25. Terroristes

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La silhouette longiligne de Lucas qui remue devant mes yeux est un appel évident à la luxure. L’aguicheur inconscient s'occupe de trancher des aubergines quand je passe derrière lui pour rincer du riz. L'avantage de l'étroite cuisine d'Aran est que j'ai besoin de me coller à ses fesses pour pouvoir circuler. Je ne fais aucun effort pour me dépêcher et laisse même mes lèvres traîner dans le creux de son épaule. Il frémit.

Après notre fuite salvatrice, mais éprouvante, de l'antre du démon, nous nous sommes réfugiés chez Aran. Nous n'osions pas retourner dans nos propres logements, même si, après une discussion dans un cadre plus apaisé, nous avions convenu qu'il y avait peu de chance de craindre des représailles. Oleg reprendrait l'entreprise d'Igor en main et les Alters ne l'intéressaient pas. Un Rugen-Hoën serait même plutôt de nature à le dissuader. Je ne connaissais pas bien l'homme, mais son désir de devenir calife à la place du calife n'était un secret pour personne. Même avant la télépathie, j'avais eu vent de ces bruits. Il se pourrait même qu’il me soit reconnaissant.

Bien sûr, je ne retournerai pas là-bas pour le découvrir. J'aurais aimé verser des bidons d'essence sur cet endroit de malheur et faire craquer une allumette avant de partir – si je n’avais pas craint que cela touche des innocents au passage.

Pour Lucas, la rupture est moins libératrice. Certes, il avait prévu de couper les ponts avec le circuit parisien en déménageant chez sa grand-mère. Puis il avait revu ses plans après mes retrouvailles avec Aedhan. À présent, il est indécis. Cette journée a de toute façon été bien trop riche en émotions pour envisager de prendre une décision dans l'heure.

Alors Aran nous a invités à nous détendre, à relâcher cette pression autour d'un apéro maison. Le raki avait plutôt bien rempli son office. En contrepartie, notre hôte réquisitionna notre aide pour préparer un tapsi végétarien pour le dîner.

Une fois que j'ai lancé la cuisson du riz, je m'éclipse vers le balcon microscopique d'Aran – le genre sur lequel on ne tient que les deux pieds serrés entre le basilic et le citronnier en pot – cigarette dans une main, Blackphone dans l'autre.

Aedhan a essayé de me joindre. Probablement parce que je lui avais demandé de m'appeler dès son arrivée – j'espère que c'est uniquement pour ça. Hélas, le téléphone a vibré pendant l'entrevue avec Igor et je n'avais pas songé à le rappeler jusqu'à ce qu'Aran, perché sur son ordinateur, nous prévienne que la réunion de l'Arche à Portland sera retransmise en direct dans moins d'une heure.

Je me débats avec mon briquet pour allumer ma clope pendant que les tonalités s'enchaînent au téléphone. Je suis soulagé quand il décroche.

— Bon sang, Ejay ! Pourquoi insistes-tu pour que je t'appelle en descendant de l'avion si tu ne prends pas la peine de décrocher ?

Je sais qu'il dit ça sur le ton de l'amusement ; d'une voix néanmoins épuisée, alors je ne peux m'empêcher de rétorquer sur la même ligne :

— Bonjour à toi aussi, ma Belle au Bois Dormant. Tu as l'air d'une humeur fantastique...

Le son de son rire est un délice lorsqu'il cristallise dans mes oreilles.

— Pardon mon cœur, j'ai très mal dormi dans l'avion et le décalage horaire me fait l'effet d'un rouleau compresseur. Je ne te raconte pas comment je maudis la foutue verrière de ce centre de conférence. Le soleil agresse mes rétines alors qu'elles n'ont besoin que d'une bonne dose d'obscurité pour se remettre, soupire-t-il.

Et j'en suis partiellement coupable. Il aurait pu prendre un vol plus tôt pour avoir le temps de se remettre de ces quinze heures coincées sur un siège minuscule. Aedhan a opté pour le plus tardif, celui qui le ferait arriver moins de deux heures avant la réunion de l'Arche. Nous voulions rester ensemble le plus longtemps possible.

— Au moins, ce soir, à l'hôtel, tu dormiras comme une tombe.

— C'est vrai que si je peux éviter d'avoir une érection toutes les vingt minutes parce que tu me caresses les tétons, soi-disant sans le faire exprès...

Je pouffe à cette évocation. Disons que je l'ai fait à moitié exprès.

— Ça va te manquer ?

— Terriblement.

— Dans ce cas, je t'appellerai avant que tu t'endormes pour te susurrer des mots doux.

— Même si cette perspective m'enchante et même si je pars me coucher immédiatement après la conférence, il sera déjà très, très tard chez toi, Jay.

C'est vrai qu'il est déjà vingt-deux heures ici, le crépuscule cède sa place au manteau de la nuit, tandis que le soleil brille apparemment de mille feux en Oregon où il n'est que treize heures. Ça ne me dérange pas de me lever en pleine nuit pour une session de dirty talks avec Aedhan – je ne suis même pas sûr de trouver le sommeil après les évènements d'aujourd'hui – en revanche, si je me retrouve à dormir avec Lucas, je ne vais pas lui infliger cela, alors qu'il parvient tout juste à me pardonner.

— Tu as raison, admis-je. Appelle-moi plutôt quand la conférence se termine, si tu peux ?

— Je trouverai le temps. Toi, en revanche, prendras-tu le temps de me répondre ?

Je ris, gêné. La cendre abandonnée de ma cigarette me tombe sur le bras, comme un rappel que sa voix enchanteresse m'obnubile décidément trop. Au point de me faire oublier les soucis de l'après-midi.

— Oui, excuse-moi pour ça. J'ai eu quelques ennuis...

— Comment ça ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Tout va bien, Ejay ?

Le souci qui transforme subitement sa voix m'attendrit. J'esquisse un sourire pâle aux derniers rayons du soleil qui disparaissent.

— Tout va bien. On est en sécurité. Je rajouterais même qu'Igor ne sera plus un problème désormais.

— C'est-à-dire... Tu l'as...

— Oui, le coupé-je en anticipant la fin de sa phrase.

— Oh mon Dieu... Avec le...

— Oui.

Même alors que nous ne pouvons plus fusionner nos pensées à plus de huit mille kilomètres de distance, j'ai quand même l'impression étrange de conserver cette intense connexion avec lui.

— Et ça va ? Je veux dire... Tu n'es pas trop chamboulé ?

— En fait oui, ça va étonnamment bien. J'étais même soulagé de le libérer enfin. Le pire, c'est que je ne me sens même pas coupable... J'ai l'impression d'être un monstre en disant ça.

— Ejay, ce type te frappait, te manipulait, te gardait sous une emprise psychologique et financière depuis deux ans et demi... Crois-moi, c'est lui le monstre ! Tu n'as pas à avoir de remords de l'avoir tué.

Je réfrène un malaise au mot « tué ». Je sais qu'Aedhan utilise un téléphone sécurisé, le mien l'est aussi forcément, en raison de mes petits boulots. Je ne me sens pas pour autant suffisamment confiant pour balancer ce genre de confession à l'oral, à une heure où les savants robots de BlackSociety mettent tout le monde sur écoute. Néanmoins, si j'avais dû m'inquiéter, j'aurais dû commencer à le faire quand Aedhan a parlé à Maze de mon cas au téléphone, même s'il n'a heureusement pas cité mon nom.

— Je sais, mais c'est autre chose. J'ai l'impression que... ce truc (je n'ose pas désigner le Rugen-Hoën par son nom, de peur de trigger les programmes d'écoute)... ne s'apaise que lorsque je le laisse tuer. J'ai peur d'être condamné à ça... comme un vampire qui aurait besoin de s'abreuver de sang !

La comparaison le fait éclater de rire.

— Dans ce cas, il faudra t'envoyer cibler les tyrans et autres fumiers de ce monde...

— Arrête de rire ! Ça m'angoisse vraiment, tu sais...

— Excuse-moi. Je préfèrerais être présent pour te soutenir. Tu es bien entouré ce soir au moins ?

— Oui, ça va. Je suis chez Aran, avec Lucas.

— Tu t'es réconcilié avec lui ?

Sa question ne laisse transparaître aucune amertume, juste la joie étonnante que lui procure la nouvelle.

— Pas complètement. C'est encore compliqué. Igor a voulu se servir de lui pour me faire chanter, on est encore tous les deux sous le choc, mais on se soutient mutuellement. Puis j'ai au moins réussi à lui faire comprendre que je l'aimais toujours et ça ne l'a pas fait fuir en courant.

— Je suis content pour toi alors.

— C'est vrai ? Tu n'aurais pas préféré le contraire ?

J'entends son soupir amusé.

— Bien sûr que non, Ejay, je préfère te savoir heureux avec un autre homme que malheureux avec moi.

J'ai l'impression de sentir mon cœur étouffer de reconnaissance pour cet homme.

— J'ai vraiment de la chance de t'avoir rencontré.

— Moi de même.

— Vraiment ?

Si je peux dire cela pour moi, je ne suis pas sûr que lui, puisse considérer comme une « chance » le fait que je l'ai blessé, abandonné, puis oublié.

— Vraiment.

Comme j'aimerais passer la barrière de l'écran pour m'accrocher à ses lèvres et sentir à nouveau sa saveur. Il me faudra attendre le surlendemain pour cela.

— Des grands pontes de l'Arche me harcèlent de coups de coude mentaux depuis tout à l'heure pour que j'aille leur parler... J'ai essayé de les ignorer comme je peux, mais je vais devoir finir par raccrocher.

— Je comprends, pardon de t'avoir tenu la jambe aussi longtemps.

— J'aurais aimé que tu me la tiennes encore longtemps... Je t'aime Jay.

Des papillons batifolent dans mon ventre à ces mots. Je n'arrive toujours pas à croire que cet homme, si parfait de mon point de vue, puisse réellement m'aimer.

— Je t'aime aussi Aedhan. Tu as intérêt à revenir sain et sauf mercredi.

— J'y compte bien.

Il finit par raccrocher. Je sens encore mon cœur palpitant d'émotion. Une voix dans mon dos m'interpelle.

— Hey, belle brune, qu'est-ce que tu glandes ? Tu comptais nous faire du riz ou de la bouillie ? Ramène-toi qu'on puisse manger !

Je repense avec une pointe de culpabilité aux dix minutes de cuisson dépassées depuis un certain temps. Aran m'adresse une pichenette lorsque je passe devant lui. Il dresse le tapsi, tandis que je sors les couverts pour les ramener au salon. Lucas se tient avachi sur un coussin posé au sol, un coude en appui sur un genou replié.

Aran n'a pas de canapé. Son salon pourrait se confondre avec un lupanar étant donné l'amas de coussins, rideaux et tapis aux couleurs chaleureuses. Ici pas d'écrans ni de gadgets intempestifs. Aran ne conçoit pas cette hérésie moderne consistant à se barder d'une technologie dont les matériaux coûteux détruisent la planète en plus de spolier les autres continents. À la place, il envahit son appartement de toiles, pinceaux, chevalets, rouleaux d'esquisses au fusain et montagnes de carnets de croquis.

Aujourd'hui, il a pourtant déployé le seul élément « technologique » de son bazar : un antique ordinateur portable d'occasion. Qui a besoin de projecteurs 4D, de lunettes de réalité augmentée ou de réticulation multi-facettes quand un bête écran douze pouces suffit à retransmettre en 2600p les évènements de Portland par la magie de l'ultra-haut débit du tunnel.

La cadence des images se reflète dans les yeux brumeux de Lucas, hypnotisé par le flux du direct. Aran apporte les assiettes tandis que je débouche une bouteille de vin. Un silence religieux s'instaure pendant que l'on déguste nos plats, alignés devant l'ordinateur comme sur une brochette, pour regarder la diffusion.

Les allocutions s'enchaînent. Quelques explications vagues sur le rôle de l'Arche, un rappel de l'histoire de la naissance des Alters jusqu'à leur persécution et des témoignages divers de participants interrogés en micro flottant. Rien de bien excitant pour le moment. Les journalistes et activistes indépendants du net piaffent d'impatience : ils sont tous venus pour voir se dévoiler enfin le légendaire Maze.

Si j'ai eu la chance de voir son visage à travers les souvenirs d'Aedhan et lors de notre conversation téléphonique, ce n'est pas le cas de nos reporters. Leurs incises s'avèrent d'ailleurs d'une pauvreté calamiteuse à force de s'intéresser exclusivement à l'aura du leadeur, quitte à en oublier les Alters eux-mêmes.

Mes paupières commencent à se faire lourdes après deux verres de vin. Lucas s'est déjà effondré sur mon épaule. Il grommèle quand j'essaye de bouger.

— Tu devrais aller dormir, lui dis-je.

— Vous n'avez qu'à prendre ma chambre tous les deux, propose Aran. Je ne vais pas me coucher tout de suite et j'ai mon futon pour dormir dans le salon.

Ai-je déjà précisé que j'apprécie grandement l'hospitalité du Kurde ? Lucas se lève mollement en prenant appui sur moi et déclare de sa voix endormie :

— Je vais juste faire une sieste. Réveillez-moi quand Maze se décidera à parler.

Aran acquiesce, comprenant que le blond puisse se sentir concerné. Lucas lui avait avoué son nouveau statut d'Alter, puisque notre ami ne supporte pas qu'on lui cache des informations, surtout celles d'un genre important. En fait, nous lui avons tout raconté, autour du raki, en arrivant. Il fallait bien justifier de notre situation. Aran n'a pas bronché quand je lui ai annoncé que j'avais tué Igor. Il l'aurait sans doute fait lui-même s'il en avait eu l'occasion. Étant au courant de ce qu'il me faisait subir, il ne portait guère le personnage dans son cœur. Le Kurde avait, en revanche, eu un mouvement de recul et d'effroi quand j'ai dû lui parler du Rugen-Hoën. J'ai tenté de le rassurer en lui expliquant que je savais reconnaître les prémices de son déclenchement et que je saurais le retenir suffisamment pour m'éloigner ; je ne pouvais pas en être certain à cent pour cent.

— Je vais faire pareil, ajouté-je. À tout à l'heure, Aran.

La journée fut bien trop éprouvante pour que je parvienne encore à subir deux heures de discours ronflants en anglais. J'espère juste qu'Aran me réveillera à temps pour que je ne rate pas à nouveau l'appel d'Aedhan.

— Ça marche. Reposez-vous bien !

Il nous adresse un clin d'œil entendu.

Et évitez de tartiner mes draps de sperme ! J'ai pas encore lavé ceux de rechange.

Je rougis bêtement. Nous lui avions peut-être expliqué nos déboires, mais omis de lui parler de notre embrouille. Aran nous parlait depuis tout à l'heure comme à un couple, pourtant ni Lucas ni moi n'avions songé à le reprendre. Un signe plutôt positif de la part du grand blond.

Lucas se traîne jusqu'à la chambre et s'effondre comme une masse sur le matelas moelleux. Il me reste encore un peu d'énergie que j'emploie pour aller me brosser les dents et me rincer le visage. Je m'en sens vaguement revigoré. J'ai l'impression que tout s'enchaîne bien trop vite en ce moment. Entre les obligations d'Aedhan, les remous de l'opinion publique, la paranoïa ambiante sur les Alters et mes déboires personnels, j'aimerais pouvoir prendre le temps de souffler un peu. Et de renouer proprement avec Lucas.

En revenant dans la chambre, je constate que mon petit ami n'a pas encore trouvé le sommeil. Les mains en coupe autour de sa tête, il est plongé dans un voyage mental entre les différentes fibres de vies qui animent le voisinage d'Aran. Il s'amuse d'une exploration à laquelle il n'a pas eu l'occasion de se laisser aller ces derniers jours, cloîtré dans son local.

Je me déshabille et me glisse sur le lit à ses côtés. Mes doigts viennent chatouiller son abdomen par-dessus le tissu de son haut. Ce geste le tire de son extrospection. Ses cils papillonnent et il rouvre ses yeux clairs pour les figer sur moi.

— On dirait que ça te plaît, lui fais-je remarquer.

Son sourire pâle auréole son visage.

— Oui, c'est fascinant d'explorer la psyché humaine.

— J'étais sceptique au début. Je ne voulais pas de ce don. Maintenant je ne suis pas sûr de vouloir m'en séparer si j'en avais la possibilité...

— Même pas pour le Rugen-Hoën ?

Mon regard divague entre les différentes estampes décorant la chambre d'Aran. Cette question, je n'ai pas cessé de me la poser depuis que j'ai découvert cette malédiction qui m'accable. J'aurais aimé pouvoir répondre fermement et assurément que je conspue ce parasite installé en moi, que je ne rêverais que de me le voir ôté. Et pourtant...

— Je ne sais pas. Malgré les ennuis qu'il me cause, je n'arrive pas à vouloir m'en débarrasser. C'est une partie de moi, en fait. L'enlever serait m'amputer. Je crois qu'il faut que je l'accepte comme un allié. Il n'y a que comme cela que je pourrais vivre en harmonie avec...

— Tu en parles comme s'il s'agissait d'une entité à part entière.

— C'est vrai. C'est un peu le cas. J'ai l'impression que ce truc a sa volonté propre.

— Est-ce qu'il te parle ?

— Tout à fait. Par exemple, en ce moment, il dit qu'il trouve le petit Lucas appétissant et qu'il le dévorerait bien tout cru !

Joignant le geste à la parole, je me rue sur sa gorge pour la couvrir de gentilles morsures et de doux baisers. Il éclate de rire.

— Idiot ! s'exclame-t-il entre deux soubresauts.

Je parachève mon travail. Il apprécie, mais finit quand même par tendre ses bras sur mes épaules pour me repousser. Ses iris nuageux me toisent avec une confusion palpable.

— Tu sais, Jay, je suis désolé pour toutes ces horreurs que je t'ai dites.

Je dresse un sourcil, surpris. Je ne pensais pas qu'il puisse s'en vouloir d'avoir eu une réaction parfaitement humaine.

— Pourquoi ? Je me suis comporté comme un salaud avec toi...

— Tu as fait comme tu pouvais au vu des circonstances. Je le comprends maintenant. Et puis je serais injuste de t'en vouloir de t'être entiché d'Aedhan au moment où nous n'étions plus ensemble.

Je souris, car c'est la première fois que je l'entends l'appeler par son prénom. Pas juste : « ce type ».

— Tout à l'heure, reprend-il, quand Igor nous a séparés... J'ai eu si peur de ne plus jamais te revoir. J'ai réalisé que même si cette instabilité que cet homme apporte me fait peur, je risquerais de le regretter toute ma vie si je n'essaye pas.

Je lui caresse amoureusement la joue. Je pourrais presque sentir une bille d'eau piquer au coin de mon œil.

— Lu... Je tiens tellement à toi...

Il passe sa main derrière ma nuque pour m'appuyer contre lui. Je fonds sur ses lèvres et les mêle aux miennes avec avidité. Je pourrais me perdre dans ce geste d'une tendresse infinie. À des lustres des baises sauvages d’Aedhan, j'aime cette connexion pure et douce partagée avec Lucas.

Je me détache difficilement de son visage ; ce n'est que pour mieux glisser le long de ses hanches et chercher la ceinture de son jean pour profiter d'une autre saveur. Il lâche un soupir lorsque j'aspire son sexe en bouche. Cette chair se rigidifie rapidement entre mes lèvres. Tant qu'il apprécie ce traitement, j'en tire aussi le meilleur bien-être du monde. J'oublie la fatigue et les troubles de cette journée éprouvante sous les effets de cette activité enivrante. Sa main qui se balade entre mes mèches attise des frissons le long de ma nuque.

Prends-moi !

Je réponds à sa supplique mentale. Je ne me sépare de son corps qu'après avoir couvert de baisers son ventre. Je tends une main vers la table de nuit d'Aran. Je pense qu'il ne nous en voudra pas de lui emprunter son lubrifiant. Je reviens vers Lucas pour finir de le déshabiller, puis le fais basculer de côté pour le prendre en cuillère, comme il aime.

— Non... De l'autre côté... Je veux te voir.

Alors il se remet sur le dos. Je lui soulève ses cuisses et me penche pour attraper encore ses lèvres. Je profite de sa langue emprisonnée pour m'insérer en lui. Son soupir étouffé me fait frémir d'envie. Pourtant, je ne m'embarque pas tout de suite dans une série de coups de reins cadencés. Je veux nous faire profiter, à tous les deux, de cette étreinte, me prélasser dans ce cocon duveteux niché entre nous. Je cherche à approfondir cette extase à chaque mouvement. Le temps se suspend pour nous laisser profiter de cet échange comme si c'était le dernier.

Même ces trois coups frappés à la porte ne parvinrent pas à briser notre bulle. En revanche, l'irruption d'Aran dans la pièce me fait enfin relever la tête. Il se tient, bras croisés, dans l'encablure ; armé du sourire narquois de celui qui cherche à chasser la gêne de la situation.

— Ça va, je vous dérange pas trop ? ironisa-t-il. Je voulais juste vous dire que Maze va commencer son discours... Mais vous pourrez regarder en différé, au pire !

— Non, c'est bon. On arrive dans cinq minutes. Merci Aran.

Le Kurde ressort aussi subrepticement qu'il était rentré en prenant soin de bien refermer la porte. D'une main, Lucas pivote mon visage vers lui.

— Seulement cinq minutes ? Je voudrais que ça dure toute la vie.

— Faisons en sorte qu'elles durent une éternité, alors.

Les caresses se mélangent aux soupirs, nos peaux perlées de sueur se frictionnent à chaque va-et-vient. Je m'arrête parfois pour dévorer ses clavicules de suçons, avant de reprendre position pour le pénétrer avec plus de vigueur. Je sens ses sens sur le point d'exploser, alors je ralentis, juste le temps de lui demander :

— Tu veux que je jouisse en toi ?

Il hoche frénétiquement la tête. Je le serre alors entre mes bras. Je veux sentir son corps collé et palpitant contre moi pendant que je me répands entre ses chairs. Il se tord, tremble même, dans la béatitude d'un puissant orgasme. Sa semence coule contre nos ventres tandis qu'il halète contre ma tempe.

Je songe qu'il nous faudra bien plus de cinq minutes pour laisser s'estomper petit à petit les affres de l'ivresse qui nous ont soulevés très haut. Son cumulus de cheveux dorés creuse sa place dans mon cou lorsqu'il s'y agrippe pour y nicher ses baisers. Il me caresse encore longuement et chacun de ses effleurements dessine une fresque de frissons sur ma peau.

— Tant pis pour le discours, on a qu'à rester blottis l'un contre l'autre, finis-je par marmonner.

À ma grande surprise, c'est lui qui se détache de moi.

— Non, allons-y. Je sais que tu veux voir ça.

Je lui renvoie un sourire plus que d'accord avec sa dernière phrase. Il essuie les derniers témoignages de nos ébats sur son ventre et remet un caleçon. Je ne me donne pas cette peine. Aran m'a déjà vu nu tant de fois.

Nous nous glissons de part et d'autre de notre ami, en tailleur devant son portable. Nous arrivons juste à temps pour voir un homme noir de grande taille, monter les marches et prendre place sur l’estrade. Ses mains noueuses se calent de part et d'autre d’un pupitre tandis que ses yeux noirs couvent la foule d'un regard sévère. Ses cheveux frisés coupés à ras laissent apparaître un visage aux traits rugueux. Il lui ressemble, et pourtant...

— Ce n'est pas Maze.

Mes deux camarades se tournent vers moi comme si ce que je disais n'avait aucun sens. Après tout, les bandeaux d'informations scintillent de surexcitation et les journalistes l'annoncent depuis un quart d'heure : le leader de l'Arche va parler ! Pourquoi ? Que signifie cette mascarade ?

Je m'attends encore à ce que l'inconnu se présente différemment. Au lieu de ça, il entretient la confusion.

« Chers amis, Alters du monde entier, vous n'imaginez pas ma joie de vous voir réunis en si grand nombre ici ou devant vos écrans pour ceux qui ne pouvaient être présents. C'est dans ce but que j'ai fondé l'Arche : faire éclore aux yeux du monde l'avènement d'un nouvel homme. Si j'ai tenu à me présenter à vous à visage découvert aujourd'hui, c'est pour... »

Nous ne connaîtrons jamais ses raisons. Une balle se fiche, en un éclair, en travers de son œil droit, et traverse son crâne. Une gerbe de sang explose spontanément à l'arrière de sa tête. Aran crie, Lucas sursaute. Et moi, je me fige, livide.

Tout s'enchaîne très rapidement. Trop rapidement. Le corps de l'inconnu s'écroule et quitte l'image. Le direct retransmet l'écho diffus des hurlements horrifiés en hors-champ. La régie jongle entre les diverses caméras et dévoile l'horreur qui imprègne depuis quelques secondes l'évènement.

La verrière du palais de conférences de Portland éclate comme un pain de sucre. Les débris scintillants pleuvent sur une foule en panique qui tente de fuir tous azimuts dans un concert d'hystérie et de bousculades. Une flopée d'hommes cagoulés, bardés d'un équipement militaire de pointe et armés de fusils mitrailleurs derniers cris, descendent, telles des araignées pendues à des câbles en carbène, le long de l'armature du toit ouvert.

La confusion qui suit est à l'image des commentaires sidérés et choqués des journalistes, incapables de conserver leur professionnalisme dans une situation aussi folle. Des tirs jugulés aux cris résonnent dans tous les micros. Lucas est agité de spasmes et de sanglots, tandis qu'Aran cherche d'une main tremblante, d'autres sources d'informations sur son Blackphone.

En vain, ce qui est en train de se produire est inexplicable. Toutes les antennes sur place, quel que soit leur bord politique, s'accordent au moins sur cela : des hommes armés tirent à vue sur une foule désarmée et pacifique.

Épouvanté, je me jette presque sur l'écran de l'ordinateur, imprimant des phalanges blanchies sur les bords. Mes yeux parcourent frénétiquement la foule dispersée et indicible à la recherche d'une tête blonde. Comme s’il était possible de la discerner dans la mêlée... Je m'entends à peine hurler son nom :

— Aedhan !

Puis plus rien. Les transmissions se voient coupées les unes après les autres. Tout juste, voyons-nous un de ces groupes paramilitaires fondre sur un reporter pour le sommer de couper la diffusion.

Je le sens à peine lorsqu'Aran me décroche délicatement de ma prise pour me prendre dans ses bras.

— Calme-toi, Ejay, calme-toi...

Je ne m'étais pas rendu compte de mon état de panique jusqu'à ce que je voie mes traits défigurés par la frayeur et ma bouche tremblotante, à travers son esprit.

Je me mets à sangloter alors que je ne comprends rien à la situation. Qu'elle nous échappe à tous ! À tous ? Vraiment ? Pourquoi Maze a-t-il envoyé quelqu'un d'autre se faire tuer à sa place ? Se pourrait-il que... ? Non. Non. Non. Il doit y avoir une explication. Une raison. Aedhan doit être en sécurité quelque part. Il doit avoir réussi à se sauver.

Je parviens à surmonter cet élan d'angoisse en me raccrochant à cet espoir. J'attrape mon téléphone et tente de l'appeler.

À mesure que les sonneries passent et qu'il ne décroche pas, je sens mes fondations se déliter, les fissures s'ouvrent sur une faille noire et sans fond.

« Bonjour, vous êtes bien sur le portable d'Aedhan, je ne suis pas disponible pour le moment… »

Une faille. Un gouffre. Une chute inéluctable. Je me lève d'un bond et file vers la chambre pour m'y enfermer. Un coin, errière sa commode et sous une estampe copiant le cri de Munch, m'attire ; je m'y écroule. Roulé en boule, je sanglote entre deux lamentations. Je ne veux pas y croire ; je veux encore y croire. Pourquoi ? Qu'est-ce que c'était que ça ?

Même le Rugen-Hoën a la décence de me laisser tranquille, en proie à mon violent chagrin. Une seule chaleur parvient à m'apaiser dans cette fosse sans lumière. Celle du corps de Lucas qui m'entoure et me berce contre lui.

— Ils disent que c'est l'armée qui a bouclé le périmètre. Qu'ils procèdent juste à des contrôles et des arrestations...

Des contrôles ? En tirant sans sommation sur la foule ? Est-ce qu'ils ont perdu la tête ?

— Courage, me murmure Lucas en me caressant le haut du crâne, je suis sûr qu'il a réussi à fuir à temps. Il te rappellera, ne t'inquiète pas.

Il n'en sait rien, mais je veux m'accrocher fermement à cette idée. Je revois son sourire rassurant me promettre qu'il reviendra mercredi sans faute. Oui, Aedhan ne trahirait pas sa promesse.

Lucas m'emmène au lit et me love dans ses bras. J'essaye de trouver le sommeil, mais j'espère, chaque seconde, entendre la sonnerie de mon téléphone. Sa voix me dire que tout va bien. Le téléphone ne sonne pas et je finis malgré tout par sombrer dans un sommeil chaotique.

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