7. À travail ingrat, salaire ingrat

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Je longe le bassin de la Villette et remonte au nord de Stalingrad. Les promeneurs profitent de la fin du week-end en étalant leurs jambes au-dessus du Canal et en vidant les bouteilles de rosé. De la musique déborde des terrasses et se mêle en une joyeuse cacophonie. Mais je ne me sens pas touché par ces ondes d'allégresse.

Je n'arrive jamais à me sentir serein lorsque j'emprunte ce chemin bien trop connu. Je finis par arriver devant un immeuble. Cet immeuble. Mes doigts pianotent le code par habitude et mes pas filent à travers la cour jusqu'à une dépendance encastrée derrière un acacia. Je sonne à la porte et cette dernière s'ouvre par un mécanisme automatique au bout d'une quinzaine de secondes.

À l'intérieur du petit hall, je découvre Marius. Le grand black est tassé derrière les écrans des caméras qu'il est censé surveiller, mais être collé à la vigie n'est jamais très passionnant, alors il préfère jouer à un jeu sur son Blackphone. Je m'annonce.

— Salut. Je viens voir Igor.

Il ne lève même pas la tête de son téléphone. Je n'avais pas besoin de lui préciser la raison de ma venue. Pourquoi viendrais-je ici si ce n'était pas pour voir Igor ?

— Vas-y. Il t'attend.

Je lui rends un signe de tête poli qu'il ne capte même pas et monte les escaliers. J'aime bien Marius. Même s'il lui manque la politesse et la courtoisie, lui au moins, n'a jamais été agressif à mon égard. Arrivé devant sa porte, je frappe quelques coups et sa voix puissante tonne à travers la cloison.

— Patiente ! J'en ai encore pour cinq minutes.

Je soupire et m'appuie contre le mur du couloir. Il est avec une fille à l'intérieur. Une nouvelle. Accro à l'héroïne. Elle a peur. Igor la rassure : il subviendra à tous ses besoins, y compris son addiction. La fille se fait un fix, puis délasse sa nuque contre le fauteuil. Elle se sent aussitôt bien mieux. Même si le soulagement que lui procurent ses doses est chaque fois réduit. Au moins, les tremblements se calment et la paix revient dans son esprit. Temporairement.

Je sors de sa tête. Une sueur froide coule dans mon dos. Me brancher par empathie sur elle me procure un terrible sentiment de malaise. J'ai beau savoir que l'addiction et ce manque qui se creuse, à chaque fois que les doses s'espacent, sont un enfer à vivre, c'est autrement plus perturbant de le ressentir dans sa chair en n'ayant jamais été junkie soi-même.

La fille finit par sortir du bureau. Elle titube, mais me renvoie un sourire goguenard en passant devant moi, avant de descendre avec maladresse les escaliers. Ma tête se retourne, attirée par l'invective à l'accent russe.

— Entre.

Je suis toujours aussi amusé de retrouver la décrépitude de cet endroit. On pourrait s'attendre à ce qu'un homme de l'influence d'Igor siège dans un bureau imposant, façon Le Parrain. Au lieu de ça, la pièce semble victime d'une indomptable entropie. Des papiers et des dossiers dégueulent des étagères, à une heure où le tout-numérique a pourtant éradiqué ces antiquités. Le parquet d'époque grince à chaque pas et les lattes inégales laissent entrevoir un jour. Les fauteuils désassortis et étalés çà et là semblent tirés d'une brocante étant donné leur vétusté. Pourquoi ferait-il un effort pour accommoder son bureau ? Il n'y reçoit que ses putes, ses dealeurs ou ses sbires. Quand il a affaire à des contacts plus importants, il se déplace dans des lieux de bien meilleur standing.

— Je t'en prie, installe-toi.

Il me désigne le canapé en feutrine verte près de la fenêtre. Les ressorts sont cassés, mais au moins, la vue sur l'acacia au-dehors est apaisante. Igor fouille dans un secrétaire et en tire une bouteille de whisky ainsi que deux verres. Il ne me demande pas si j'en veux. De toute façon, même si je lui avais dit non, il m'en aurait servi un malgré tout et j'aurais fini par me laisser tenter.

— Comment vas-tu depuis la dernière fois ? Tes hallucinations fonctionnent toujours comme tu le voudrais ?

Je ne suis pas sûr qu'elles aient déjà fonctionné comme je le voudrais. Il remplit généreusement les deux verres du liquide ambré. Je lâche un soupir las.

— Je me serais épargné cette visite si cela n'avait pas été le cas.

Parce que je sais bien que c'est pour cela qu'il m'a convoqué, pas pour le plaisir de partager son whisky de qualité avec moi. Je saisis mon verre timidement et il l'entrechoque avec le mien, comme si mes paroles venaient de sceller un quelconque accord avec lui. Un pacte avec le Diable.

— Je veux en savoir plus, Ejay. Comment est-ce que cela opère au juste ? À quelle distance tu peux entendre, avec quelle précision tu peux soutirer des informations...

Je tire une moue en fuguant du regard vers la fenêtre. Ses questions sont déjà trop complexes. J'ai passé la semaine à m'acclimater et à dompter ce fléau qui me déchire le crâne. Je n'ai pas encore pris le temps d'effectuer ce genre de tests.

— Je ne sais pas, admis-je.

Son sourire redescend aussitôt. Il n'apprécie pas ce genre de réponse.

— Tu devrais t'entraîner, Ejay. C'est important de connaître l'étendue de tes capacités.

Sous-entendu : « Tu ferais bien d'apprendre à t'en servir vite et correctement si tu ne veux pas affronter mon courroux. » Je me ratatine sur mon siège et Igor revient à la charge.

— Faisons un test. Marius est en bas. Il doit y avoir environ dix mètres entre lui et nous. Est-ce que tu discernes quelque chose ?

Dix mètres, ce n'est rien, j'ai déjà été envahi de bien plus loin. Enfin, je crois. Je ferme les yeux pour me concentrer et laisse le flux dériver dans la direction approximative de Marius. Très vite, je le capte. Il est concentré sur un mini-jeu de puzzle. Pas grand-chose à en tirer en surface, alors je tente de creuser plus loin. J'entraperçois ses motivations : sa fille, essentiellement, une adorable bouille de six ans. Sa femme l'a quitté, il y a deux ans, et ne plus pouvoir voir sa Lily autant qu'il le voudrait, le déchire. Il aimerait pouvoir arrêter de bosser pour Igor, trouver un travail plus honnête, même moins bien payé, alors peut-être que sa femme accepterait de revenir vers lui...

— Alors ?

Sa voix impatiente me tire de mon exploration.

— Je le cerne, oui.

— Et que vois-tu ?

Je hausse les épaules.

— J'ai l'impression que je peux voir la plupart de ses souvenirs et son ressenti.

— Tout ça ?

À son ton ironique, je comprends bien qu'il attend une preuve.

— Il est très attaché à sa fille, Lily, il se demande ce qu'il va pouvoir lui offrir pour son anniversaire...

— Ah, sa gamine, siffle Igor, qu'est-ce qu'il peut m'emmerder avec ça... Bon cela devrait être suffisant, je pense. Finis ton verre, on va y aller.

Une boule de stress se noue dans mon estomac. Je sais ce qu'il veut faire et c'est le moment ou jamais, pour moi, de négocier un salaire. Parce qu'Igor n'a l'intention de me céder que des clopinettes en dédommagement. Alors Ejay, affirme-toi et montre ta valeur ! Même si je meurs de trouille à la perspective de l'affronter.

— Tu me donnes combien pour le service ?

Il sort un bouquin et étale un sachet de coke dessus. Toujours une trace pour se requinquer avant un rendez-vous. Igor est immuable.

— Cent euros si tu déniches une info intéressante, improvise-t-il.

Je ne devrais pas, mais j'éclate d'un rire nerveux. Cent euros ? C'est si risible en comparaison du montant de la transaction qu'il s'apprête à négocier avec ses fournisseurs.

— Et puis quoi encore ? Tu veux que je te taille une pipe en prime ?

Il aspire sa ligne de poudre et me jette, en biais, un de ses sourires de rapace.

— Mon p'tit Jay, il faut faire ses preuves avant de se montrer cupide. Prouve-moi d'abord que je peux te faire confiance, que j'ai raison de miser sur toi. Et alors, peut-être que je me sentirai d'humeur plus généreuse les prochaines fois.

— Je veux deux-cents euros si je trouve quelque chose d'utile et cent euros dans tous les cas, pour le déplacement.

Je croise mes bras sur ma poitrine pour ne pas lui laisser voir mes mains qui tremblent.

— N'exagère pas, Ejay. Il s'agit seulement de patienter vingt minutes pendant que je discute avec mes amis, je ne crois pas que ce soit la tâche la plus difficile au monde. Je veux bien te filer cinquante pour ça. Cent, si tu me satisfais, et je ne te prendrai pas de commission sur ton prochain rendez-vous. Deal ?

Je tords mes lèvres en un rictus ironique. Non, je ne suis absolument pas d'accord avec ces conditions. Il sait qu'il m'entube, il sait qu'il m'exploite et il est persuadé que j'ai bien trop peur de lui pour oser me rebeller. Il n'a pas tort. Pourtant, si je le laisse me marcher dessus maintenant, alors je ne reprendrai plus pied. Ma voix tremble quand je m'adresse à nouveau à lui, après un temps de silence.

— Igor, n'oublie pas que si je peux voir dans la tête des autres, alors je peux aussi voir dans la tienne. Et je sais que tu as plus besoin de mes talents que je n'ai besoin des cacahuètes que tu daignes me lancer. Alors soit tu acceptes de me payer correctement, soit tu peux aller te faire foutre.

Je l'ai vu venir, mais je n'ai pas eu le temps de l'esquiver. Il se dresse d'un bond sur ses pieds et m'envoie une claque magistrale sur la figure. L'anneau en acier de son annulaire cogne violemment l'os de ma paume. Merde, j'aurais un bleu. Et j'ai réveillé le démon.

— Ne joue pas les insolents avec moi ! Ne commence pas à t'imaginer plus important que tu ne l'es réellement ! Je te rappelle que toute ta misérable vie ne tient en place que parce que je suis là. Alors oui, espèce de pute avide, je pense que tu ferais mieux d'accepter les cacahuètes que je te lance, comme tu le dis si bien.

Qu'est-ce que tu t'imaginais, Ejay ? Pouvoir gagner la joute contre lui ? Non, tu es pathétique, terrorisé et soumis. Il n'a pas besoin de lire tes pensées pour le savoir. Alors courbe l'échine, comme tu sais si bien le faire, il n'y a que comme ça que les choses peuvent bien se passer avec lui.

Il vient se rasseoir, juste à côté de moi cette fois-ci. Sa cuisse touche la mienne. J'en ai la nausée. Il attrape mes cheveux d'une main et tient mon menton de l'autre pour me forcer à le regarder. Heureusement que mes yeux sont résolument secs, après avoir trop pleuré ces dernières années. Son ton s'est radouci et je crois que c'est encore plus angoissant que ses cris.

— Mon p'tit Jay, je voudrais que les choses se passent bien entre toi et moi, tu sais ? Je voudrais que tu arrêtes de me considérer comme un ennemi. Je suis là pour t'aider et t'offrir des opportunités. Prends-en conscience, s'il te plaît. Tu vas me suivre à ce rendez-vous, faire ce que tu as à faire, tu repartiras avec de l'argent et je te laisserai tranquille jusqu'à la prochaine fois. Est-ce vraiment si compliqué de faire ça pour moi ?

— Non Igor, finis-je par décrocher d'une voix faible.

— Bien.

Il lâche mon menton. Ma tête se rabaisse aussitôt, comme si je pouvais le fuir ainsi. Sa main jette son habituelle tape amicale sur mon épaule. Il envoie un message à Ivan, son chauffeur, et attrape son manteau avant de quitter son bureau.

Je me mords la lèvre pour ne pas craquer et me lève pour le suivre docilement.

*

Vingt minutes plus tard, nous sortons de la voiture, Ibrahim en tête, suivi d'Igor, Ivan et moi en queue de peloton. Igor balance un sac de sport par-dessus son épaule. Avec l'argent qu'il y a dedans, j'aurais de quoi de payer mon loyer pendant dix ans et m'offrir un tour de l'Europe en prime. Mais Ibrahim et Ivan ont ce qu'il faut d'artillerie pour défendre ce petit pécule. La bande pénètre dans un restaurant encore fermé à cette heure précoce de la soirée. En bon débiteur, le patron accueille Igor avec une hypocrite affabilité.

— Ils sont là, lui glisse-t-il avant de dégager à l'Ukrainien l'accès à l'étage.

En effet, une fois là-haut, je distingue deux hommes assis, les seuls dans cet espace trop vaste pour eux, un verre d'alcool à la main pour faire passer l'attente, j'imagine. Ils se lèvent et échangent une poignée de main franche. Les intermédiaires d'Igor avec son fournisseur en Guyane. Super. Exactement le genre d'affaires auxquelles je ne voulais pas être mêlé. Le premier homme, d'origine latino est affublé d'une moustache aussi drue que ridicule, le second, blanc, a des lunettes pincées sur son nez. Son regard affûté balaye les nouveaux arrivants et se fige sur moi. La question fuse inévitablement.

— C'est qui celui-là ?

— Personne. Juste une pute qu'on doit déposer après. Allons dans le salon et faisons ça vite si ça ne vous ennuie pas, répond Igor sur son ton poli.

Le lunetteux fronce un sourcil soupçonneux, mais il finit par suivre Igor dans une pièce sur le côté. Après tout, ce n'était pas la première fois qu'il leur faisait le coup de ramener quelqu'un d'inutile, et s'il se contentait d'attendre derrière la porte pendant qu'ils faisaient leurs affaires, où était le problème ? Le moustachu suit les deux premiers avec une valise aussi large que le sac de sport d'Igor. Je soupire quand ils disparaissent derrière la porte et imite Ivan et Ibrahim en m'installant à une table.

Je ferme les yeux pour me concentrer. Suivre une conversation sans pouvoir l'entendre est une expérience inédite, et difficile. Si je foire, est-ce qu'Igor me laissera tranquille la prochaine fois ? Compte pas là-dessus, Ejay.

J'alterne entre Igor, le type à lunettes et celui à moustache pour finir par me brosser un tableau de la situation. Ils veulent augmenter le prix de la transaction, car il y a eu un supplément pour le pot de vin de la douane. Mensonge. Ramos cherchait juste un prétexte pour justifier un surplus de cinq mille euros.

Je ne sais pas qui est ce Ramos ni pourquoi il cherche à avoir les yeux plus gros que le ventre, et je ne souhaite pas le savoir. Je sors juste mon téléphone et envoie un message à Igor pour l'informer.

La discussion vire alors sur un ton plus houleux. Igor s'invente un informateur qui lui a assuré que les frais pour la douane n'avaient pas changé. Son assurance convainc les contacts qui finissent par capituler. La transaction s'effectue au prix habituel et Igor repart avec son sac rempli d'un nouveau contenu.

De retour dans la voiture, l'Ukrainien demande à Ivan de faire un crochet pour me déposer devant le métro. Avant que je ne descende, Igor me glisse deux billets de cinquante dans la poche, comme un adulte qui offre à un bambin de quoi s'acheter trois sucreries. Je n'ai pas la foi de me bagarrer avec lui, alors je garde un visage de marbre. Tout de même, je ne peux pas m'empêcher de faire remarquer :

— Je t'ai fait économiser cinq mille balles.

Et avec les cents qu'il me donne, cela m'octroie une part d'exactement deux pour cent. Igor éclate de rire.

— Tu ne m'as rien fait économiser du tout. Je n'aurais jamais marché dans leur combine. Ils tentent régulièrement ce genre de coups bas. Cela m'aura au moins permis de vérifier ta fiabilité.

C'était à moitié vrai. Sans ma confirmation, il n'aurait pas eu l'assurance pour se montrer si inflexible. Mais tout comme les deux escrocs plus tôt, je ne pouvais, moi non plus, pas gagner face à Igor.

— Maintenant, file ! aboie-t-il. Je ne tiens pas à reprendre notre conversation de tout à l'heure.

Moi non plus. Je baisse mon regard plein d'amertume et m'extrais de cet habitacle étouffant. Mes doigts nerveux froissent les deux bouts de papier dans ma poche et une colère déraisonnable me donne comme l'envie de les brûler alors que je descends dans la bouche du métro.

Mais je n'en ferais rien, car je dépends d'Igor, et je dépendrai de lui aussi longtemps qu'il le désirera.

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