que je parte vivre comme un ermite ?

Je mêle l'agacement à l'angoisse. Plus j'avance et plus j'entrevois ma situation comme un cas désespéré. En face, il n'a qu'un sourire narquois à me renvoyer.

— C'est ça ou te rendre à Geneware pour qu'ils t'enferment dans une jolie bulle ou attendre de dérailler et qu'ils envoient l'armée pour t'abattre.

Il n'en fallait pas plus pour faire virer mon teint café au blanc laiteux.

— Putain, Maze... déplore Aedhan.

L'Afro-Américain tente de faire amende honorable.

— Pardon. C'est juste que c'est un sujet encore inconnu. Dans quelque temps, on trouvera sûrement une solution pour vous aider, mais à l'heure actuelle, avec le bazar qui retourne le globe, la seule chose à faire, c'est de s'abriter le temps que la tempête passe.

Je ne réponds rien. Tête baissée sur les genoux. C'est avec Lucas que j'aurais dû me planquer à la cambrousse.

— Ok. Envoie-moi tes contacts, Maze. Et je te dis à lundi.

Aedhan raccroche et soupire.

— Excuse-moi. Il était à cran. Sinon, il n'aurait pas parlé comme ça. Il est plutôt rassurant d'habitude...

— Ma situation est désespérée à ce point...

C'est une affirmation plutôt qu'une question. Aedhan caresse nerveusement les rebords de son Blackphone, cherchant à rattraper les dégâts de son allié.

— Les rumeurs prétendent que le Rugen-Hoën est incontrôlable. Mais tu as réussi à le contrôler. Tu as toujours réussi à le retenir, à l'empêcher de tuer...

Sauf pour ma mère.

— Sauf pour ta mère, mais tu étais petit à l'époque. Et que tu l'aies déclenché ou non, le résultat aurait été le même. Ces hommes l'auraient assassinée.

Il n'avait pas besoin de me le rappeler. Il me prend dans ses bras avec cette tendresse que j'adore.

— Si je ne croyais pas en toi Ejay, je ne serais pas avec toi en ce moment même. Je vais t'apprendre ce que je sais sur la télépathie. Qui sait ? Peut-être que ça t'aidera à mieux maîtriser le reste.

C'est plus que de la foi qu'il me faut. J'ai besoin de concret. Mais pour l'heure, puisque je n'ai que cela sous la main, je m'y raccrocherai. Tant que je suis avec Aedhan, je n'ai pas peur.

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