13. Paranoïa

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J'erre entre les trop nombreuses silhouettes qui stationnent sur la place de la République. « Au banc en face du USport », qu'il avait dit. J'y suis et je ne le vois pourtant pas. Son téléphone ne répond pas, probablement saturé d'appels de ses autres amis venus en nombre.

Je me sens mal. Ma tête est en train d'exploser. Même si après plus de deux mois, j'estime avoir acquis une bonne maîtrise de mes facultés d'Alter ; dans une cohue de vingt mille personnes, je suis submergé.

Je bloque tout. Je m'emmure. Quitte à être incapable de sentir Aran arriver ou de donner le change si quelqu'un m'adresse la parole. J'ai juste besoin d'un peu de repos.

— Ejay ! Enfin je te retrouve !

Sa main claque mon dos et me fait sursauter. Je me retourne vers lui avec ma tête au bout du rouleau. Son expression joviale se teinte de surprise.

— Je t'ai fait peur ? Je ne pensais pas qu'il était possible de te surprendre.

Le sous-entendu est explicite, mais comme ses trois amis derrière lui n'ont pas la référence, ils ne captent pas.

— Désolé. Je ne suis juste pas à mon aise dans cette foule.

Il a l'air de comprendre. Il hoche la tête, me présente à ses potes kurdes et me tend une bière. J'accueille la boisson avec plaisir, dans l'espoir de détendre mes neurones et mes récepteurs d'ondes mentales trop éprouvés.

Je commence à m'habituer au brouhaha infernal et m'intéresse enfin au cadre.

Il fait un grand soleil en ce mois de mai. Un camion aux couleurs du collectif pour Yacine Ben Hassen – ce gamin tué par la police cinq ans plus tôt et dont les meurtriers ne sont toujours pas traduits en justice – crache les décibels d'un son électro ponctué de phases de rap en arabe. Drôle de mélange. Un organisateur chauffe la foule à grands coups de slogans : « La France aux blacks, aux beurs, aux jaunes ! », « État fasciste, police raciste ! », « Épuration raciale de la bourgeoisie et du grand capital ! » (en pied de nez aux derniers propos polémiques du ministre de l'Intérieur). Un vieux monsieur passe à nos côtés avec un vélo ciselé, remodelé en perchoir à oiseaux et support à tracts, pour distribuer des stickers aux couleurs du mouvement des Insectes. Des adolescentes sautent en harmonie en scandant : « Antifa, antifa ahaaa ». Des jeunes taguent « ACAB » à la peinture temporaire, sur les bancs.

L'ambiance est bon enfant.

Aujourd'hui, j'ai accepté de suivre Aran à la Marche des Existences.

Parce que c'est un rendez-vous annuel fort dans la rue, au même titre que le Premier Mai, la Marche des Fiertés ou la commémoration des attentats fascistes du 10 juillet. Parce que c'est un événement inscrit et encadré pour faire entendre la voix des antiracistes, des racisés et des étrangers – avec ou sans papiers. Parce que sa tenue a été si délimitée et si récupérée qu'elle n'est plus remise en cause, même par un gouvernement aussi autoritaire ; au contraire, cette marche leur sert de caution : « Vous voyez ! Nous ne sommes pas intolérants comme voudraient le faire croire nos détracteurs ! » Parce qu'ainsi, le cortège défile tranquillement, sans être inquiété par les charges de CRS, et qu'alors, je peux m'y rendre sereinement.

La contrepartie, et ça, c'est la critique d'Aran et ses camarades, c'est que le côté trop consensuel de la Marche gomme les véritables revendications. Des associations modérées s'y incrustent et viennent diminuer, pourrir la portée des messages. L'absence de débordements finit par l'inscrire dans un calendrier d'événements festifs et les journaux la commentent comme les fêtes de Pâques ou la rentrée scolaire. Zéro impact sur la vie des sans-papiers comme moi.

Mais j'y suis tout de même allé, par tradition, parce que je n'ai pas eu beaucoup d'occasions de revoir Aran ces cinq dernières semaines et que j'avais envie de profiter de mon ami, même si l'entourage de sa communauté allait le rendre peu disponible.

Le départ du cortège tarde, comme toujours. Les manifestants finissent par se mettre en route et s'engouffrent au compte-goutte sur le boulevard du Temple. Je suis le cortège comme un mouton docile. Aran est parti discuter plus loin avec ses homologues kurdes et l'effort que me coûte le maintien sous contrôle de la télépathie – afin de ne pas me griller le cerveau – m'empêche d'évaluer le déroulement de la manifestation.

Alors j'allume clope sur clope et tâche de me détendre. Il n'y a pas de raisons que cela tourne mal après tout.

Comme j'avais tort...

Le cortège se voit brutalement interrompu en plein boulevard Beaumarchais.

Lâcher de grenades lacrymogènes, pulvérisation de spores marqueurs, drones de sommation, drones vidéo ou lanceurs de grenades flash, fusils hypodermiques à munitions paralysantes, mitraillage du cortège de tête au LB60, je ne comprends plus rien de ce qu'il se passe. Aran et ses amis non plus.

Ils tentent de récupérer l'info flottant sous forme de rumeurs. On parle de « casseurs » – ou du moins d'opposants infiltrés qui jouent les casseurs –, d'arrêté préfectoral de dernière minute pour annuler la manifestation, car le nombre de participants dépasse le seuil autorisé ou simplement de réplique vexée des Robocops à la suite des slogans antiracistes et anti-police scandés.

Puis une dernière rumeur, plus farfelue, s'insinue dans les fils de pensées des gens : une milice privée se serait invitée au rassemblement avec l'aval du préfet. Mais pour quelle raison ?

Je finis par rompre mes barrières et tendre mon esprit.

Alors je les vois – ou plutôt, je les sens. Deux Alters sont occupés à scanner, en vitesse accélérée, le cortège. Repèrent un semblable, en réfèrent aux miliciens ; les CRS isolent le tronçon. Les voltigeurs n’ont plus qu’à charger et arrêter la victime. Si cette dernière a la mauvaise idée de protester pour attirer l'attention : un coup de pistolet à impulsion électrique et c'est réglé.

Cris et protestations se mêlent aux détonations des grenades et aux invectives robotiques des drones.

Je suis scié par l'horreur de ce qui est en train de se passer. Pourquoi ? Pourquoi arrêter des gens innocents ? Pourquoi la police obéit-elle à une milice privée ? Que font-ils des gens qu'ils arrêtent ? Pourquoi des Alters traquent-ils leurs semblables ?

Je n'ai pas le temps de quérir une réponse à ces questions. Je sens un esprit se heurter au mien. L'un des deux m'a repéré.

Réflexe de survie : je barricade tout. Je ne suis même pas sûr de savoir comment faire ou si la manœuvre a une quelconque efficacité pour les empêcher de lire en moi. Je n'avais jamais eu à affronter un autre Alter auparavant. Alors le deuxième réflexe s'enclenche : fuir !

J'entends la voix d'Aran m'appeler alors que je détale. Je n'ai évidemment pas le temps de lui expliquer. Quelques secondes plus tard, une nouvelle nasse se forme autour du groupe de mon ami. J'espère que tout ira bien pour lui et ses camarades. Je dois d'abord penser à moi, trouver une issue. Je suis obligé de desserrer les écoutilles et tendre un minimum mon esprit pour évaluer la situation. Tant pis s'ils me repèrent, je ne suis même pas sûr de les avoir semé, pour commencer.

Le boulevard redescend vers une place de la République complètement calfeutrée. Toutes les rues secondaires le long de l’artère sont aussi bloquées par des Robocops. Une manifestation pacifique qui devient soudain la cible d'une véritable opération militaire. J'ai peur.

En revanche, ils n'ont pas encore eu le temps de s'accorder avec la RATP pour faire fermer le métro. Ils se contentent d'en bloquer les sorties. Fille du Calvaire devant l'ancien Cirque. Des militants prennent à parti la brochette de CRS qui fait barricade à la petite bouche de métro. Harcelés devant et derrière par la colère des manifestants acculés, ils ne tiendront pas longtemps leur position sans renforts. Et moi non plus, je ne tiendrai pas longtemps si je ne trouve pas vite une échappatoire.

Coup de chance ? C'est à ce moment qu'une rixe éclate au niveau de la bouche de métro. Les Robocops sont forcés de desserrer le cordon pour aller réprimer des lanceurs de projectiles. Des gens passent. C'est l'occasion.

Je fonce, le barrage se referme déjà, mais je ne peux plus m'arrêter. Je bouscule l'un de ces types en armure renforcée. À vrai dire, c'est plutôt moi qui titube en me cognant contre les plaques de propylène de son bras. Au moins, je suis de l'autre côté ! Le CRS, à peine désarçonné par ma « charge », saisit mon poignet. Je suis déséquilibré dans l'escalier et ne tiens plus que par la force de l'ennemi. De derrière sa visière, je peux voir un rictus hargneux tordre sa face.

Espèce de sale niakoué ! Je vais te faire regretter d'être venu en France.

Je suis paniqué. Je vois mon quotidien brusquement chamboulé par une arrestation, le sourire défoncé de Lucas que je ne reverrais plus une fois renvoyé à Manille, les pirojki d'Olga, les discours enflammés d'Aran... et Aedhan.

C'est comme si quelque chose se brisait à l'intérieur de ma psyché. Un bourdonnement m'envahit et sourde dans mon crâne. J'ai mal, mais pas autant que le policier en face de moi.

Il hurle et écarquille ses yeux injectés de sang. Ses traits semblent déchirés par la souffrance. Les collègues descendus pour l'aider à m'interpeller sont dans le même état. Il lâche ma main pour plaquer les siennes sur ses tempes.

Je suis déséquilibré et ne parviens pas à me rattraper dans les marches. J'ai le temps de me sentir planer avant qu'un craquement brutal ne provoque une violente douleur dans mes reins. Je dégringole le reste de l'escalier comme un tonneau.

Je ne sais pas si la chute m'a assommé. Je reviens à moi en bas des marches lorsqu'une jeune femme habillée à la manière des anars – sweat à capuche noir, futal en ruine, gants, masque sur la bouche et lunettes de plongée – m'aide à me relever.

— Ça va ? Rien de cassé ?

Je suis trop hébété pour lui répondre, mais puisque j'arrive à me redresser, je suppose que je suis encore en un seul morceau.

Le bourdonnement a disparu. En haut des marches, la compagnie de Robocops reprend ses esprits et reforme ses rangs. Ils vont charger.

La fille me tire dans son sillage. Les manifestants font bloc dans l'entrée du métro, mais ils s'écartent comme un seul tenant pour nous laisser passer. Puis la brèche se referme pour la police. L'affrontement commence. Une meute de barbouzes suréquipée versus la rage et le nombre des militants coincés.

Ma sauveuse me pousse vers les portillons du métro et valide son pass d'accès pour moi.

— File ! On va les retenir comme on peut.

Et aussitôt la tête encapuchonnée se détourne pour rejoindre ses camarades. Elle s'appelle Élise, elle ne sait pas pourquoi les flics en avaient après moi et elle s'en fout. Elle fait partie des Odonates, la division « diversion » du nouveau groupuscule résolument anticapitaliste et écolo nommé les Insectes. Ils sont jeunes, ils sont déterminés, et surtout, ils n'ont pas peur de se battre.

J'aimerais pouvoir la recroiser un jour pour avoir l'occasion de la remercier, mais pour l'heure, je suis trop chamboulé et titube jusqu'aux quais pour attraper la première rame qui arrive.

*

Le douillet matelas de mon lit m'apparaît comme le plus grand des saluts. Je m'y laisse choir plus que je m'y allonge, et enfonce ma tête dans l'oreiller dans l’espoir de colmater l'intrusion de tous stimuli extérieurs ; pensées comprises.

Je n'en peux plus. Je suis au bout de ma vie.

Mon dos irradie de douleur et c'est au repos que j'en prends réellement conscience. Ma tête n'est pas en reste. Dans le métro, j'ai vu la rame devenir toute blanche et senti mon équilibre flancher. Heureusement qu'une dame m'a cédé sa place. Quand j'ai repris mes esprits, j'ai remarqué que je saignais du nez. J'espère que la chute n'a pas aussi touché ma tête.

Je voudrais me reposer, mais les questions et les inquiétudes me harcèlent : est-ce que l'Alter qui m'a repéré a pu voir qui j'étais, où j'habitais ? Si oui, est-ce qu'ils sont capables de me traquer jusque chez moi ? Et puis, une autre question, plus lancinante : que s'est-il passé pour que ce flic me lâche et hurle de douleur ?

Mon portable sonne, mais je n'ai pas le courage de décrocher. Après la sonnerie, trois nouvelles vibrations pour signaler l'arrivée de messages via Count-Act, la messagerie cryptée qu'utilise Aran.

Aran : T'es passé où ???

Aran : Les condés ont commencé à nous encercler et 30 s plus tard, ils sont partis vers où t'as filé. C'était surréaliste ! Ça a bastonné à Fille du Calvaire, j'espère que t'as échappé à ça...

Aran : Rappelle-moi stp. M'inquiète pas comme ça belle brune !

Dans un effort, qui m'apparaît herculéen, je soulève le Blackphone jusqu'à mes doigts pour me fendre d'une réponse rapide.

Jay : Désolé, j'ai flippé, j'ai fui. Échappé de justesse à la baston dans le métro. Bien rentré. Tout va bien.

Aran : Ok, t'inquiète, je comprends. Merci de me rassurer. Tout va bien de notre côté aussi. Les flics ont dispersé la manif, on s'est réfugié à Répu et on essaye de tenir la place. J'sais pas combien de temps on va durer. Pray for us !

Jay : Good luck !

Aran doit me trouver lâche d'avoir détalé de la sorte. Je lui expliquerai sans doute les vraies raisons de ma désertion quand j'aurai plus d'énergie. Pour l'instant, j'ai juste besoin de m'enfoncer dans un sommeil réparateur. C'est sans compter la tornade Olga qui fait irruption dans ma chambre.

— Ejay, t'es rentré ! J'ai vu sur Links que la Marche est partie en couille. Ça va ?

Le fait que je sois étalé sur mon lit comme un blessé de guerre devrait lui mettre la puce à l'oreille, mais non.

— Ça va, répond ma voix faible. Je suis juste tombé dans les escaliers en déguerpissant, alors j'essaye de me reposer.

— Merde, t'as rien de cassé au moins ?

Je secoue la tête dans la mesure du possible. J'espérais qu'elle prendrait l'information comme une invitation à me laisser tranquille. Au lieu de ça, elle allume un direct sur l’ordi et tombe sur un plan de drone de la place de la République assaillie. La chaîne d'information déploie des bandeaux sous les images pour titrer : la Marche des Existences souillée par les casseurs.

— Aran est là-dedans, je parie ?

— Tu paries bien.

— Quel merdier...

Elle fixe les images hypnotiques des incendies, vitrines cassées ou manifestants cagoulés, montées en boucle. Rien sur la « bataille » du métro. La partialité journalistique me donne la gerbe. Pas un mot sur cette milice privée, encore moins sur la chasse aux Alters improvisée. Logique.

À l'écran la voix perchée d'une chroniqueuse blonde et botoxée ose poser la question : « Mais qu'attendent nos forces de l'ordre pour déloger ces dangereux extrémistes ? »

Ma voix lasse répond d'elle-même.

— Ils attendront probablement la nuit pour les évacuer, quand l'obscurité réduira les risques de capturer des vidéos de lynchage.

Olga soupire. Tous ces conflits lui pèsent. Elle s'abreuve chaque jour au fil d'actualité de son Links, lequel s'agrémente désormais de pléthore d'infos plus ou moins vraies sur les Alters. Le sujet est en passe de devenir bouillonnant. Olga me met en garde depuis des semaines contre l'explosion à venir. Je ne l'ai pas cru, préférant me ranger à l'hypothèse que ces réseaux sociaux lui montaient à la tête et entretenaient sa paranoïa.

Mais aujourd'hui, après ce que j'ai vu, je suis moins certain qu'elle ait tort. Je vais quand même éviter de lui parler de la chasse aux Alters. Elle n'a pas eu de dose de crack depuis ce matin. Elle serait capable de vriller au quart de tour. Déjà qu'elle a acheté un flingue à Igor...

— Tu devrais quand même éviter de te rendre à ce genre d'événements, Ejay. C'est dangereux pour les gens comme toi...

— Qu'est-ce que tu racontes ?

Certes, après les événements de tout à l'heure, je ne pouvais que lui donner raison, mais je me demandais avant tout sur quelle base, elle, pouvait affirmer cela. Je pourrais chercher l'information dans son esprit, mais ces péripéties m'ont trop ruiné mentalement pour que j'entreprenne une énième plongée dans le chaos paranoïaque et frénétique de ses élucubrations.

— Bon sang Ejay ! Tu n'as toujours pas regardé la vidéo que je t'ai envoyée ?

— Ça ne m'intéresse pas, Olga...

— Il en va de ta sécurité Ejay ! Ce Maze, il cite la France dans la liste des pays où les Alters sont en danger.

Je ferme les yeux. Maze... Même si j'ai tout fait pour vivre dans ma grotte ces deux derniers mois, à l'abri d'une actualité houleuse et effrayante, dans l'espoir de me focaliser sur un quotidien plus léger, plus heureux, plus ensoleillé ; je n'ai pas pu passer à côté du nom de Maze. Même les simples passants dans la rue n'ont que sa « légende » en tête, alors en compagnie d'accros aux threads sur les Alters de l'acabit d'Olga ou de Lucas, je pouvais difficilement y échapper.

Maze, personnalité sulfureuse, néanmoins discrète, fondatrice de l'Arche. Il serait un ancien biologiste de Geneware, reconverti en lanceur d'alerte après avoir découvert que la multinationale orchestrait un projet de purge des Alters.

Alters qu'ils auraient eux-mêmes crée « par accident » – cela reste à déterminer – à cause des perturbations endocriniennes engendrées par le Razepan. Commercialisé dans les années quatre-vingt-dix, ce médicament a été vendu comme un traitement révolutionnaire contre les troubles de l'humeur. Rapidement, son efficacité l'a rendu bien plus populaire que les antidépresseurs classiques. Il fut néanmoins retiré en 2013 lorsque des médecins se sont rendu compte qu'il avait causé le développement de céphalées, comme les migraines que subit Lucas. Ce ne serait apparemment pas la seule conséquence : d'après Maze, il aurait aussi induit des mutations génétiques héréditaires et dominantes sur les patients. Des mutations alter-neurales.

Le problème étant que, par la magie de l'épigénétique, les parcelles d'ADN concernées ne s'exprimaient pas toujours, selon l'environnement ou l'état mental de l'Alter. C'est pour cela que Geneware a mis quelques années avant de découvrir leur existence.

Ils ont commencé à les étudier, dans la plus grande discrétion, il y a vingt ans. Comprenant ensuite qu'ils ne contrôlaient absolument plus la propagation de leur engeance, ils ont commencé à éliminer les Alters, depuis une dizaine d'années.

Depuis, leur protocole est rodé : milices privées, Alters embrigadés à leur compte à grand renfort d'endoctrinement, de menaces ou d'argent pour débusquer leurs congénères, accords passés avec les états et contrôles frontaliers... La puissance de Geneware s'est tant affirmée depuis les années 2000 que la société jouit désormais d'un pouvoir qui outrepasse celui des états.

C'est en somme la vaste et bordélique conspiration que prétend dévoiler Maze dans ses vidéos.

Nous n'avons aucune trace de son visage. Il fait défiler dans ses montages des preuves, lorsqu'il le peut, c'est-à-dire rarement. La plupart du temps, il fait apparaître des témoignages ou des reconstitutions. Maze affirme tenir la plupart de ses connaissances de son ancien travail dans l'entreprise et de son pouvoir d'Alter qui lui conférerait un don à la limite de l'omniscience. Difficile à croire. La portée d'action varie, certes, selon les Alters, mais elle dépasse rarement la centaine de mètres. Lorsque preuves il y a pour étayer ses affirmations, les concernés – Geneware ou leurs acolytes – démentent fermement.

Mieux, ils font passer Maze et l'association qu'il a fondée, l'Arche, pour de dangereux illuminés, qui s'inventent un complot pour attirer des personnalités fragiles dans leurs dérives sectaires.

D'autres camps, qui assument l'existence des Alters, qualifient leur association de suprématistes : « ils veulent imposer la supériorité de l'Alter comme nouvel homme et réduire l'humain non altéré au rang d'inférieur ».

Quant à l'Arche elle-même, elle se défend d'offrir simplement un refuge et une possibilité de résistance, de revendication, pour les Alters persécutés.

Dans sa dernière vidéo – celle qu'Olga a tenu à me faire visionner – Maze met en garde contre l'accélération qu'a prise le projet d'éradication des Alters à la suite de plusieurs accords de Geneware avec une longue liste d'états, dans laquelle figurent, sans surprise, la plupart des dictatures capitalistes actuelles. La France en fait partie.

Hier encore, j'aurais rigolé à l'encontre de ces rocambolesques élucubrations. Aujourd'hui, j'ai peur.

— Tu devrais peut-être te rapprocher de l'Arche, Ejay... Ils disent qu'ils sont là pour protéger les Alters...

Je ne sais pas. Je ne leur fais pas plus confiance. J’ignore à qui appartenait la milice de tout à l'heure. Ils avaient des Alters dans leur camp. Se pourraient-ils qu'ils soient de l'Arche elle-même ? Toute cette affaire prend des proportions inquiétantes et j'aimerais me tenir loin, très loin, de la déflagration.

Hélas, je serais touché que je le veuille ou non. Être discriminé pour mon origine raciale et pour mon orientation sexuelle ne suffisait pas, il faut désormais que je sois en danger parce que je suis un Alter. Je songe au Smith et Wesson qu'Olga cache sous ses soutiens-gorge. Est-ce que je ne devrais pas être celui qui en a besoin ?

— Et si tu ne leur fais pas confiance, parles-en à Igor, surenchérit Olga. Je sais que vous ne vous entendez pas, mais tu as suffisamment de valeur pour qu'il déploie les moyens nécessaires pour te protéger !

Je soupire, las. Je n'ai même pas envie de lui répondre. Je la chasse. Je veux juste dormir. Mais le sommeil ne vient pas. Je continue à scruter les infos. La place de la République a fini d'être évacuée, Aran s'en est sorti in extremis. Lucas me demande des nouvelles, il veut s'assurer que je vais bien. Aedhan aussi. Pourquoi Aedhan ? Je ne lui ai jamais dit que j'allais à cette manifestation. Puis Igor appelle. Il exige que je vienne pour une tâche « urgente ». Je repense à ce que disait Olga. Oui, Igor serait probablement prêt à m'offrir une protection ; au détriment de ma liberté. Celle dont il m'ampute déjà suffisamment.

C'est avec cette impression de n'être qu'un pion dans un vaste jeu dont je ne comprends pas les règles, que je décolle ma carcasse meurtrie pour rejoindre l'immeuble de mon patron.

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