16. Diméthyltryptamine

12 minutes de lecture

Lucas traverse l'espace de son local qui semble immense de par son vide. Même s'il est loin d'avoir tout démonté, pour ne pas attirer des soupçons sur le déménagement imminent, l'endroit a tout de même bien été épuré en une semaine. Sa silhouette d'échassier s'installe en face de moi et dépose son attirail sur la table basse en Formica : une pipe en verre, un flacon et un briquet. Il relève vers moi ses yeux aux couleurs d'un ciel nuageux et tord sa bouche en une moue inquiète.

— Tu es sûr ? demande-t-il.

Je suis assis sur le canapé de son atelier. Genoux repliés contre la poitrine. Je me balance comme un autiste en crise. Il paraît que j'ai ce regard écarquillé d'héroïnomane en manque. Du moins, c'est ce que reflète l'esprit de Lucas.

J'ai couru jusqu'à son local au cœur de l'ancien marché de Saint-Ouen. J'ai tambouriné sur sa porte dans un état de panique rarement égalé, oubliant même que j'avais un double. Il m'a ouvert interloqué. Il venait de rentrer de ses prospections dans l'Est et était passé au local pour poursuivre le tri dans son immense accumulation de produits chimiques et matériels.

Sauf que je ne suis plus sûr de vouloir partir à présent. À qui s'en prendra Igor pour se venger ? Pour me faire revenir ? Olga ? Aran ? Aedhan, s'il apprend qu'on a été proches ? Je ne pourrais pas supporter cette idée.

Je me suis jeté dans ses bras, plus que je ne m'y suis blotti, avec une nouvelle résolution, éclos dans la panique : je ne dois plus fuir. Je dois me battre !

Et pour cela, j'ai une arme à présent : le Rugen-Hoën.

Mais je dois apprendre à le maîtriser.

J'ai raconté à Lucas l'issue de l'altercation avec Igor. Je lui ai dit pour le Rugen-Hoën. Il n'a pas moufté. Je crois que même si je lui annonçais que j'étais Adolf fucking Hitler, il me soutiendrait quand même. Par amour.

Lucas reprend la parole en l'absence de ma réponse :

— Je veux dire... On n'est pas obligé de faire ça maintenant. On peut attendre de se trouver dans un environnement plus serein, une fois qu'on aura déménagé. Parce que faire ça là...

Je reporte mon attention sur la DMT, ces cristaux jaunes à l'abri dans leur flacon, qu'il vient de déposer sur la table. Le souvenir de cet après-midi ensoleillé dans sa cour et de son sourire béta lorsqu'il me proposa « un trip mémoriel » dévale dans mes synapses. J'étais si heureux à ce moment-là. C'était il y a quelques semaines, cela me semble être une éternité.

J'ai trop longtemps fait l'autruche. Je me suis rendu compte que j'essayais de reconstruire un puzzle sans en connaître l'image résultante. Je dois savoir où je vais. Je dois remonter à la source : ce fameux week-end dont je n'ai aucun souvenir. Je dois me rappeler comment j'ai obtenu ses pouvoirs si je veux espérer les maîtriser pleinement.

Je redresse la tête et réponds avec fermeté.

— Oui, je suis sûr.

Il soupire. Je sais qu'il n'approuve pas. Il pense que je suis en état de choc. Il a raison. Il pense que ce n'est pas une riche idée d'expérimenter un trip sous un psychédélique puissant juste après avoir failli me faire tuer et failli tuer quelqu'un. Il n'a pas tort.

Mais je suis déterminé. Plus j'attends, plus je laisse à Igor le temps de rebondir et d'organiser sa vendetta. Je ne peux pas patienter jusqu’à notre départ et abandonner mes autres amis au sort que pourrait bien leur réserver ce tyran malade.

Lucas comprend qu'il ne me fera pas changer d'avis.

Au pire, cela ne dure qu'une demi-heure. Même s'il perd les pédales, je serai là pour l'empêcher de faire une connerie.

— Exactement. Fais-la chauffer, maintenant, s'il te plaît.

Il soupire à nouveau, puis se décide à introduire une quantité préalablement pesée de cristaux dans la pipe et chauffe le verre à l'extrémité. Je vois les cristaux fondre en liquide, puis se vaporiser et emplir l'intérieur d'une épaisse fumée blanche. Lucas bouche l'extrémité avec son doigt pour la maintenir dans l'habitacle.

— Il faut que tu aspires en une seule fois, d'accord ?

Je me tourne vers lui et constate un détail étrange dans ce tableau.

— Et toi ? Tu n'en prends pas ?

Il me sourit tendrement.

— Non Ejay, c'est ta première et il faut bien quelqu'un pour t'accompagner, surtout que c'est une « thérapie », pas un trip récréatif. Et entre ton état actuel et tes pouvoirs psioniques, je préfère être en possession de tous mes moyens au cas où ça tourne mal.

Je ne sais pas si je dois trouver ça rassurant. Et si je perdais le contrôle, comme avec Igor tout à l'heure, et ce policier la semaine passée ? Mais je me sentais en danger. Ici, avec Lucas, personne ne me fera de mal. Le risque que cela se reproduise est donc moindre.

Je hoche la tête, en essayant de paraître serein. Ma bouche s'entrouvre autour de son pouce qui libère l'ouverture. Alors je referme mes lèvres sur la pipe et aspire de toutes mes forces.

Le fumet est acre et laisse une sensation chimique dans ma gorge. Je tousse avec l'impression que ce truc vient de carboniser mes poumons. J'ai les larmes aux yeux quand je relève la tête sur Lucas ; il me renvoie un sourire navré.

— J'en ai pris assez ? réussis-je à articuler.

— Non.

Il a eu le temps de reboucher l'embout. Je réitère à contrecœur le processus. J'aspire plus doucement et la deuxième fois ne provoque pas de nouvelle quinte de toux.

— Détends-toi maintenant, me conseille Lucas. Pas la peine de guetter quand ça fera effet, on peut parler normalement en attendant.

Je relâche ma tête sur le canapé, accolé à son buste. Je suis bien de la sorte. Je pourrais presque oublier cet homme, Delvaux, que les hommes d'Igor ont probablement tué à l'heure qu'il est...

— Ne laisse pas ton esprit divaguer sur de mauvais souvenirs, me rappelle à l'ordre Lucas. Essayons plutôt de nous concentrer sur ce huit mars. Qu'est-ce que tu as fait ce soir-là ? Raconte-moi tout depuis le début.

— Hum... J'étais avec Olga. Elle fumait son crack. Elle voulait que je vienne avec elle en club pour surveiller son client.

— Le surveiller ?

— Ouais, non, c'était plus pour la rassurer.

— Et donc, il était quelle heure quand vous êtes partis ?

— J'sais plus trop. Peut-être vingt-deux heures, je dirais...

— Ok. Vous êtes arrivés ensemble, donc. Comment tu te sentais à ce moment-là ?

— J'étais énervé ! Il fallait que je paye moi-même les vingt balles de l'entrée. Madame n'est même pas fichue de m'inviter. « Oh ça va Jay, tu vas vendre un truc et ça te remboursera... » Tu parles ! Au final mon client n'est pas venu.

— Et une fois dans le club, c'était comment ?

Je sens la voix de Lucas se déformer dans ses inflexions finales, comme si le temps s'était ralenti. Je m'amuse de trouver son timbre plus grave avec la décélération. Je me mets à rire bêtement. Après cela, c'est l'applique fixée sur son mur trop blanc qui se met à onduler bizarrement, comme si elle était transportée au gré d'une houle capricieuse. Mon rire s'accentue.

— Je crois que c'est en train de monter.

— Tu veux t'allonger ?

Effectivement, je me rends compte que mon corps est pris d'assaut par une nuée de chaleur, comme si on avait bloqué le thermostat du lieu en position « cuisson ». Une fois, basculé dos contre les coussins du canapé, Lucas se déplace et s'installe en tailleur au sol. Son visage arrive à proximité du mien et son souffle donne à ma joue l'impression d'être une colline balayée par un vent tenace. Je lève une main en hauteur et découvre, sous mes yeux ébahis, mes doigts qui se meuvent comme des photographies prises en rafale.

Lucas attrape mon bras et le replace sur mon torse. Je suis déçu qu'il me prive de ma distraction.

— Concentre-toi, Jay. Ferme les yeux. Tu dois forcer ton esprit à rester fixé sur cette nuit du huit mars. Décris-moi le club.

C'est une corvée qu'il m'impose. Mes pensées en vrac ne demandent qu'à divaguer ; se perdre entre les interstices des dalles du plafond ; jouer entre les picots de ses colonnes de Vigreux ; plonger dans les cannettes de bières fraîches de son frigo ; explorer les rouages tortueux de son esprit sous un nouvel angle.

Mais je me fais violence. Je ne dois pas perdre de vue mon objectif ni la menace qui pèse sur moi et mes proches. Le huit mars donc.

— C'était la pleine lune, commencé-je.

— Non, tu étais dans un club qui s'appelait La Pleine Lune. C'était comment à l'intérieur ?

— Grand, chaud, humide. Il y avait ces horribles lumières stroboscap... strobono... clignotantes ! Ça n'arrêtait pas d'osciller, de changer avec la musique.

— Et la musique ? Elle était bien au moins ?

— Non ! C'était atroce ! De l'abominable EDM commerciale autotunée à mort ! On se serait cru en 2020...

— Tu es resté longtemps avec Olga ?

— Non, elle a vite retrouvé son client et fait comme si elle ne me connaissait pas. Je suis allé me caler au bar pour la surveiller de loin.

— Tu as commandé quelque chose ?

— Oui, une bière. Elle était dégueulasse.

Lucas rit pour la forme. Je tente de rouvrir les yeux pour le voir. Sa figure m'apparaît déformée comme un tableau de Picasso. Je ris. Il me met sa main devant les yeux et m'intime de les fermer à nouveau. Je m'exécute.

— Donc, tu es resté assis au bar tout ce temps ? Tu n'as rien remarqué de particulier ? Quelqu'un qui te fixait ou qui aurait essayé de te parler ? Quelqu'un qui s'est approché de ton verre ?

Je fais un effort. C'est difficile. Il y avait du monde partout, j'essaye de refaire le point sur les zones de flou de mes souvenirs et suis surpris de les voir réellement s’éclaircir. Je me demande si mon esprit halluciné n'est pas en train de tout broder et de m'engluer dans une réalité alternative.

Je finis par admettre :

— Non, je regardais surtout Olga. Après, je me suis perdu dans mes pensées. Je songeais au désastre de ma vie, à ce que j'allais faire de mon existence, si j'allais être éternellement sur la paille... Je ne me suis reconcentré sur la soirée que lorsqu'Olga m'a fichu un coup de sac sur la cuisse pour me demander de l'accompagner aux toilettes.

— Bien. Donc tu l'as suivie ? De quoi avez-vous parlé ?

— Elle m'a juste prévenu qu'elle allait à l'hôtel, que je ne devais pas m'inquiéter. Ah, et elle m'a demandé de lui dépanner un meuge !

Qu'elle ne m'a d'ailleurs jamais remboursé, malgré sa promesse solennelle. Finalement, cette DMT fonctionne peut-être vraiment sur les souvenirs...

— Et après ?

— Et après, je ne savais plus quoi faire. J'ai vaguement erré dans le club, mais la musique et les célibataires en chien sur la piste n'invitaient pas à danser. Je suis allé au fumoir dans l'idée de me griller une dernière clope avant de partir. Sauf que je ne retrouvais plus mon feu. J'ai dû demander à un gars.

— Et à quoi ressemblait-il ce gars ?

Je fais un effort pour essayer de le détailler. Pantalon noir serré, chemise dont le blanc reflétait le halo rouge de l'éclairage, il était grand. J'avais besoin de lever la tête pour apercevoir son visage. Un menton franc et lisse, une longue bouche sensuelle, des traits réguliers, une mèche blonde et lisse qui tombait sur son front et ses yeux... De magnifiques pupilles, bleues de la couleur d'un glacier.

Non ! Non, ce n'est pas possible !

Je me redresse dans un sursaut. Je sue par tous les pores de ma peau. Je tremble comme lors d'une de ces crises de spasmophilie auxquelles je ne me savais pas sujet.

— Ejay ?

Non. Pas lui !

Et pourtant, je ne réalise que trop bien l'évidence qui s'imprime en moi comme une marque au fer rouge. Il m'a dévisagé de sa manière curieuse et énigmatique. Il paraissait complètement subjugué. J'entends encore sa voix, empreinte de cet accent suédois diablement sexy, me répondre après que je lui ai demandé son feu une deuxième fois : « Excuse-moi, j'étais dans la lune. Tu disais ? »

Non. Pas Aedhan !

— Ejay, calme-toi ! Tout va bien, tu es avec moi, personne ne te fait du mal.

J'entends la voix de Lucas, tenter de me rassurer, mais elle ne s'imprime pas dans mon esprit.

Un cri d'outre-tombe s'échappe de ma gorge et résonne dans le local dépouillé comme la lamentation d'une âme endeuillée. Lucas me regarde. Les yeux de son portrait Picasso se figent dans une expression d'incompréhension.

Non, je ne veux pas accepter ça !

Le bourdonnement surgit à nouveau, emplit ma tête et torture mes sens. De la douleur se mêle alors à mon cri continu. Il fallait que ça revienne au pire moment !

— Lucas, recule !

Mais le blond se relève et n'esquisse qu'un ridicule pas en arrière. Bien loin d'être suffisant. Je voudrais le contenir, mais je n'y arrive pas. Ce qui arrive ensuite se passe hélas selon un déroulement prévisible.

Lucas hurle à son tour et plaque sa tête entre ses bras. Cela lui rappelle ses crises migraineuses. En dix fois plus violent.

Je réalise avec horreur ce qui est train de se passer. Ce que je suis en train de commettre. Ce truc en moi... Ce Rugen-Hoën... Je n'ai aucun contrôle dessus. Mis au pied de cette tragique constatation, je ne vois qu'une issue : fuir !

Je me relève du canapé et cours jusqu'à la sortie. J'ai l'impression de voir la porte s'éloigner millimètre par millimètre, d'enchaîner les foulées sur un sol en mélasse qui ne me laisse pas avancer, alors que le cri pénible de Lucas me poursuit et s'accroche à moi comme une ombre.

J'arrive à la porte sans m'en rendre compte et me cogne sur le battant, avant de me rappeler qu'il faut que j'appuie sur l'interrupteur pour qu'elle s'ouvre. Elle valse en avant dans un assourdissant fracas et l'élan manque de me faire tomber à la renverse. Je me rattrape avec mes mains sur les marches, puis j'escalade l'escalier dans une hasardeuse précipitation.

Dehors, je m'écroule sur le pavé envahi de chiendent de sa cour. Je halète, à quatre pattes, les yeux rivés au sol mouvant. Au moins, la fraîcheur de la nuit fait redescendre ma température corporelle. Et surtout, le bourdonnement se tasse, s'éloigne et mon crâne retrouve une partie de sa quiétude.

J'ai envie de pleurer, mais comme trop souvent, je n'y parviens pas, alors je gémis, pitoyable, en tapant de mon poing sur ces maudits pavés.

C'est moi-même que j'aimerais maudire. Ce truc en moi a attaqué Lucas ! J'ai attaqué Lucas.

Mais ce n'est pas de ma faute. C'est la faute de ce connard ! Aedhan. C'est lui qui m'a rendu comme ça. Il m'a fait quelque chose ce soir-là...

— Ejay...

Je me tords le cou et tombe sur la silhouette de Lucas qui se tient devant l'entrée du volet roulant. Il a une apparence normale cette fois-ci. Les effets de la drogue se dissiperaient-ils déjà ? Ou bien l'obscurité m'en prémunit.

Le soulagement déferle en moi. Il a terriblement mal au crâne, mais au moins, il n'est pas blessé. Il est en vie. Pour autant, je dois me retenir de courir vers lui pour lui sauter au cou. Même si ce Rugen-Hoën semble m'offrir un répit, cela ne pourrait être qu'une trompeuse illusion.

— Ne t'approche pas, Lu ! lui crié-je.

Il voudrait faire un pas en avant, me rejoindre. Mais il comprend. Il se retient. Il lâche une supplique dépitée.

— Ejay, qu'est-ce que tu as vu ?

Ce que j'ai vu ? La clé du puzzle.

Je dois aller voir Aedhan. J'aurais dû le faire lorsqu'il l'a demandé, supplié, toute la semaine. Mais il aurait été capable de me mener en bateau, encore, n'est-ce pas ? Au moins, cette fois, je n'arrive pas démuni. Maintenant, je sais.

— Pardon Lucas, je dois aller régler cette histoire, je reviendrai dès que possible.

— Ejay !

Il m'appelle, mais je ne me retourne pas. Je me relève et me mets à courir. Je ne titube plus. Je crois que les effets de la DMT sont – Dieu merci – redescendus.

Je monte dans le premier taxi que je trouve. Mes idées sont plus claires désormais. Passée la panique, c'est une colère froide qui s'insinue en moi. Je vais confronter ce menteur et lui ferai payer.

Annotations

Vous aimez lire LuizEsc ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0