20. Sous le nœud

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Dimanche, vingt-et-une heures. Il est allongé sur mon canapé, aussi mou qu'une crêpe avant cuisson. Sur la table, à portée de sa main, les restes d'un plateau de sushis gisent et une tasse emplie de camomille fume encore. Je sais qu'il aurait préféré du café, mais je n'ai pas eu le temps d'en acheter. En fait, je n'ai eu le temps de rien ces deux derniers jours. Nous les avons passés quasiment enfermés dans cet appartement.

Son corps est constellé d'une belle galaxie de stries rouges et des bleus commencent à poindre. Je ne suis pas peu fier de mon œuvre artistique. En revanche, je suis beaucoup moins fier de mon laisser-aller.

Cela ne m'était jamais arrivé de perdre à ce point mes objectifs. Je n'ai pas pris de vacances une seule fois en quatre ans. Mon job étant loin d'être une routine infernale, j'enchaînais les cibles en tâchant d'être le plus efficace possible pour passer à la suivante. Je ne pensais pas avoir besoin d'une trêve. C'est ce que je m'accorde pourtant avec lui.

Nous sommes bien vite rentrés de ce bar hier soir dans le but de pouvoir – encore – fusionner nos corps sous la couette. Ce fut doux, ce fut tendre et je n'ai toujours rien tenté. Je me suis réveillé ce matin, avec la ferme intention de rattraper mon retard. Je pensais qu'en initiant, pour de vrai cette fois, quelques jeux BDSM, j'aurais plus de facilité à me concentrer, à m'introduire dans son esprit pour en délier les nœuds. Je n'y suis pas parvenu.

Il s'est pourtant prêté avec une aisance remarquable à mes suggestions. Je sentais que cela l'effraierait de plonger vers ces horizons. Il avait connu ses seules expériences sadomasochistes avec des clients qui ne lui laissaient pas forcément un choix éclairé. Il brûlait tout de même de découvrir cela avec moi.

Il n'a pas été déçu. Passée la première appréhension lorsque je lui ai attaché et suspendu les mains à la poutre du salon, il s'est bien vite laissé transporter par la lèche du martinet sur ses flancs et par les stimulations que j'appliquais sporadiquement sur ses zones érogènes. J'ai attendu qu'il le demande pour accélérer et accentuer la force de mes coups. Les montées d'endorphine l'ont amené au bord de l'extase. Je jouissais de le forcer à se retenir de jouir. Je voulais accumuler sa tension pour mieux la voir déferler en de puissants orgasmes.

C'est de ces moments-là dont j'aurais dû profiter pour tirer d'un coup sec les liens qui entravaient ses dons d'Alters et le libérer. Je n'ai pas pu m'y résoudre. Comme si j'avais peur de briser par la même occasion le lien fragile de confiance que nous avions construit pendant ces deux jours.

Je ne voulais pas qu'il se sente trahi, qu'il ait l'impression que je me suis servi de lui comme un pion au service d'une cause plus grande. Le genre d'états d'âme dont je n'ai eu cure avec les autres.

Bien que je ne fasse rien, je voyais pourtant le nœud se délier de lui-même, à mesure que l'accumulation de plaisir le transportait dans des états seconds. Son agencement cérébral se mouvait. Alors que son esprit se perdait dans les rivages limitrophes de sa conscience, je voyais la forêt se clairsemer et rendre visible le dernier verrou qui retenait ses dons. Et je n'y ai pas touché.

Au lieu de cela, je me suis plongé dans ses chairs, je l'ai sodomisé avec vigueur et nous avons profité en chœur d'une dernière jouissance qui nous a achevés pour le restant de la journée.

Je m'assois à ses côtés sur le divan et trace les marques rouges de son abdomen du bout des doigts. Il lève des yeux vagues sur moi, des yeux derrière lesquels je sens bouillonner un trop-plein d'émotions contradictoires.

— Il m'arrive un truc bizarre, Aedhan.

— Bizarre comment ?

— Je ne sais pas le définir. J'ai l'impression que tout se délite dans ma tête, je perds mes repères, je revois des souvenirs et les émotions que j'y associais sont différentes, comme si tout réorganisait dans un bazar qui ne fait plus aucun sens.

Il est perdu. Il fixe, hagard, le luminaire du plafond comme si son halo blanchâtre pouvait révéler un sens mystique. Il l'a perçu, lui aussi, ce nœud qui se dénouait dans son être.

— Ce qu'on a fait aujourd'hui t'a porté très loin. C'est normal que tu planes après avoir encaissé autant d'orgasmes en si peu temps...

Il tente de se redresser et parvient tout juste à s'appuyer sur ses coudes. Pour la première fois depuis le début du week-end, je perçois un air courroucé sur son harmonieuse figure.

— Mais c'est pas vrai ! Je te parle d'un truc sérieux et toi, tu rapportes encore ça au sexe !

— Parce que c'est lié. Le sexe est une altération de la conscience.

Il retombe à plat dos sur le coussin, songeur.

— Tu dis ça comme si tu savais ce qui m'arrivait.

Je me mords la lèvre et mes doigts interrompent leur tracé sur sa peau. Je me sens comme un enfant pris la main dans le sac. Il devine ma culpabilité sous-jacente. Il se redresse une nouvelle fois et me transperce comme s'il essayait, lui aussi, de lire en moi.

— Qu'est-ce que tu me caches, Aedhan ?

Je ne sais pas quoi répondre, alors je ne dis rien et détourne les yeux. La pire des réactions. Sa voix me rappelle à l'ordre.

— Aedhan !

— Je... je ne peux pas te le dire.

— Tu ne peux pas parce que tu ne sais pas ou tu ne veux pas parce que tu as peur que je le prenne mal ?

Merde. Soit il est perspicace, soit je ne suis plus la forteresse imperméable que je m'imaginais être. Mes remparts s'effritent face à lui. Il pivote et s'installe même à califourchon sur moi. Je ne peux plus l'esquiver ainsi.

— Aedhan, ce que je vais dire est sans doute ridicule. Après tout, on ne se connait même pas depuis deux jours. Pourtant, ce que je ressens avec toi, c'est... C'est quelque chose qui transcende tout ce que j'ai connu avant.

Je sais. Moi aussi. Mais que puis-je répondre à ça ? Qu'il ne s'agit que d'un rêve, que lui et moi allons bientôt nous réveiller, réaliser que ce qui s'est passé ce week-end n'avait pas lieu d'être et que tout avenir entre nous est voué à l'échec, car je ne peux pas m'attacher ?

— Je vois bien la couche de vernis que tu appliques sur ton paraître, poursuit-il, que derrière tous tes récits fabuleux, tu caches des revers plus sombres, mais tu peux m'en parler ! Tu comptes suffisamment pour moi pour que je me retienne de te juger. Je serais mal placé pour le faire, j'ai ma part d'ombre moi aussi, tu sais...

Et si je lui expliquais tout ? Je le fais parfois quand la situation l'impose. Avec lui, je n'arrive pas à m'y résoudre. Je voudrais qu'il comprenne par lui-même.

— Ce n'est pas que je refuse de t'expliquer, Ejay. Mais c'est quelque chose qu'il vaut mieux découvrir par soi-même.

Ses paupières battent devant l'énigme que lui soulèvent mes propos. Il aurait envoyé bouler n'importe qui d'autre. Là, il fait un effort.

— Comment ?

— Laisse-moi essayer une dernière fois. Un dernier jeu.

— Tu veux dire un jeu sexuel ? Encore ? Tu ne te moquerais pas un peu de moi, espèce d'obsédé ?

Là par contre, il affiche une mine outrée et tente de se dégager de mes genoux. Je retiens ses poignets.

— Non, c'est très sérieux. Un dernier jeu. Que cela fonctionne ou pas, je te dirais tout ensuite. Tu me fais confiance ?

Il mordille sa lèvre d'une façon adorable. Il hésite.

— Es... Est-ce qu'il y a des risques ? Est-ce que cela peut être dangereux ?

— Non. Aucun risque.

À moins qu'il ait un Rugen-Hoën, mais je n'en ai jamais rencontré. La probabilité est infime. Je lui sers un sourire qui se veut rassurant. Il se laisse convaincre.

Je l'entraîne à nouveau dans la chambre. Les vestiges de nos folies de l'après-midi gisent encore ça-et-là : menottes en cuir, badine, pinces, cockring, bâillon... Je n'ai pas beaucoup d'accessoires, mais on peut déjà faire beaucoup de choses avec du rudimentaire. Je l'invite à se mettre sur le lit et je lui fais prendre une position relativement avilissante : à genoux, mais la tête contre le matelas et les bras tendus vers les pieds. Je lui attache les poignets aux chevilles avec des cordes. De la sorte, il garde ses fesses relevées et tendues pour mes sévices. Je lui bande aussi les yeux, de façon à ce qu'il ne se laisse pas distraire par l'environnement. Je veux qu'il se concentre sur lui-même et les sensations que je lui procure. Je passe autour de son gland un anneau en silicone surmonté d'une tige courte que je lui introduis dans l'urètre. Le but n'est pas de lui faire mal, juste de l'empêcher d'éjaculer.

— Je vais y aller un peu plus fort cette fois, donc n'hésite pas à me dire si ça ne va pas et si tu veux que j'arrête.

En vérité, je n'ai pas besoin qu'il le dise, mais il faut bien que je le rassure. Il lâche un « hum » approbateur, puis nous ne disons plus rien. Je commence par balader tranquillement ma main sur son corps, insistant sur certaines zones : sa bouche, ses mamelons, l'intérieur de ses cuisses, ses bourses, son orifice... Quand je le juge suffisamment excité, je frappe le premier coup. Il crie à cause de la surprise. Je ne le laisse pas reprendre ses esprits, j'enchaîne. D'abord le martinet, puis la canne. Je le sens rapidement se perdre entre les ondées de plaisir et de souffrance. Il tient bon cependant et ne me dit pas d'arrêter. Il veut aller jusqu'au bout de l'expérience. De nous deux, c'est moi le moins assuré.

Je l'achève avec une lanière en cuir qui zèbre ses fesses et ses cuisses. Il gémit. Il est rapidement porté au bord du gouffre. Il n'est plus qu'à quelques millimètres de faire éclater ce blocage en lui...

J'arrête tout. Je détache les cordes et le bascule sur le dos. J'enfile un préservatif que je lubrifie et soulève ses cuisses pour me placer stratégiquement. Si ce que je m'apprête à faire doit signer la fin de notre trop courte relation, alors je veux en profiter une dernière fois. Je veux jouir en lui avant qu'il me rejette.

Je m'empare d'un foulard et l'enroule autour de son cou. S'il n'avait pas les yeux bandés, je les verrais sans doute s'écarquiller de surprise.

— Je vais t'étouffer. Ne t'inquiète pas, je saurais m'arrêter quand il le faudra.

Comment ?

Je ne lui laisse pas l'occasion d'exprimer ses récriminations. De toute façon, elles disparaissent quand je le pénètre. Il se laisse porter, s'en remet totalement à mon bon vouloir. Cela m'excite beaucoup plus qu'il ne le faudrait. Je resserre l'étreinte sur son cou. Le sang n'est plus acheminé correctement. Son cerveau manque d'oxygène. Les derniers millimètres sont franchis...

Et je le vois. Ce souvenir caché, refoulé, oublié, abandonné. Celui qui scellait ses pouvoirs d'Alters. Il rejaillit et nous engloutit tous les deux.

*

La chaleur était encore plus étouffante dans l'habitacle de la voiture qu'au-dehors. Le véhicule s'était enfin extirpé de la circulation dense au sortir de l'agglomération de Manille et progressait désormais le long des rizières qui s'étiraient en terrasses jusqu'à l'horizon.

Au volant, une femme d'une quarantaine d'années tâchait de garder ses yeux épuisés concentrés sur la route. Ses rides creusées par l'angoisse la faisaient paraître plus âgée. La sueur collait à son front des mèches de cheveux châtains. Ses yeux en amandes d'un bleu clair et sa peau pâle ne laissaient aucun doute quant à ses origines caucasiennes. Au contraire du garçon de huit ans, assis sur le siège passager, à l’apparence bien plus locale. Nul n'aurait deviné que cette femme, dénommée Alice, était bien sa mère biologique.

Pourtant, la particularité que son fils avait héritée d'elle ne laissait aucun doute sur leur lien de parenté.

Le garçon se renfrogna, serrant davantage sur son sac à dos contre lui. L'angoisse de sa mère l'envahissait, mais il n'avait pas sa maturité pour la canaliser. Alors il la laissait transparaître à travers tout et n'importe quoi.

— Tu fais un message à Tatay dès qu'on arrive, hein Ina ? Pour qu'il nous envoie Kilig...

Le garçon parlait un français impeccable, malgré les quelques mots de tagalog qui s'intercalaient de temps à autre. Il était bien plus doué que sa jeune sœur pour jongler avec les langues. Son don y était pour beaucoup.

Alice soupira, tentant de combattre l'exaspération qui la gagnait alors que son fils réitérait sa demande pour la troisième fois. Ils avaient fait leurs bagages dans la précipitation. La demande d'aide urgente qu'Alice avait transmise avait été entendue. Ses contacts lui avaient proposé un rendez-vous à quelques kilomètres au nord de Caloocan. Elle était donc venue chercher Ejay chez sa belle-sœur avec un sac préparé par ses soins. Elle s'était contentée de l'essentiel : quelques vêtements et des affaires de toilettes. Alors, bien sûr, elle avait oublié Kilig, son ours en peluche préféré. Mère indigne.

Elle avait esquivé ses récriminations les deux premières fois, elle n'y couperait pas à la troisième. Elle se fendit du ton le plus rassurant dont elle était capable, en dépit de la gravité de leurs ennuis.

— Bien sûr. Il nous fera un joli colis avec tout ce que j'ai oublié dès qu'on aura notre nouvelle adresse.

Ejay tira une grimace mécontente, le temps d'évaluer les paroles de sa mère. Avant de la houspiller.

— Tu mens ! Tu lui as même pas dit qu'on partait. Tu lui as juste laissé un mot pour dire que tu retournais en France pour une urgence. Mais c'est faux ! Tu sais même pas où on va !

Alice se mordit la lèvre. Elle avait beau savoir qu'il était impossible de mentir à son fils, elle persistait toujours à le faire. Car laisser un enfant de son âge affronter la réalité brute était bien trop violent. Pourtant, Ejay avait l'habitude.

Il n'avait même pas deux ans quand il avait commencé à entendre les pensées. Il avait appris à parler en répétant ce que les gens disaient dans leur tête. Il avait découvert les émotions à travers le prisme des humeurs des autres. Il n'avait jamais réussi à se construire une personnalité propre. Volatil et toujours dépendant de son environnement. Inévitablement, il se fit remarquer. On tenta de le cataloguer comme un enfant turbulent, puis on voulut lui diagnostiquer un trouble mental quelconque sans jamais parvenir à déterminer lequel.

Seule sa mère était à même de comprendre ce qu'il se passait. Elle-même s'était mise à développer la télépathie, dix ans plus tôt, à la suite d'une violente dispute avec sa famille qui lui avait fait couper les ponts.

Très vite, elle avait instauré une forme de jeu avec son fils. Il devait garder son don secret à tout prix, n'en parler à personne et prétendre ne rien entendre ou ne rien voir d'autre que ce que captaient ses oreilles ou ses yeux. Car s'il se faisait remarquer, des « méchants » viendraient s'en prendre à lui.

Pour le coup, Alice n'avait pas eu besoin de mentir.

Lorsqu'elle s'était renseignée sur ce qui lui arrivait, à elle. Elle était tombée sur divers forums parlant d'Alters, on lui avait recommandé la discrétion et de faire en sorte de se tenir éloigné de toutes propositions en provenance de Geneware ou n'importe quelle instance affiliée. Effectivement, on lui avait proposé de rondelettes sommes d'argent en échange d'une « visite » dans leurs locaux. Elle avait décliné. Jusqu'à ce qu'elle rentre un soir pour découvrir trois hommes de la firme qui l'attendait dans son appartement, prêts à l'enlever. Son don lui avait permis d'anticiper et de fuir à temps. Elle était partie s'installer aux Philippines et vivait dans une relative tranquillité depuis.

Jusqu'à ce que le même genre d'incident se reproduise avec son fils. La veille, plusieurs hommes avaient tenté de le kidnapper en pleine rue. Ejay ne les avait semés que grâce à sa meilleure connaissance des artères de Caloocan.

Après cela, Alice avait demandé de l'aide sur les réseaux et des contacts de confiance lui avaient répondu qu'elle pourrait se mettre à l'abri avec son fils. Il fallait simplement qu'elle les rejoigne à un point de rendez-vous à la campagne.

— Je leur fais pas confiance à ces gens ! Et s'ils étaient avec les méchants, eux aussi ? marmonna le jeune garçon.

Un piège. Alice y avait pensé. Mais que pouvaient-ils faire d'autre ? S'ils restaient à Caloocan, d'autres viendraient s'en prendre à eux, maintenant qu'ils avaient repéré Ejay. Cela ne lui faisait pas plaisir de quitter son mari et sa fille sur un coup de tête, mais elle devait protéger son fils avant tout.

— Tout ira bien, Trésor. Je te le promets.

Elle n'en était absolument pas certaine. Alors son fils non plus. Pourtant, il se tut jusqu'à la fin du trajet. Ressentant bien qu'accabler sa mère davantage ne serait d'aucune utilité.

La voiture finit par se garer sur une descente en terre battue, devant un assemblage de bâtiments en tôles dont les différents stades de rouilles et la disharmonie des matériaux dévoilaient une étonnante palette de couleurs. Aux rideaux métalliques clos et aux anciens étals recouverts, on pouvait imaginer un ancien point de vente de primeurs. Désert à présent. La mère et le fils ressentaient pourtant de vagues signaux vitaux par télépathie, sans pouvoir approfondir.

Alice s'extirpa de l'habitacle, son fils déballa l'angoisse qu'il avait contenue jusqu'à présent.

— N'y va pas, Ina ! J'ai peur.

La mère fit le tour de la voiture et tenta de tirer son fils accroché au siège passager.

— Tout va bien, Ejay. Je le sentirai s'il y a un problème et on repartira aussitôt, dit-elle en tapant sa tempe du bout du doigt. Fais-moi confiance.

Le garçon suivit sa mère à contrecœur. Plutôt rester coller à elle, cependant, que de l'attendre anxieusement dans la voiture. Le duo s'aventura entre les dédales de l'entrepôt de bric et de broc. Alice voulait s'avancer juste assez pour scanner les présences qu'elle percevait au bout de la structure. Sa portée n'était que de quelques mètres. Ejay pouvait voir plus loin, mais son état de stress le poussait à se réfugier dans l'esprit rassurant de sa mère.

Il le sentit malgré tout, lorsque deux nouvelles présences se rabattirent dans leur dos. Ils étaient encerclés.

— Ina...

Il s'accrocha au pan du tee-shirt de sa mère, gonflé d'un mauvais pressentiment. Quand les premières silhouettes se détachèrent de l'ombre, Alice vit les armes à la ceinture avant leurs esprits.

— C'est vous, Alice ?

La concernée ne répondit rien. Ce n' pas comme si l'homme qui avait posé la question avait réellement besoin d'une confirmation. À la place, elle chercha les issues, mais se rendit compte que les six hommes s'étaient suffisamment rapprochés pour leur barrer toute retraite. Puis, ils le perçurent en même temps :

Emmener l'enfant, éliminer la mère.

L'ordre imprimé dans l'esprit des exécutants se réverbérait dans celui des Alters. Avant qu'ils ne puissent réagir, des bras épais comme des tonneaux passèrent autour du petit gabarit de l'enfant et le tirèrent avec force. La petite main glissa du tissu auquel elle s'accrochait.

— Ejay !

Le cri d'une mère trahie déchira les tympans des hommes présents, mais elle ne parvient pas pour autant à rattraper son fils traîné au loin, alors qu'un homme la ceinturait. Ejay en vit un autre sur la droite dégainer son arme et la pointer sur sa mère.

Le temps sembla se suspendre alors que l'évidence s'imposait dans l'esprit du petit garçon : ils allaient la tuer, il ne la reverrait plus jamais, il aurait beau se débattre, ces bras ne le lâcheraient pas, il pourrait crier autant qu'il le voudrait, cela ne les arrêterait pas. Ils avaient des consignes.

Pour la première fois de sa vie, Ejay expérimentait l'impuissance. Le sentiment cinglant de voir quelque chose de précieux se briser devant ses yeux sans qu'aucun caprice ne puisse y remédier.

Alors un bourdonnement désagréable cingla dans ses oreilles. Strident, il vrillait son crâne et ceux des hommes qui les entouraient. Ejay vit leurs cris déchirer et tordre leurs corps. Celui qui tenait l'arme la lâcha à terre. Il rejoignit le sol peu après. En quelques secondes, les six hommes costauds n'étaient plus que des cadavres gisants. Ejay ne ressentait plus aucune flamme de vie. Aucune.

D'un pas timide, il s'avança jusqu'à sa mère étendue et immobile sur le sol. Ses yeux affolés et terrorisés fixaient grands ouverts son fils, à jamais figés dans leur expression accusatrice.

Alice Diaz-Hernandez n'était plus.

*

Ejay se redresse avec force. Je suis violemment bousculé en arrière. Il arrache le bandeau sur ses yeux et je les vois alors illuminés d'une lueur de démence. Son souffle est erratique, son corps agité de spasmes.

— Je... je l'ai tuée.

C'est quand je commence à entendre le bourdonnement que je comprends qu'il est trop tard. Que je n'aurais jamais dû ouvrir la boîte de Pandore.

— Ejay, non !

En vain. La douleur me vrille le crâne. Je n'avais jamais connu un mal comme celui-là, j'ai l'impression de sentir tous les vaisseaux de mon cerveau éclater à la chaîne. J'en appelle à mes années d'expérience en pouvoirs psychiques pour ériger des défenses mentales. Inefficaces. Le souffle de l'explosion est à peine ralenti et rafle les derniers germes de ma conscience.

Ma vision se floute. Je garde le souvenir de son visage confus et perdu lorsque le voile noir s'abat et me plonge dans l'inconscience.

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