5. Dans la gueule du loup

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C'est épuisé et vidé que je remonte les marches décrépies de mon immeuble. À bout, mais envahi d'une allégresse aux abonnés absents depuis des mois. L'image des joues cramoisies de Lucas après ma bise volée ne quittait plus ma rétine. Il avait accepté un rencard ! Et rien que l'espoir de pouvoir renouer avec cette passion avortée trop tôt suffisait à me faire fredonner un air guilleret en tournant la clé dans ma serrure. Geste inutile. La porte est déjà ouverte.

Je pose ma veste sur le portemanteau et crie depuis l'entrée.

— Olga, tu as encore laissé la porte ouverte !

Je m'aventure dans la cuisine et ce n'est pas la voix de ma coloc qui me répond.

— Olga n'est pas là.

Je me fige comme une statue pétrifiée par la Gorgone. Son accent russe a le don de crisser dans mes oreilles et de dresser la chair de poule sur ma peau.

Igor, en personne, attend, étalé sur l'une de deux chaises en plastique bleues de la kitchenette. Bizarrement, sa carrure de brigand paraît moins effrayante dans ce décor pittoresque et rétréci. Mais il s'agit d'Igor et la peur est le sentiment automatique qui m'imprègne dès que je croise mon sauveur et bourreau.

Cet Ukrainien d'une quarantaine d'années s'efforce - sans grand succès - de renvoyer une image débonnaire. Loin d'être aussi massif que ses sbires, son corps sec et noueux semble taillé en longueur, quand bien même il ne dépasse pas Lucas en taille. Ses cheveux coupés courts et droits dépassent de son crâne comme un duvet de neige, du moins, c'est ce à quoi leur couleur gris clair fait penser. Ses yeux, de la même teinte, glacent ceux qu'ils observent comme les proies tétanisées d'un rapace. Mais le pire reste, bien sûr, ce sourire mesquin, agrémenté de fossettes qui creusent encore ses joues émaciées.

Malgré l'effroi que me renvoie le personnage, mon esprit sonde, hors des clous de ma volonté, le sien. L'occasion de vérifier s'il n'y traîne pas une once de sympathie ou quelques relents de remords à l'égard de ses faits d’arme. Verdict : il est aussi gerbant dans sa tête que dans ses actes.

Je me détourne, écœuré, et pour masquer la gêne que me procure sa venue. En huit mois de vie commune avec Olga, l'Ukrainien dégingandé n'a pointé son nez ici que deux fois. Les deux fois pour Olga. Et aujourd'hui, en ce jour particulier, précisément, il m'attend ? Moi ?

Bien sûr, la réponse m'apparaît bien vite et je peste intérieurement contre Olga. Au moins, ne peut-il pas voir mon agacement alors que je lui tourne le dos pour me réchauffer un café.

— Que me vaut le plaisir de ta visite, Igor ?

Je sais qu'il est mauvais de jouer la carte de l'ironie avec Igor, mais c'est le seul moyen que j'ai de m'épargner l'agressivité frontale. Ce qui serait autrement plus dommageable. Par chance, il est de bonne humeur aujourd'hui.

— Olga m'a dit que tu t'étais fait agresser. Je venais voir si tout allait bien, mais à t'entendre rentrer chantonnant de ta ballade, j'ai l'impression que c'est le cas.

Si seulement ma colocataire s'était contentée de cette version... l'Ukrainien ne se serait pas donné la peine de cet hypocrite élan de sollicitude. Mais non, il avait fallu qu'Olga balance le reste. Précisément ce que je lui avais supplié de garder pour elle.

— En effet, tout va pour le mieux. Olga t'a inquiété pour rien.

— Vraiment ? Elle m'a pourtant dit que tu avais d'épouvantables hallucinations à ton réveil.

— J'ai mangé un brin et c'est passé.

J'espère mon ton suffisamment inerte, même si je sais qu'il ne sera pas suffisant pour convaincre une fouine comme Igor. Je lave une tasse dans l'évier pour me servir le café.

Dommage que j’aie payé trois cents euros pour cette information.

Je m'étrangle et me retourne parfaitement déboussolé. Ma réaction est instinctive et spontanée.

— Pardon ? Trois cents euros ?

Et tandis que ma rancœur pour Olga prend de nouvelles proportions, je vois le sourire en coin d'Igor s'étirer. Et merde. Il ne l'a pas dit, il l'a juste pensé. Je viens de me trahir. Il va vraiment falloir que j'apprenne à faire la différence entre les sons et les pensées.

Je viens poser mes fesses sur le plastique bleu de la chaise en face de lui, armé de ma tasse de café et de ma colère.

— Et alors ? Qu'est-ce que tu comptes en faire de cette information de toute manière ?

Il éclate de rire à gorge déployée. Je ne tiens pas vraiment à le savoir finalement.

— Ah, mon p'tit Jay, si tu n'arrives pas à visualiser tout le potentiel que tu recèles à présent, ne t'inquiète pas, je serais là pour l'exploiter au mieux.

Comme s'il ne m'exploitait pas déjà pour tout le reste. Mes phalanges blanchissent sur ma tasse que je me retiens de lui envoyer à la figure.

— Et pour ta gouverne, s'empresse-t-il d'ajouter, les trois cents euros que j'ai donnés à Olga m'ont permis d'acheter son silence. Je pense que, sur le fait que ton secret doive rester préservé, nos intérêts convergent, n'est-ce pas ?

Je ne peux pas lui donner tort. Au fil de ces années de fuite et de survie, la discrétion est devenue mon mantra principal. Quant à Igor, j'entrevois sans mal l'emploi qu'il compte faire de mes dons d'Alters et cela ne peut fonctionner que si ses cibles ne sont pas au courant que je suis en mesure de leur disséquer le cerveau.

Je suis tout de même surpris qu'il ait gobé aussi facilement l'histoire d'Olga. Je ne peux m'empêcher de le questionner là-dessus.

— Que sais-tu des Alters, au juste ?

Il se détend et étire son corps d'échalas sur la chaise rikiki qui ploie douloureusement sous son poids. Son ton est nonchalant et serein. Comment pourrait-il en être autrement ? Il est en terrain conquis ici.

— Je n'en sais pas beaucoup plus que les rumeurs qui circulent un peu partout à ce sujet. Il paraît que la milice de Geneware les enlève plus ou moins discrètement, qu'une résistance invisible s'est formée autour d'un truc qu'ils appellent l'Arche. La seule info que j'ai de source sûre est qu'un de mes réseaux alliés, en Europe de l'Est, en emploie un pour ses intérêts. Je suis donc au courant de leur existence depuis un moment et tant que la rumeur n'est pas officialisée, cela me convient parfaitement.

Mon sang se glace. J'aimerais pouvoir lui dire qu'il n'a pas à considérer comme acquis le fait que je me mette aux services de ses magouilles, que j'ai quand même le droit de refuser. Mais c'est faux, je suis à sa merci depuis bien trop longtemps. Entre mes lèvres crispées, je réclame la suite de ma sentence.

— Alors, quels sont tes plans ?

— Je n'ai rien de prévu pour l'instant. Détends-toi mon p'tit Jay. Je venais seulement m'assurer qu'Olga n'avait pas encore déliré sous crack. Garde juste ton téléphone à proximité, au cas où j'aurais besoin de toi, comme d'habitude en fait. Oh, mais suis-je bête ? Tu as dû te le faire voler ce week-end, non ?

Ma lèvre se tord en un rictus. À quoi bon lui mentir ? Ce n'est pas comme s'il allait proposer de me racheter un téléphone. Quand bien même, il l'aurait facturé sur mon ardoise.

— Non. Ils ne m'ont rien volé.

Ses orbites claires s'écartent de surprise. Ce n'est pas courant.

— Rien de rien ? Ni argent ni poudre magique ?

— Rien du tout. Les meuges sont intacts.

Par contre, je ne lui dis pas pour les billets qui ont miraculeusement poussé dans ma poche. Il ne faudrait pas exagérer le zèle. En revanche, l'absence de zèle de mes agresseurs ne manque pas de l'intriguer. Le voilà déjà qui fomente des hypothèses dans sa réflexion, je ressens paradoxalement une piètre satisfaction à le sentir aussi déboussolé que moi sur le sujet.

— Dans ce cas, passe-moi ton téléphone.

Je garde mes mains fixées sur ma tasse. Je sais ce qu'il veut faire et l'idée ne m'enchante pas. De toute façon, il est hors de question qu'il fouille dans mon téléphone et déniche tous les contacts de clients que je me suis faits auprès d'Aran, c'est-à-dire en dehors de sa sphère d'influence ; ou de vieux messages de Lucas qui m'a offert quelques cargaisons dans son dos. Il soupire, excédé de mon inertie.

— Bon sang, je t'en filerai un de rechange. C'est juste le temps de tracer le signal GPS, pour découvrir où tu t'es retrouvé ce week-end. Je devrais pouvoir aussi me procurer les vidéos des caméras de la boîte avec un peu de chance...

Je secoue la tête, ce qui ne manque de le consterner davantage.

— Comment ça « non » ?

— Honnêtement Igor, je n'ai pas vraiment envie de me sentir redevable...

Sa mâchoire dégringole en même temps qu'elle lâche un rire désabusé, ce qui offre un drôle de tableau de sa face de requin.

— Sérieusement Ejay ? Tu te fais agresser et tu songes encore à montrer les dents comme un chien mal éduqué ? Tu te moques peut-être de savoir qui t'as fait ça, mais moi ça m'intéresse. Parce qu'aussi surprenant que cela puisse te paraître, je me soucie de toi et de ton bien-être. Et je n'approuve pas qu'on puisse toucher à l'une de mes propriétés sans mon accord.

Même si ce n'est pas la première fois qu'il emploie ce terme, il ne manque jamais de me faire grincer des dents. Propriété. Chien. Pire qu'un esclave, me voilà comparé à un animal !

— Et pourtant, je vais très bien, comme tu peux t'en rendre compte. Ils n'ont rien volé et n'ont pas abîmé ta « propriété ». Alors peut-être que tu pourrais oublier, toi aussi, et t'épargner du temps et des ressources, non ?

Je sais qu'il déteste que les cloportes au plus bas de l'échelle, tels que moi, lui suggèrent quoi faire. Aussi, je jubile de le voir abdiquer face au regard vénéneux que je lui renvoie. Peut-être parce que, pour une fois, je suis en position de force. Je suis passé en une journée de la pute peu rentable à la poule aux œufs d'or.

— Tant pis pour toi, mon p'tit Jay, réplique-t-il avec toute l'acidité de son venin.

Pourtant, une petite part de moi aurait bien aimé qu'il mène ses recherches et se sent quand même curieuse d'élucider ce mystère. Mais la part plus rationnelle de mon être me dicte qu'il me vaut sans doute mieux avoir oublié les horreurs probables de ce week-end, et que, de toute façon, Igor n'aurait jamais mis en branle ses réseaux pour moi sans une contrepartie.

En face, l'Ukrainien ne résiste évidemment pas à l'envie de se venger, avec des moyens improvisés, contre ma petite rébellion.

— Puisque tu pètes la forme et qu'il te reste encore la marchandise, j'imagine que tu ne seras pas contre une livraison. J'ai besoin de quelqu'un pour se rendre Chez Ernest ce soir. Dix grammes. Tu as ce qu'il faut ?

Évidemment, il fallait qu'il m'envoie dans le pire trou à rat de Paname. J'ai déjà eu le malheur de me rendre quelques fois dans ce bar à fafs. Pas de gaieté de cœur, bien entendu. Je suis reparti chaque fois arrosé de leur copieux mépris et avec la sensation d'avoir été souillé jusqu'au plus profond de mon âme. Mais une livraison, c'est de l'argent facile, et Igor se doute bien que je ne peux pas me permettre le luxe de refuser. Il est frustrant de constater qu'il lit toujours aussi bien en moi, même si je peux le lire en retour, à présent.

— Bien sûr. Ce sera fait.

Ce dernier acte de soumission suffit à le ragaillardir. Il se lève et récupère son manteau sur le dossier de la chaise. Il ne manque pas, en passant à côté de moi, de m'affubler d'une tape sur l'épaule, comme celle d'un père qui encourage son fils lors d'un match de baseball. Après tout, pourquoi pas ? Igor n'a-t-il pas été un meilleur père pour moi que mon véritable géniteur ?

— Parfait. Je te conseille de te mettre en route sans tarder. On se revoit très bientôt, mon p'tit Jay.

J'espérais qu'il en reste là, mais il fallait bien sûr qu'il lâche une dernière menace.

— Oh et si j'apprends que tu m'as caché des choses au sujet de cette étrange amnésie, je risque de me mettre en colère. Mais si des éléments te reviennent en mémoire lors de notre prochaine rencontre et que tu décides de me les confier, alors peut-être que je saurais me montrer plus compréhensif.

Enfin, la porte claque dans mon dos et je relâche le profond soupir que j'avais contenu jusque-là. Putain Olga, tu fais chier.

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