19. Traqueur

23 minutes de lecture

Il était presque midi quand nous fûmes chassés de l'hôtel par la femme de ménage. C'est un Ejay encore tout ensommeillé que j'ai tiré dehors. J'ai arpenté la rue d'un pas guilleret, dansé entre les stries d'ombres que les rayons du soleil posaient sur les trottoirs du Sentier. Mes pitreries l'ont fait rire, en plus d'achever de le réveiller.

Je lui ai offert un café dans le premier take away venu. Pas la grande classe, mais lui comme moi avions juste besoin de nous requinquer à grands coups de caféine. Même si le breuvage était particulièrement amer et dilué.

— Tu as faim ? lui lancé-je.

— Je pourrais te dévorer une jambe.

— On va se contenter de quelque chose de comestible, si tu veux bien.

Il rit encore. Je me rends compte que j'aime beaucoup trop son hilarité pour me résoudre à faire ce que je dois faire. Il balaie l'étroite rue animée dans laquelle nous évoluons et ses yeux se posent sur un boui-boui vietnamien qui propose du basique à emporter.

— Tu aimes le vietnamien ?

Il hausse les épaules.

— Qui n'aimerait pas ? répond-il.

— Moi, j'adore, à condition de retirer la coriandre.

Il fait volte-face et ouvre des yeux aussi choqués que si je venais d'insulter la vierge Marie.

— Mais vous êtes pas possibles, vous, les Européens !

On part donc se commander un assortiment de nems, raviolis vapeur et rouleaux de printemps – version sans coriandre pour moi. Le serveur derrière le comptoir nous renvoie une grimace attendrie pendant qu'il prépare nos mets. Je suis en train de lui gratter l'arrière de la nuque ; on a l'air d'un charmant couple libre, de la sorte. Je sens que cela gêne Ejay. Je range ma main dans la poche.

— Pourquoi tu t'arrêtes ?

Finalement, je ressors mes doigts et il se met à ronronner comme un chat sous mes caresses. Une fois sortis, armés de plusieurs sacs, que leur matière biodégradable rend plus mous que des chewing-gums, on remonte la rue comme deux vagabonds. Il attend que je lui déballe la suite du programme. Avant cela, je m'arrête dans un tabac pour m'acheter un nouveau paquet de cigarettes. J'en prends un pour lui aussi, pressentant qu'il me videra le mien, sinon.

Il scrute le paquet avec des yeux étonnés quand je lui tends.

— Comment as-tu deviné quelle marque je prends ?

Je tire une moue. J'ai encore oublié de me comporter en humain normal. Je brode.

— Tu l'avais sorti hier dans le fumoir.

— Tu es observateur, alors. (Il range le paquet dans sa poche et remonte un regard intimidé sur moi.) Merci.

Je me mords la lèvre. Même en ayant peu dormi, je ne peux pas m'empêcher de le trouver encore plus craquant à la lumière du jour. Je ne résiste pas à l'envie de me pencher et d'attraper ses lèvres. D'abord surpris, il esquisse un mouvement de recul, avant de se raviser et me rendre un baiser qui n'a rien de chaste.

Bordel. Ils peuvent pas faire ça ailleurs, ces pédés ?

J'ignore superbement les pensées désobligeantes du buraliste à qui nous infligeons la vue de nos attouchements. La force de l'habitude. Tant qu'il ne s'exprime pas à voix haute, je joue les ingénus.

Ejay se recule et appuie ses deux pupilles obsidienne dans les miennes. Il brandit le sac en amidon de maïs comme une barrière devant moi.

— Et maintenant ? On se pose où pour manger ?

— Chez moi ?

Je vois l'hésitation couvrir ses beaux traits avant même de la distinguer dans ses pensées. Ce n'est pas dans son code de conduite que de se laisser inviter chez des clients. Mais après la somme dérisoire qu'il m'a demandée pour passer la journée avec lui, il peut difficilement me considérer encore comme un client.

Il esquisse un sourire en coin intimidé.

— Je te suis.

*

Une fois débarqué à Ledru Rollin, je le tire dans mon sillage le long d'une rue bardée de graffitis et d'herbes sauvages. J'aime bien ce côté sauvage et bohème de mon nouveau lieu de vie temporaire. La dernière ville que j'ai visitée avait cet aspect trop propre, trop clinique qui me faisait me sentir visible et inconfortable.

Mon appartement, en revanche, est d'une apparence aux antipodes de ma rue. Trop propre, trop clinique. C'est aussi l'avis d'Ejay. Il tire une moue en glissant ses pas jusqu'au salon pour poser nos repas sur la table basse.

— On dirait une pub pour Minimal Housing ton appart', remarque-t-il.

Je ris jaune. Je ne peux pas lui donner tort. Le réseau de l'Arche prête toutes sortes de logements pour les besoins des Traqueurs ou autres membres Alters. Je ne me paye pas le luxe de choisir.

— Je ne suis que de passage à Paris.

Ma réponse lui laisse un pincement au cœur. À moi aussi. Je suis pourtant habitué à cette vie d'itinérance. Je n'ai jamais réellement eu de « chez moi » après tout.

J'avais sept ans quand j'ai été arraché à ma patrie. Mes parents ont succombé dans un accident de voiture près de Malmö. Je m'en suis sorti avec la moelle épinière endommagée et les jambes paralysées. C'est à ce moment-là que mes dons d'Alters se sont révélés. À l'époque, je ne savais pas qu'il fallait que je sois discret à ce sujet. Un médecin de l'hôpital a donné l'alerte et Geneware m'a rapidement mis le grappin dessus.

Ma tutelle avait échoué entre les mains de ma grand-mère, qui n'avait plus toute sa tête et me confondait avec son défunt fils la moitié du temps. Les pontes de Geneware n'ont pas eu de difficultés à la convaincre de signer des papiers pour me faire interner dans une clinique qui, disaient-ils, « lui offrira les meilleurs soins pour ses jambes ».

D'une certaine façon, ils n'ont pas menti. J'ai effectivement bénéficié des meilleures chirurgies, des meilleurs traitements et de la meilleure rééducation. En deux ans, je marchais à nouveau sans aide.

La vie dans leur centre était loin d'être un calvaire. Nous étions des dizaines d'enfants et nous ne manquions de rien : de l'espace pour jouer, des encadrants formés à la bienveillance, des biens matériels à ne plus savoir qu'en faire et une éducation moderne et ludique. La seule contrepartie, c'était les tests. Encore et toujours des tests. Cela m'aura au moins permis d'apprendre à exercer mes facultés d'Alters et à les éprouver contre des semblables. Si je les maîtrise à la perfection aujourd'hui, c'est en partie grâce à eux.

À dix-neuf ans, on m'a collé un passeport dans une main et une carte d'un cluster de compagnies aériennes permettant d'acheter en deux clics un billet pour n'importe quelle destination, dans l'autre. On m'a dit : « Maintenant, tu es un Pisteur. Balade-toi, découvre le monde, repère d'autres Alters et réfères-en aux correspondants locaux. Facile, non ? ».

Effectivement, il y avait pire comme job. J'ai voyagé, je suis allé à la rencontre d'un tas de cultures, essentiellement dans les pays développés, puisque c'est là que le Razepan a été le plus consommé. J'ai goûté les gastronomies locales, appris une vingtaine de langues. C'était aisé avec la télépathie. J'étais capable de vidanger l'histoire d'une vie en quelques secondes. Dans ces conditions, jongler avec les dialectes était un jeu d'enfants. Je n'étais pas malheureux, mais j'étais seul. Terriblement seul.

Ce n'était pas seulement parce que mes employeurs me décourageaient fortement de rester trop longtemps à un même endroit que je ne pouvais jamais m'attacher. C'était surtout parce qu'être en empathie permanente avec les autres, vous coupe, étrangement, des autres. Comment former des attaches avec des personnes en constant décalage entre leur être intérieur et leur masque social ? Connaître ce fossé me faisait me sentir dissocié.

J'avais bien quelques amitiés avec d'autres Pisteurs. À distance. Quant à mes correspondants de Geneware, leurs efforts pour nous faire passer pour une grande famille étaient d'un pitoyable abscons et hypocrite.

Bien vite, j'ai commencé à me demander ce qu'ils faisaient des identités d'Alters que je leur livrais. La plupart du temps, les intermédiaires que j'avais la chance de capter en rencontre physique n'en savaient rien non plus. Les plus hauts placés, ceux avec qui je n'échangeais qu'à distance, usaient d'un impressionnant panel de pirouettes pour esquiver les questions. Jusqu'à ce qu'on me fasse comprendre qu'il ne fallait plus que je pose de questions.

Je continuais mon job sans envie. Profil bas. D'autres Pisteurs m'ont soufflé que certains avaient eu des soucis à jouer les fortes têtes. On n'entendait plus parler d'eux en tout cas.

Ma vie a basculé il y a quatre ans. Je prenais un thé à Vancouver dans un grand salon à étages avec vue sur l'océan. Un endroit paisible. Jusqu'à ce qu'une signature atypique mette en alerte tous mes sens d'Alters. Plus que sonner l'alerte, la présence est même venue s'installer à ma table avec un moka latte.

Un Afro-Américain, qui parlait avec un fort accent de l'Oregon, a étalé devant moi un paquet de dossiers, mêlés d'une foule de rapports électroniques d'expériences, retranscription d'enregistrements, mails et notes internes imprimées.

C'est ainsi que j'ai rencontré Maze, ou plutôt, que Maze m'est tombé dessus. Je me suis vaguement méfié de cette lueur inquiétante dans ses yeux sombres, puis ses manières expressives et chaleureuses m'ont convaincu. En une demi-heure de conversation, il m'avait retourné la tête. Il avait, lui aussi, travaillé pendant des années pour Geneware dans la recherche sur les Alters. Il a quitté la boîte quand il a découvert quel chemin empruntait la multinationale.

« Les Alters les fascinent. Je ne dis pas le contraire. Un peu comme Frankenstein était fasciné par sa créature. Mais voir les modifications alter-neurales se propager à toute vitesse dans la population, sans le moindre contrôle, sans la moindre distinction de classe sociale ou d'aisance financière, les fout en rogne. Ils ne veulent pas éradiquer les pouvoirs psy, mais ils préféreraient que ces mutations soient contrôlées, inoculées volontairement à des prix exorbitants qui les réserveraient seulement à une poignée d'élites. Rétablir la distinction entre dominants et dominés en quelque sorte. Hélas pour eux, ils ne sont même pas fichus d'identifier les combinaisons génétiques à l'origine de leur problème. Ils sont contraints de compter sur des Pisteurs comme vous pour identifier leurs sujets. Donc pour le moment, leur politique se résume à : rallier les plus aptes aux hautes sphères et éliminer le reste. »

Je n'avais jamais eu de tropisme pour l'engagement politique avant ce fameux thé dans ce paisible salon. Sa pédagogie a éveillé en moi des sentiments de révolte face à ces injustices de classe, à l'encontre de cette purge orchestrée des « miens » et un sentiment de colère noire contre mes employeurs qui s'étaient servis de mes talents comme d'un outil. Je ne le découvrais pas, certes, mais en prendre conscience m'a fait l'effet d'une douche glaciale.

Le plan de Maze était simple. Puisque Geneware, avec la complicité des pouvoirs locaux ou étatiques, s'évertuait à faire disparaître la trace des Alters, Maze et son Arche comptaient bien imposer leur existence. Il y a plus d'Alters « en dormance » que d'Alters « révélés », si l'Arche parvenait à « éveiller » les pouvoirs psychiques d'un maximum d'Alters, alors Geneware et ses alliés se retrouveraient bien vite submergés et la chape de silence qu'ils tentaient de nous imposer finirait par exploser. Or, il leur serait plus difficile de nous mener une guerre épuratoire ouverte plutôt que nous réserver une élimination discrète. L'opinion publique est un moteur autant qu'un sacerdoce pour une compagnie aussi hégémonique.

De Pisteur, j'ai évolué en Traqueur. Le job se complexifiait. Il ne s'agissait plus de repérer des Alters conscients et les balancer. Il fallait désormais débusquer des Alters inconscients de leurs propres capacités et les aider à se dévoiler. Sur ce point, le bât blesse. Combien de débats houleux ont tourné au sein de l'Arche, une organisation vouée à l'horizontalité, sur cette question ? Ce n'était un secret pour personne : nos facultés psychiques émergent à la suite d'un choc. Or comment était-il éthiquement acceptable d'infliger volontairement une expérience désagréable à quelqu'un, même pour une bonne cause ?

Maze n'a pas tranché, laissant le choix aux Traqueurs d'opérer avec leurs propres méthodes. Certains n'ont pas hésité à vite se tailler une réputation de machine de guerre. Ils débusquent, ils bousculent, ils traumatisent et derrière, c'est un travail de longue haleine laissé aux Médiateurs pour convaincre ces victimes que nous ne sommes finalement pas leurs bourreaux. Leur méthode a le mérite de gonfler le nombre d'Alters « révélés », pas de gonfler les rangs de l'Arche. D'autres choisissent de procéder en douceur, quitte à perdre un temps infini par cible et à échouer quand l'une pose trop de difficultés. Certains informent cash les individus de leur potentiel et les invitent à suivre des sortes de « stages » proposés par l'Arche pour apprendre à s'éveiller soi-même. Le taux d'échec est faramineux. Vu sous cet angle, je comprends pourquoi certains nous catégorisent comme une secte.

Et moi ? Moi, je suis un OVNI. Mes méthodes sont à la fois douces et efficaces, mais vu l'investissement personnel qu'elles exigent, je suis l'un des seuls à les pratiquer.

J'ai toujours aimé les gens, me montrer curieux, m'intéresser à leur vie. Je suis un hédoniste, un obsédé pourrait-on dire. J'aime la séduction, j'aime la passion, j'aime le sexe. Offrir des orgasmes aux gens fragilise leur esprit. C'est dans ces moments suspendus que j'ai tout le loisir d'accéder à leur conscience, actionner les bons points de pression et en faire jaillir leurs dons enfouis. Je leur offre une belle expérience charnelle et un éveil à une nouvelle facette d'eux-mêmes. La plupart se montrent compréhensifs quand je leur explique, après coup, la manœuvre. D'autres se sentent trahis, bafoués, mais finissent quand même par me pardonner et rallier l'Arche, quitte à faire intervenir un de nos Médiateurs rodés à l'art du prosélytisme. Et bien sûr, pour certains cas, je laisse tomber le charnel, mais il est rare qu'ils ne finissent pas par céder autrement.

Si je m'attache à mes rencontres ? Bien sûr, je reste humain. Un monstre d'empathie, mais humain. Pourtant ces attaches ne débouchent jamais bien loin. J'apprécie ces contacts furtifs. Je ne tombe jamais amoureux. Je n'en suis pas capable. Mes dons m'ont transformé depuis si longtemps. Mon corps est un vaisseau de chair dédié à l'offre du plaisir, mon esprit s'est dilué dans l'océan des âmes vagabondes du monde.

Finalement, Ejay et moi ne sommes pas si différents. Il offre ses services sexuels pour de l'argent ; je dédie les miens à la cause.

Le garçon a la peau mordorée ouvre les sacs de nourriture et leur adresse une moue dépitée.

— Ils ont oublié de mettre des baguettes ! Tu en as dans ta cuisine tout épurée ?

J'ouvre un tiroir, aux contours invisibles dans l'aplat de blanc, et en tire deux paires de bouts de bois. Je les lâche sur le comptoir à côté de lui. Il lève une main pour s'en emparer, mais je la fais prisonnière. C'est même tout son corps que je bloque avec le mien contre le meuble. Ma bouche se faufile entre les boucles de sa nuque et trace les lignes de son cou.

— Tu n'as pas faim avant ? me demande-t-il presque suppliant.

Le gémissement qu'il laisse échapper en tentant de réprouver mes actes le rend bien moins crédible. Je passe mon autre main sous son tee-shirt et dérive sur la courbe de ses hanches. Je lui susurre dans un explicite sous-entendu :

— Si, justement, j'ai très faim...

— Tu ne veux pas plutôt me garder pour le dessert ?

— Je suis sûr que tu peux faire un délicieux hors-d'œuvre aussi.

Son estomac gargouille, mais il se laisse quand même enivrer sous mon toucher. Sa nuque bascule en arrière et sa gorge s'offre à mes lèvres. Son derme caramel en retranscrit presque la saveur sucrée. Je lance aussi l'attaque en contrebas. Son jean glisse une fois libéré de son ceinturage et dévoile sous mes paumes une croupe douce et lisse. Je masturbe mon sexe, puis le sien dans mon autre main. Nos gémissements nous font oublier le repas qui refroidit.

J'ai envie de le prendre ici, sur le comptoir. Je n'en reviens pas de brûler à ce point de désir pour un cul que j'ai déjà éprouvé toute une nuit, mais je veux encore ressentir ses chairs se resserrer autour des miennes.

Je fouille dans ma poche arrière. Il me reste encore, miraculeusement, un préservatif, sur le stock que j'avais emporté. En revanche, le tube de gel est vide.

— Merde. Je n'ai plus de lube.

— Plus du tout ?

— Si, j'ai une réserve dans ma chambre.

— Allons dans ta chambre, alors.

— Trop loin.

Je marmonne dans son cou, contrarié face à l'épouvantable fatalité de devoir me décoller de lui. Puis j'avise le frigo à ma droite. C'est probablement l'idée la moins glamour que l'on puisse avoir. Je n'aurais jamais fait une chose pareille avec quiconque, et pourtant, je le fais avec lui. Je pousse la porte, en sors une motte de beurre et en cueille une noisette avec deux doigts. Me voyant faire, il éclate de rire.

— Tu n'es pas sérieux !

— Bouge pas, lui invectivé-je en étalant le corps gras sur son orifice.

— Jamais de la vie je ne me ferais une tartine de beurre chez toi si tu fais ça avec tes invités !

Je lui mords – délicatement – le cou pour le faire taire. Un soupir remplace ses réprobations lorsque j'enfonce mon membre en lui. Ce n'est pas aisé de le prendre debout, avec nos différences de taille. Il se cambre, en appui contre le comptoir, sur la pointe des pieds, tandis que je dois plier les genoux. Je ne comprends pas le plaisir que je prends à pilonner son cul malgré cet inconfort. Il a une façon de réagir à mon contact, si spontanée, si sensible ; je ne peux qu'entrer en communion avec son extase. J'accentue mes coups de reins. Il crie de plaisir, crochète ses doigts sur le plan de travail à en faire tomber les baguettes. Il s'en fiche, je m'en fiche aussi. Il finit par jouir et je dois encore prolonger l'effort pour arriver, à mon tour, à la libération.

Il se retourne et attrape mes lèvres alors que je souffle encore et que des gouttes de transpiration ont coulé sur mon visage. Quand il se détache, j'ai l'impression d'être totalement à la merci de ses prunelles onyx. Il pourrait me demander n'importe quoi en cet instant, je m'exécuterai. Inversion totale des rôles.

— C'est pas tout, mais j'ai faim, moi !

Dans une pirouette, il tente de remonter son pantalon. Je retiens son geste.

— Tu n'as pas besoin de te rhabiller.

Il dresse un sourcil surpris, avant de le troquer contre une moue taquine. Je sens venir la parade.

— Si je dois manger à poil, alors tu devras te mettre tout nu, toi aussi.

Je montre l'exemple de bonne grâce en faisant glisser mes vêtements dans une grâce acquise de longues années d'expérience. Il s'en mordille la lèvre, m'observe quelques secondes, avant de m'imiter. J'espérais peut-être tendre, une nouvelle fois, mes doigts au contact de sa peau dorée. Il s'esquive avant que j'esquisse le geste, et part en trottinant jusqu'au salon, ses baguettes en main.

Il s'avachit dans le canapé trop vaste et déballe la nourriture avec envie.

Je ne suis jamais tombé amoureux. Mais, parfois, je crois toucher du bout du doigt de profondes connexions si enivrantes et si significatives qu'elles me font perdre de vue les desseins de tout ce manège. Avec lui, je ne fais pas que l'effleurer, je plonge dedans à en perdre toute raison. Je ne suis jamais tombé amoureux, mais je crois que c'est ce que je ressens alors que je l'observe trier sur la table les parties avec et sans coriandre de notre commande.

— Tu viens ?

Je me tire de ma contemplation et pars le rejoindre dans le salon. Il louche d'un œil curieux sur mon entrejambe. Pour le coup, cela me surprend aussi. Mon érection persiste alors que je viens de jouir en lui. Je décide de croiser les bras et d'afficher une allure imperturbable. Il reporte son attention sur un nem qu'il attrape entre ses baguettes et porte à sa bouche.

— Attends.

Surpris par mon injonction, il lâche le met qui s'écrase sur la table. Il me jette une moue faussement courroucée.

— Vas-tu me laisser manger un jour ?

— Bien sûr, mais j'ai une dernière requête avant.

Il roule ses yeux d'exaspération. En vérité, ce petit jeu l'amuse tout autant que moi, alors il écoute ce que j'ai à dire.

— Mets-toi à genoux sur le canapé, pose tes mains sur le dossier et ne bouge pas.

Il a ce sourire intrigué, mais ne pose pas de questions et obéit sagement. Il rajoute même un brin de provocation en arquant bien son dos pour tendre sa croupe à ma vision.

Satisfait, je pars dans ma chambre en quête d'un nouveau tube de lubrifiant, des gants au cas où et d'un charmant plug en silicone d'une taille modeste. De retour dans le salon, je vois qu'il essaye de tordre sa nuque pour lorgner dans ma direction.

— Ne regarde pas.

Sa tête revient à sa place. La facilité avec laquelle il se plie à mes ordres me grise. Ce n'est pas comme ça que je vais parvenir à débander. Je dois faire preuve de maîtrise pour ne pas reprendre tout de suite ce cul tendu. Je pose une main ferme sur son fessier et écarte ses chairs pour faire glisser un filet de gel sur sa raie. L'objet s'insère aisément dans son orifice. Je le pousse délicatement et un glapissement délicieux s'échappe de sa gorge lorsqu'il arrive en butée. Lui aussi a de nouveau une érection.

Je repars pour m'installer sur le fauteuil en face.

— Maintenant tu peux manger.

— Trop aimable, lâche-t-il alors qu'il revient s'affaler sur le cuir, un sourire pervers aux lèvres.

Il n'y a guère besoin de conversation pour la suite du repas. Nous remplissons nos panses, défiant l'autre du regard de temps à autre. Il abandonne généralement la joute, préférant se concentrer sur l’appétissante nourriture, plutôt que de laisser évader son attention en jeux puérils. De ce fait, il termine sa part bien avant moi et commence même à grignoter la mienne. Je le laisse faire. De toute façon, il est maigre comme un clou et ne mange pas toujours à sa faim.

— Tu aurais pu en choisir un plus grand tout de même. Celui-là va finir par me rentrer dans les fesses, dit-il en se tortillant et en mâchonnant un bout de rouleau de printemps.

Aucun risque. La base est large avec des ailettes incurvées. Plutôt que de le rassurer, je lui rétorque :

— Serre un peu mieux les fesses dans ce cas.

Il tente de me renvoyer une expression outrée, mais son sourire amusé le trahit. Il s'avachit dans le canapé, caresse son ventre repu et semble sur le point de ronronner comme un chat.

— Qu'est-ce que tu voudrais faire cet après-midi ? finit-il par demander.

— Te baiser.

Son rire tord son abdomen avec splendeur. Je dois me retenir de me jeter dessus.

— Mais encore ?

— Je pourrais jouer un peu avec ton corps... T'attacher, te bâillonner, exiger que tu obéisses à mes caprices, te flageller...

Le rire redouble d'intensité.

— Du SM ? Et je ne t'ai pris que deux cents euros pour ça ? Je crois que c'est moi le moins net de nous deux finalement.

— Tu peux toujours refuser.

— Est-ce que j'ai l'air de vouloir refuser ?

Il écarte sensuellement les jambes qu'il tenait serrées contre lui, et laisse entrevoir sa charmante érection. Je ne résisterai pas deux fois. Je viens m'agenouiller entre ses cuisses et bascule ses jambes par-dessus mes épaules. J'engloutis sa hampe en entier, sans préliminaires, ce qui ne manque pas de lui occasionner un gémissement surpris. Je le lèche en profondeur, avidement, comme si tout ce que nous avions déjà fait hier ne m'avait pas rassasié. J'agrippe aussi le plug pour le faire jouer entre ses chairs. J'adore le regard enflammé avec lequel il me couve. Je sais qu'il ne tiendra pas longtemps comme ça.

— Je vais jouir si tu continues.

Je me retire seulement le temps de lui répondre.

— Je vais continuer, mais tu vas devoir te retenir de jouir.

— Ah oui ? réplique-t-il haletant, mais sur un ton de défi. Sinon quoi ?

— Je t'en empêcherai.

Je le sens frémir. Je mords sa cuisse. Il manque de jaillir à ce moment-là. Je l'anticipe et l'en empêche d'une pression marquée sur son gland. Il grogne, se cabre, me traite de noms d'oiseaux, mais il suffit que je le caresse tendrement et que je le reprenne en bouche pour qu'il reparte dans son plaisir. Jusqu'à ce que je m'interrompe à nouveau alors qu'il est au bord.

Je m'amuse à ce petit jeu pendant de longues minutes et dépasse les limites de sa patience. Il s'agite, tente de s'extirper de ma prise.

— Arrête ça ! J'en peux plus !

— D'accord, d'accord, je vais te faire jouir. (Je suis bien obligé de céder.) Mais uniquement par le cul.

— Vraiment ? Je serais curieux de voir ça.

Une fossette narquoise se relève sur la face gauche de son visage. Comme s'il ne m'en croyait pas capable.

Je le bascule sur le ventre et me plaque sur ce corps bouillonnant. Je déloge le plug et le remplace bien vite par ma main revêtue d'un gant. Je joue avec trois doigts en lui. Je pourrais prendre mon temps, j'adorerais ça, mais, lui, va finir par me détester si je persiste à le faire languir. Je vise directement sa zone érogène et tout son corps s'agite de tremblements. Mon autre main vient se presser sur son sexe pour l'empêcher d'éjaculer. Il ressent l'orgasme en profondeur sous un tout nouveau jour. Je me branche sur son être pour ressentir la sensation exquise de sa défaillance.

D'ordinaire, je tire parti de ces moments de complet lâcher-prise, alors que les sensations du corps ont saturé l'esprit au point de le forcer à se déconnecter puis à rebooter, pour déterrer et façonner de nouvelles connexions vers des potentialités inexplorées de son cerveau.

Et là, je loupe le coche. Comme un idiot, je me laisse emporter par le tsunami et savoure la jouissance que je lui procure. On demeure bêtement enveloppés l'un dans l'autre pendant bien trop longtemps. Mais je m'en fiche et il s'en fiche.

Quand on émerge à nouveau, c'est pour jouer sur le même refrain. Finalement, je ne me lance pas dans les projets coquins que je lui avais annoncés. Le baiser dans tous les sens me vampirise déjà toute mon énergie et me comble amplement. Peut-être une prochaine fois. Si prochaine fois il y a.

Ce n'est qu'une fois la nuit tombée que je décrète que je n'ai définitivement plus la moindre énergie. Il est étendu, bras en croix, sur mon lit. Les yeux perdus dans une autre dimension et le corps ruisselant d'un mélange de nos sueurs. Et malgré cela, j'ai encore envie de lui. Bordel, s'il reste ici ce soir...

— J'ai pas envie de rentrer.

Sa voix épuisée perce le silence et me ragaillardirait presque. J'ai envie de me redresser pour revenir le câliner. Mon dos craque douloureusement. Je repose ma carcasse sur le lit. Ma nuque s'échoue sur sa cuisse, qui fait un bon oreiller malgré sa maigreur.

— Je veux bien te séquestrer ici, mais tu ne vas pas avoir des amis qui risquent de s'inquiéter pour toi ?

Il grimace, tente de se redresser, mais retombe aussi mollement que moi.

— Si, grommelle-t-il. Mais mon portable est trop loin. Tu veux pas me le ramener, s'il te plaît ?

— Je suis dans un état aussi lamentable que toi, tu sais.

On soupire, on somnole vaguement, puis dans un effort herculéen, je parviens à me dresser sur mes coudes. Cette démonstration de force l'écroule de rire, du moins autant qu'il le peut sans se faire davantage mal aux abdominaux. Je titube jusqu'au salon et lui ramène, en bon gentleman, son Blackphone qui croule sous les notifications.

Il envoie un message succinct à sa colocataire qui semble le couver comme une maman poule, il décommande des livraisons pour ce soir. Je culpabiliserai presque de le priver de son gagne-pain, mais si mes actions peuvent l'empêcher de dealer de la drogue, ce n'est pas plus mal. Par contre, le message qu'il rédige pour son meilleur ami me fait doucement rigoler. Alors comme ça, je serais un « dieu du sexe » ?

— Qu'est-ce qui te fait sourire ? demande-t-il en basculant sa tête vers moi.

Bien sûr, il ne sait pas que j'ai lu le message dans sa tête. Je lui renvoie une expression innocente.

— Rien. (J'enchaîne.) Tu voudrais sortir ce soir ?

Ses yeux s'agrandissent comme des soucoupes.

— Sortir ? Tu veux aller où dans l'état où on est à part dans un club de bridge ?

— Je pensais plutôt à un bar.

Il soupire avec lenteur. Je poursuis.

— Disons que si on reste ici, je vais encore avoir envie de te sauter dessus et tu finiras par ne plus pouvoir marcher demain.

— Oui, mais si on sort, c'est moi qui vais vouloir me jeter sur toi dans la rue.

— On rentrera quand tes hormones ne pourront plus se tenir.

Il tente de me frapper, mais son crochet est plus mou qu'un coup perdu dans une bataille d'oreillers. Il se laisse néanmoins convaincre. Je le pousse sous la douche. Il me maudit en trois dialectes philippins lorsque j'actionne l'eau froide, mais cela a au moins le mérite de le réveiller. Ça, plus un reste de soupe que je réchauffe au micro-ondes.

Dehors, on ne s'aventure pas très loin. L'établissement à l'angle de ma rue fera l'affaire. On se descend quelques pintes, je lui parle de ma vie de vagabond, toujours auréolée de mes beaux bobards. Il lâche peu de choses sur la sienne. Il a l'impression que son existence n'est qu'une succession de galères et coups durs sur lesquels il ne peut s'épancher librement au risque de voir son plan cul du week-end s'envoler aussi magiquement qu'il est apparu. Cela m'attriste qu'il ait à ce point honte de lui-même, honte de ce qu'il fait, honte « d'être un raté ». J'aimerais pouvoir être celui qui redorera sa confiance en lui, celui qui l'émancipera, lui fera découvrir les belles choses de ce monde.

Puis je reviens sur terre. Je suis un Traqueur. Quand j'en aurai fini avec lui, je partirai à la recherche d'une nouvelle cible et le manège des mensonges et des manipulations recommencera.

Les enceintes du bar se mettent soudainement à brailler un son éclectique aux tonalités synthétiques et au rythme endiablé. Il se lève d'un bond.

— J'adore cette musique ! s'écrit-il. Viens, on va danser !

Je suis un piètre danseur. Mais il ne me laisse guère le choix de refuser. Je commence à me dandiner aléatoirement, incapable de percevoir proprement le rythme de ce son barbare. Cela l'amuse beaucoup. Les fossettes ne quittent plus ses joues et l'émail de ses dents contraste par son éclat sur sa peau sombre. Je ne peux pas m'empêcher de le lui faire remarquer.

— Tu es beau quand tu souris.

Hélas, cette phrase efface ce spectacle de sa figure. Il rougit et plaque ses mains contre ses joues.

Merde, il a raison ce con. Je suis en train de sourire.

Il a l'air de penser que c'est quelque chose d'exceptionnel chez lui. J'en rajoute une couche.

— Ton sourire est magnifique Ejay, ne te retiens pas.

Alors il l'esquisse à nouveau, plus timidement. Je pose mes mains sur les siennes, qu'il a gardées sur ses joues, et me penche pour l'embrasser tendrement. Notre langueur nous fait oublier le rythme de la musique et la pudeur. Ses mains retombent et commencent à m'enlacer avidement.

Finalement, j'en viens à reconsidérer le bien-fondé de ma mission. Je voudrais que le temps se suspende éternellement entre nous, que ce baiser ne s'arrête jamais et ne plus avoir besoin de repartir.

Annotations

Vous aimez lire LuizEsc ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0