10. Juste un client

17 minutes de lecture

Vingt-et-une heure. Je m'engage dans la rue des Poissonniers et franchis les portes de l'hôtel Bellevue. Le nom de l'établissement est outrageusement mensonger puisque les fenêtres donnent sur le site de dépôt de trains de la gare du Nord. À moins que le propriétaire ne soit un ferrovipathe…

Ce n'est pas pour sa vue que je prise cet hôtel, ni pour la couleur flamboyante de son papier peint fleuri, mais plutôt parce que l'hygiène reste correcte compte tenu du prix, et surtout parce que les tenanciers ne sont pas regardants quant aux allées et venues des « couples » éphémères que constituent sa clientèle.

Je suis loin d'être la seule pute à effectuer des passes ici.

Le réceptionniste ne m'adresse même plus un regard, il m'a déjà vu un paquet de fois traverser le couloir églantine de l'entrée. Je monte directement à l'étage et frappe poliment à la porte vernie de la chambre 12.

Le client a cinq minutes d'avance et j'en ai cinq de retard. J'espère qu'il ne m'en tiendra pas rigueur. Au pire, c'est son problème. Je ne l'ai jamais vu et ne m'attends pas à grand-chose. D'emblée, je me dresse le portrait type des clients que me dégote Igor : un quinquagénaire rondouillard ourlé d'une calvitie disgracieuse, probablement marié avec une femme de son âge ; il n'assume qu'à moitié son homosexualité avec des prostitués de passage.

C'est un tout autre spectacle qui me heurte alors que coulisse la porte de la chambre. Il m'attend assis posément sur un fauteuil garni d'un velours, beige à l'origine, jaune moutarde désormais.

Il, c'est ce type qui se lève pour m'accueillir et dont la silhouette de géant semble s'étirer jusqu'au plafond. Il est presque aussi grand que Lucas, peut-être même plus. Outre la taille, l'homme arbore le même teint diaphane et la même couleur de blé sur sa chevelure que mon petit ami. Mais le parallèle s'arrête ici. Ses mèches blondes, à lui, sont coiffées avec soin, coupées nettes et lisses, elles tombent droit sur le côté gauche de son front et une raie en biais marque la séparation sur son crâne. Il pourrait passer pour le gendre idéal avec cette coupe. Ou pour un officier nazi. Au choix. Sa silhouette est drapée d'une élégante chemise dont l’ajustement laisse deviner la musculature harmonieuse qui taille son corps. Ses traits prononcés sculptent un visage plus mature. Un sourire alanguissant se tord sur sa mâchoire carrée et, alors que les yeux de Lucas rappellent le reflet d'un ciel sans nuages au-dessus d'un lac, ceux de cet homme luisent de la lueur claire d'un glacier.

Ce type semble tout droit sorti d'un conte mythologique nordique. Aussitôt, une forme d'incongruité s'imprègne dans mon esprit. Pourquoi un tel Adonis se donnerait-il la peine d'embaucher un prostitué bas de gamme dans un hôtel miteux alors qu'il lui suffirait de s'accouder quinze minutes à un bar du Marais pour repartir avec au moins trois garçons à son goût ?

Mais ce n'est pas la seule surprise qu'il me réserve. Par habitude, mon esprit se tend vers le sien. Scanner les gens est devenu un réflexe, aussi automatique qu'utiliser ses yeux pour détailler quelqu'un ; je ne peux pas réellement m'en empêcher. Leurs secrets, leur histoire, leurs humeurs dévalent en moi et s'incrémentent dans le tableau que je me peins des gens.

Pas cette fois. Cette fois, je me heurte à un mur. Rien. Je n'entends rien chez lui. Je ne peux pas lire son esprit.

Une peur irrationnelle remplace l'incongruité. Je n'avais encore jamais rencontré quelqu'un que je n'étais pas capable de déchiffrer, je n'avais même pas songé à la possibilité que ce pouvoir puisse ne pas toujours fonctionner. Et il fallait que cela tombe sur ce type étrange, rencontré dans ce contexte inapproprié. J'en reste figé.

En face, son sourire charmeur s'agrandit jusqu'à dévoiler une dentition impeccable. Mon désarroi l'amuse. Du moins, c'est ce que j'imagine, puisque je ne peux pas en être sûr.

— Tout va bien ? demande-t-il en guise d'introduction.

Je dois me ressaisir. Bizarre ou pas, ce rendez-vous reste un rendez-vous, alors montre-toi professionnel, Ejay.

— Oui, bien sûr, excusez-moi. Vous êtes bien « A » ?

Après tout, peut-être me suis-je stupidement trompé de chambre, mais l'homme acquiesce et sourit d'autant plus.

— Cela ne t'ennuie pas qu'on se tutoie ? Je ne suis pas sûr d'être à l'aise avec les tons formels.

— Non, aucun problème. On peut même employer une autre langue si tu préfères.

Je propose cela parce qu'un accent évident d'une origine que je n'identifie pas, probablement scandinave, transperce dans ses intonations. Quant à moi, je parlais anglais et espagnol avant de maîtriser le français, cela ne me dérange donc aucunement. Il incline légèrement la tête et son sourire se fait mutin.

— Mon français est-il si mauvais que ça ?

Et voilà. Dépourvu de mon pouvoir depuis moins de trente secondes et les gaffes reviennent déjà au galop. Je me fustige mentalement avant de tenter de rattraper le coup. Il me devance.

— Je vais rester en France pour quelque temps, aussi je préférerais essayer de... comment dire... pratiquer ?

— Oh, mais tu le parles déjà très bien ! Je ne voulais pas paraître discourtois, m’excusé-je. Je proposais cela juste parce que le français n'est pas ma langue maternelle non plus.

Fort heureusement, il ne semble pas vexé le moins du monde. Il retourne près du fauteuil qu'il a quitté. Sur la petite table basse qui fait obstacle, trône une bouteille de vin qu'il débouche. Il a même pensé à ramener à boire. Comme c'est adorable.

Je m'installe sur l'autre fauteuil, tout aussi jauni par le temps, et admire quelques secondes ses mouvements gracieux verser le liquide vermeil dans deux verres.

— Puis-je te demander d'où tu viens ? tenté-je, pour ne pas me laisser hypnotiser par sa gestuelle.

S'intéresser à la vie privée des clients peut être à double tranchant, certains n'attendent que ça pour se dérider, d'autres préfèrent passer à l'action directement. Aujourd'hui, j'ignore de quel côté ce « A » penche.

— De Suède, rétorque-t-il simplement.

Je fouille dans ma tête et réalise, penaud, que je n'ai aucune culture des pays scandinaves. Si mon don avait fonctionné, j'aurais pu trouver dans sa mémoire quelques histoires sur ces contrées froides et majestueuses. Là, je sèche. Heureusement, « A » reprend vite le flambeau.

— Et toi ? me demande-t-il.

— Des Philippines.

Les gens à qui je réponds ça sont généralement déçus. De l'Asie du Sud-Est, ils ne connaissent que la Thaïlande, Bali, Hong-Kong ou le Vietnam. Du coup, ils rangent l'information et passent vite à autre chose.

« A » repose la bouteille et tire une moue pensive, à la recherche de ses souvenirs, avant de s'exclamer :

Gusto ko ng kape mangyaring.

Je crois que l'incrédulité a atteint son point culminant. J'éclate de rire pour cette phrase en tagalog sortie de nulle part, déblatérée avec un accent coupé au couteau que je ne peux m'empêcher de trouver touchant.

— Oh mon Dieu, mais où as-tu appris ça ?

Il tire un rictus entre embarras et amusement. J'espère que je ne l'ai pas mis mal à l'aise.

— J'ai passé deux mois à Davao pour un tournage. Je voyage beaucoup pour mon métier, alors j'essaye de m'imprégner au mieux des cultures locales. Même si, pour le coup, j'ai honte d'admettre, qu'à part pour passer commande dans un resto, je n'ai pas réussi à retenir grand-chose de tous ces dialectes différents.

— C'est pourtant déjà beaucoup. Comme tout le monde parle anglais aux Philippines, je n'avais encore jamais vu de touriste faire l'effort de parler philippin. Tu es acteur ?

Cela ne m'étonnerait pas qu'il exerce un tel métier avec son physique d'Apollon. Je me surprends déjà à rêvasser, l'imaginant enchaîner les cascades dans des films ou brandir des répliques sulfureuses et romantiques à une actrice...

— Non, je suis producteur.

Je balance mes jambes et un « hum » appréciateur pour ne pas avoir à avouer mon incurie sur le sujet. Je n'ai pas suffisamment le loisir de m'y connaître sur le monde du cinéma pour sortir une réplique pleine d'esprit de mon chapeau. Heureusement, « A » ne me laisse pas dans le flou. Il enchaîne et parle de son métier sur un ton qui frise le storytelling, ponctué de moult anecdotes de tournage ou de situations rocambolesques post-prod. Il me décrit si bien son séjour à Davao et la série qu'ils ont tournée là-bas pour l'un de ces géants de la distribution audiovisuelle en streaming, que j'ai l'impression de pouvoir sentir le parfum des hibiscus et le ressac des vagues ; alors même que je ne suis jamais descendu jusqu'à Mindanao.

Je suis si subjugué par le rythme hypnotique de sa voix marquée de son charmant accent rêche, que j'en oublie l'heure. Quand je me décide à jeter un œil à l'horloge de mon Blackphone, je réalise qu'il s'est bientôt écoulé une heure sur les deux qu'il a réservé. Et il l'a passé à déblatérer des banalités.

— Les banalités ne t'intéressent pas, on dirait... me dit-il alors que je range mon téléphone.

Cette constatation tout droit arrachée de mes pensées me désarçonne. L'escorting n'est pas mon fort. Je laisse ça à des personnes bavardes comme Olga. Mon principal talent réside en ma capacité à tendre mon cul ou prendre un cul, pas à rebondir sur des palabres, si captivants soient-ils. C'est surtout que je sens la culpabilité me tirailler en m'affichant aussi intimidé et déstabilisé face à ce client peu ordinaire. Je rumine parce que je me sens navré de lui faire perdre son temps et son argent avec mon manque d'initiative.

Je n'aime pas l'imprévu ou l'improvisation. Autrefois, je m'arrangeais pour demander en préambule aux clients ce qu'ils souhaitaient, afin de préparer le scénario et le bon déroulement d'un rendez-vous. Ces derniers temps, j'ai beaucoup trop compté sur mon pouvoir, jusqu'à finir par délaisser cette étape. Je le regrette amèrement, maintenant que je me retrouve bras ballants face à ce dieu nordique qui réveille en moi la nostalgie du pays.

Allons Ejay, secoue-toi ! Comment faisais-tu avant la télépathie ?

Armé d'un nouveau courage, je me lève et glisse mon fessier à ses côtés, sur l'accoudoir du fauteuil hideux. Suffisamment proche pour attiser un potentiel désir, mais pas trop non plus pour éviter de le brusquer.

— Au contraire, tu m'as donné une furieuse envie de regarder cette série pour voir ce que donne cette scène du port après le chaos que tu m'as décrit... mais l'heure tourne, et j'imagine que tu ne me payes pas que pour t'écouter parler...

J'accompagne le geste à la parole et commence à glisser mes doigts dans cette chemise trop moulante afin d'en défaire les boutons.

— Certes, mais cela ne m'ennuie pas de passer la séance à discuter. Tu n'as pas à te forcer à un acte sexuel si tu n'en as pas envie.

Moi qui pensais que l'incongruité avait déjà atteint son maximum tout à l'heure... Cet homme ne me laisse décidément pas au bout de mes surprises. Je pouffe et, désemparé, je pose la question indiscrète que je ne devrais pas poser :

— C'est la première fois que tu embauches un prostitué ?

— Non, la deuxième, réplique-t-il avec un sourire malicieux.

— Et comment s'est passée la première ?

Je suis objectivement intrigué et intéressé par la réponse.

— Merveilleusement bien. Je crois même qu'il est tombé amoureux de moi.

Mon rire redouble d'intensité. Intérieurement, je me sens terriblement embarrassé, comme si ce qu'il décrivait résonnait en un quelconque écho, bien que je n'aie pas la moindre raison de me sentir visé. Et pourtant, à bien regarder les fossettes de son sourire, la peau lisse et tendue de son torse qui apparaît une fois le premier barrage des boutons de sa chemise effondrée, sa main puissante qui se pose nonchalamment sur ma cuisse et ses yeux empreints d'énigmes ; je crois que j'aurais effectivement pu m'amouracher d'un homme pareil, si je n'avais pas eu Lucas dans ma vie.

Finalement, j'ai peur de coucher avec lui. Pas parce que je crains d'être déçu, mais parce que je crains d'apprécier ça. Je m'efforce d'imprimer l'image débraillée de Lucas sur ma rétine lorsque je me penche pour poser mes lèvres sur les siennes.

— Ne t'en fais pas, je peux t'offrir bien mieux que des sentiments amoureux.

Et comme pour répondre « chiche ! », il se lève m'entraîne sur le lit. Je me pose à califourchon sur sa silhouette longiligne afin de terminer mon ouvrage sur les boutons de sa chemise. Quand j'accède enfin à sa peau glabre et dessinée avec une précision géométrique, je me dis qu'il pourrait définitivement tourner dans ses productions. Je me penche pour en goûter la saveur de mes lèvres. Il ne me laisse pas longtemps profiter de son parfum, légèrement boisé et fleuri, et se redresse pour me darder de ses iris pâles.

— Est-ce que tu veux bien me laisser m'occuper de toi ? demande son accent abrupt et mielleux.

Je dresse un sourcil circonspect. Je n'ai rien contre. Le client est roi. Mais je risque d'avoir l'impression d'être celui qui devra payer à la fin s'il continue dans cette voie-là. Je tente d'esquisser un sourire enjôleur, en espérant qu'il ne ressemble pas à un tableau raturé.

— C'est toi qui payes, alors tu peux bien me faire tout ce que tu souhaites.

Typiquement le genre de phrase que je me garde bien de prononcer d'ordinaire. Laissez carte blanche à un client et ce sera la foire d'empoigne. Non, il y a toute une batterie de règles à respecter et de limites à ne pas franchir, pour qu'un rendez-vous se déroule dans de bonnes conditions. Mais ce type n'est clairement pas un client ordinaire et je n'ai clairement plus toute ma tête lorsqu'il bascule sur moi et passe ses mains sous mon haut pour l'enlever.

Sa chevelure de blé glisse sur mes clavicules lorsque ses lèvres descendent sur mon torse et je m'enivre de sa texture soyeuse et douce sur ma peau. Je réalise que je suis déjà dur lorsqu'il essaye de tirer mon boxer. C'en est presque gênant. Une bouffée d'extase grisante s'empare de moi lorsque ses lèvres engloutissent ma verge.

Je n'ai jamais eu autant l'impression de tromper Lucas qu'en cet instant. C'est juste un travail, je fais ce que j'ai à faire. Ils crachent leur foutre, me payent et s'en vont. Cette fois, j'aimerais juste que « A » ne décolle jamais son corps du mien, sa chaleur peut bien m'envahir et m'engloutir ; en cet instant, c'est même tout ce que je veux.

Je dois penser à Lucas. Je dois m'efforcer de penser à lui. Mais son image ne se superpose que trop bien à celle de « A ». Ils ne se ressemblent pas seulement, « A » incarne tout ce que je rêverais de trouver en Lucas : de l'assurance, un rire spontané, un sens de la discussion et de l'initiative...

— Je te sens stressé. Tu veux que j'arrête ?

Je sursaute. Il est remonté à hauteur de mon visage et plante ses prunelles anthracite sur mon air déboussolé. J'ai beau avoir le teint hâlé, je suis positivement sûr d'être rouge pivoine.

— Non, non, pas du tout !

Si. Et il n'a pas besoin de don de télépathie pour le deviner. Bravo Ejay. Cela faisait un mois que tu n'avais pas foiré de rendez-vous, le sans-faute était trop beau pour durer.

— Tu veux échanger ? propose-t-il.

Carrément. Avoir le contrôle m'aidera à garder un minimum de contenance et de dignité. Je m'engouffre à mon tour entre ses cuisses et remets finalement en question ma capacité à me contrôler. Faire une fellation constitue en un acte banal et mécanique, je m'en acquitte avec l'enthousiasme d'un livreur Danube déposant un colis. À part quand il s'agit de Lucas ou d'Aran, je prends rarement plaisir à faire aller et venir un morceau de chair dans ma gorge. Mais même ce simple acte est transcendant avec « A ». Sa queue est un délice que je pourrais laisser fondre dans ma bouche. Je n'ai même plus à simuler l'entrain.

J'accroche mes mains sur ses hanches pour résister à l'envie de me branler, ce qui résulterait inévitablement en une éjaculation précoce ; lui, accroche les siennes dans mes cheveux. Comment ce simple contact sur mon crâne peut-il être si électrisant ?

Je suis si hypnotisé que je suis bien incapable d'estimer combien de temps je suis resté ainsi. C'est lui qui finit par me décrocher de sa verge et bascule à nouveau sur moi. Là encore, le baiser épris de tendresse que nous échangeons me fait oublier où je me trouve. J'aurais aimé le retenir encore contre moi, mais il se détache pour aller enfiler un préservatif. Quand il revient, ce n'est que pour mieux reprendre mes lèvres et insérer des doigts glissants en moi. Il aurait pu y mettre la main entière que j'aurais quand même continué à trouver ça délicieux. Mais il passe à la suite. Je me retrouve plaqué sur le ventre, à sa merci.

Il se cale dans mon dos et le parcourt de ses lèvres quitte à provoquer d'agréables frissons sur mon échine. Lorsqu'il s'enfonce en moi, je ne songe aucunement à m'en extraire. À la façon dont il me comble, se meut en moi et dévore lentement mes chairs, je ne retiens plus mes gémissements. « A » scande ses soupirs au même rythme. Je sens bien qu'il veut prolonger l'étreinte au maximum et je n'ai aucune envie de le presser.

Combien de fois ai-je voulu que Lucas me prenne de la sorte ? Laissant peser tout son poids sur moi, tenant mes poignets pour me garder sous son emprise, glissant dans mes oreilles des souffles de mots vicieux. Mais ce n'est pas le style de Lucas. Alors je me laisse aller et profite que « A » sache, par une magie démoniaque, de quelle manière exacte réaliser mes envies. C'est comme s'il était connecté à mon corps pour parvenir ainsi à quérir et encourager ses sensations les plus extraordinaires.

C'est un orgasme lent et profond qui s'empare de mon corps. Je frémis et tremble dans ses bras. Il accélère ses coups de reins et je me sens littéralement exploser. Ma tête et mon corps sont complètement décimés. Ce n'est que lorsqu'il me relâche et me couvre de caresses que je réalise à quel point mes muscles se sont tendus. On poursuit ces enlacements encore un long moment. Puis je me rappelle que le rendez-vous ne devait durer que deux heures, que je suis même censé voir Lucas après.

À contrecœur, j'étire ma nuque hors de son cocon chaleureux et dirige un regard sur la pendule digitale projetée au mur. Vingt-trois heures trente. Presque une demi-heure de retard. Tu parles d'un professionnel ! Je l'ai laissé tout prendre en charge comme si c'était mes désirs qu'il fallait satisfaire. Certes, c'est ce qu'il a demandé, et il a joui en moi, même. Pourtant, je ne peux pas m'ôter de l'esprit que cette « performance » frisait la médiocrité, simplement parce que je me suis bien trop laissé aller. Il ne me rappellera pas et ce constat me glace le sang.

— Je vais devoir y aller, dis-je d'une voix que j'espère neutre.

Ses doigts s'accrochent encore furtivement à mes épaules.

— Tu es sûr ?

Non.

— Oui. L'heure est dépassée depuis longtemps.

Je crains d'abdiquer s'il me retient encore. Heureusement, il ôte ses mains et je m'empresse de me lever pour me détacher de ce dangereux chant de sirène. Je me jette sous une douche glacée pour effacer la sueur de mon corps chauffé à blanc.

En ressortant, je découvre que « A » a retrouvé sa place dans le fauteuil jauni et termine son verre de vin laissé en plan. Il a posé une liasse de billets sur la table.

— J'ai mis un peu plus pour le retard. Tu me dis si ce n'est pas assez.

Je cligne des yeux à plusieurs reprises devant le surréalisme de cette scène. Il tient vraiment à me dérouter jusqu'au bout.

— Euh... je... c'est gentil, mais c'est de ma faute si je n'ai pas regardé l'heure. Reprends ton argent !

Je m'empare de la liasse, recompte et lui tends le surplus. Il tend sa main en geste barrière.

— Non, garde-le. On va dire que c'est un pourboire.

Un pourboire ? Alors que je n'ai rien fait ? Ce type essaye-t-il de me rendre chèvre ? Et en plus, il ose se fendre d'un clin d'œil !

— Je reconnais que ce n'est pas sans arrière-pensée, complète-t-il, mais dans l'espoir que tu ne mettes pas une semaine à me répondre la prochaine fois.

Je rougis jusqu'aux oreilles et ne sais plus où me mettre avec ces stupides billets.

— Je ne l'accepterais que si tu me donnes ton nom, dis-je dans une vaine tentative de reprendre une contenance.

— Aedhan.

Son visage s'empreint d'un sourire tortueusement charmeur en se délectant de chaque syllabe. Alors, je m'empresse de me détourner, de caler l'argent dans la poche de mon jean et de renfiler tout l'attirail de vêtements, avant que je ne sois tenté de me jeter à nouveau sur lui.

Mon ambition de filer à l'anglaise échoue alors qu'il m'intercepte à l'entrée et arrache un dernier baiser à mes lèvres.

— À bientôt, dit-il.

Je quitte l'hôtel à pas précipité. Ce n'est qu'une fois dans le vent frais du dehors que je m'autorise à respirer à nouveau et à reprendre petit à petit mes esprits. Bordel. Qu'est-ce que c'était que ça ?

Aedhan... Son nom glisse encore comme une sève délicate dans mes oreilles ; ses mots résonnent dans ma tête : « À bientôt ». J'ai le cœur qui tambourine à la perspective de le revoir « bientôt », qu'il veuille même reprendre un rendez-vous malgré mon apathie. Je suis le deuxième prostitué qu'il voit et le deuxième à s'en amouracher.

Non, mais ressaisis-toi, Ejay !

Je ne peux quand même m'éprendre d'un type dont je ne sais rien. Littéralement rien, puisque mon pouvoir n'a pas fonctionné sur lui. Comment ça se fait ? Et sa manière étrange d'anticiper tous mes désirs sans que j'aie besoin de les formuler ? De jouir en se calquant sur mon plaisir ? J'ai fait la même chose tout ce mois-ci avec la clientèle. Se pourrait-il qu'il soit un Alter lui aussi ? Qu'il en ait après moi pour cette raison ?

En ce cas, pourquoi ne pas l'avoir simplement dit ? Pourquoi s'être donné la peine d'aller jusqu'au sexe ? Cette histoire ne fait aucun sens.

Je voudrais bien croire qu'il s'agisse seulement d'un client. Un très bon client. Mais mon instinct illumine un panneau « danger » au-dessus de sa tête et cela me frustre de ne pas comprendre pourquoi.

Mon portable vibre dans ma poche et me détourne de ces questionnements.

Lulu : Tu viens toujours ce soir, bébé ?

Jay : Oui, désolé pour le retard, j'ai dû faire un crochet pour rendre un bouquin. J'arrive.

La réponse fuse entre mes doigts. Rendre un livre, c'est le code pour signifier une vente de coke. Aussitôt envoyée, et je réalise avec horreur que je viens de lui mentir de façon éhontée.

La voilà la vraie raison pour laquelle je dois cesser cette idiote fascination pour cet inconnu. J'ai tant rêvé de cette météo au beau fixe pour notre relation, à Lucas et moi. Je ne vais pas laisser les beaux sourires et les caresses ensorcelantes de ce producteur suédois briser la fragile harmonie, miraculeusement reconstruite au sein de mon couple.

C'est avec la résolution de ne pas reprendre de rendez-vous avec Aedhan que je m'engouffre dans un taxi, direction chez Lucas.

Annotations

Vous aimez lire LuizEsc ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0