24. Ascenseur pour l'échafaud

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Ibrahim n'a pas menti. Igor est réellement ravi de me revoir. Assis derrière son bureau, le requin ukrainien dévoile une rangée de dents longues en nous voyant catapultés, Lucas et moi, comme de vulgaires colis, dans son antre. Ce qui – je ne vais pas le cacher – me plonge dans un malaise certain.

J'avais espéré que le Rugen-Hoën refroidisse ses ardeurs. Qu'après avoir ouï les atroces rumeurs montées en neige sur ces « bombes à retardement » et alimentées par les peurs irrationnelles des gens, mon patron se tienne à l'écart et juge préférable, pour sa propre sécurité, de me foutre enfin la paix.

Que nenni. D'un coup d'œil dans son crâne, je découvre avec horreur le prix que se monnaye un Rugen-Hoën sur le marché noir. Qui peut être suffisamment timbré pour vouloir acquérir un être humain capable de répandre la mort avec une simple émotion ? Puis je me rappelle que c'est le monde dans lequel nous vivons, lui-même, qui a un grain.

De toute façon, ce n'est pas – pour l'heure – dans les projets d'Igor de me monnayer. Il n'a pas encore débusqué d'autres Alters pour son usage personnel et compte bien tenter tirer tout ce qu'il pourra de moi. Et s'il parvient à dompter le Rugen-Hoën pour son propre usage, c'est encore mieux.

Je réalise l'ampleur de la folie de cet homme. Après avoir passé la majeure partie de sa carrière à risquer sa vie pour l'appât du gain, la mort est une perspective qu'il ne l'effraie plus. Jouer avec le feu est une seconde nature. Je sens néanmoins ses sbires moins confiants sur ce terrain-là. Ibrahim et Oleg – son associé qui gère leurs bordels clandestins et que je ne vois jamais – ont tenté de le dissuader. L'Ukrainien est têtu.

Puis il me croit trop couard pour avoir la volonté de le tuer. Je ne vais pas chercher à le contredire. Je fais même acte de contrition lorsqu'il quitte son trône pour s'avancer vers nous.

— Je suis vraiment désolé pour la dernière fois, Igor. C'était un accident. Je n'ai pas voulu ça, je t'assure.

Il en est bien conscient et par chance, il n'est pas rancunier. Il appose ses mains puissantes sur mes frêles épaules, en signe de domination manifeste.

— Ne t'inquiète pas, mon p'tit Jay. Je comprends que cela ait dérapé. Mais nous allons faire en sorte que ça ne se reproduise pas, n'est-ce pas ?

Tout en disant cela, son regard bifurque sur Lucas. L'allusion est explicite : Fais un pas de travers et c'est ton copain qui en pâtira. Je ne pouvais m'empêcher de chercher les yeux de Lucas, perdus et effrayés. Il ne s'était jamais particulièrement entendu avec son revendeur. Mais tant que leurs contacts s'en tenaient au strict minimum, Lucas n'avait jamais eu d'ennuis particuliers avec Igor.

Je prie pour que cette enflure n'apprenne jamais l'apparition des nouveaux talents de Lucas. Je ne supporterai de le voir infliger à mon amour ce qu'il me fait subir. D'un autre côté, Lucas est déjà en danger. Par ma faute.

J'aurais peut-être pu suivre Igor une dernière fois. Accepter de le soutenir à nouveau dans ses affaires suintantes de vices, en échange d'une protection dont j'aurais grand besoin en ces temps troublés. Mais en faisant planer une menace implicite sur Lucas, il dépasse les bornes. Je ne peux pas lui pardonner ça. Et je ne pourrai jamais lui faire confiance.

Pourtant, je dois ravaler ma rage et jouer mon rôle de subordonné docile et maté. Les armes que ses hommes de main tiennent autour me dissuadent de tenter quoi que ce soit pour le moment. Jouer la terreur n'a, en soi, rien de compliqué : mes jambes tremblent comme des pièces sur une machine à laver. Je ravale ma salive pour pouvoir lui répondre.

— Je ferai ce que tu veux Igor, mais s'il te plaît, laisse Lucas en dehors de ça.

Sa figure s'éclaircit d'un sourire rassurant, tandis qu'il retourne s'asseoir avec décontraction sur le dessus de son bureau encombré.

— Mais bien entendu. Il a aussi un talent précieux dont il serait dommage de se passer. Alors j'espère que tu ne m'y forceras pas, Ejay.

Que suis-je censé répondre à ça ? Rien. Je baisse la tête.

Le laisse pas t'intimider, Jay, c'est du bullshit. Il peut pas se débarrasser de moi, je lui rapporte trop d'argent. Et il aura même plus de mal à retrouver un chimiste qu'un Alter.

J'en suis bien conscient, mais je connais suffisamment Igor pour savoir qu'il y a bien d'autres étapes à envisager avant de « se débarrasser de quelqu'un ». La perspective qu'il puisse torturer Lucas pour me faire plier me donne envie de vomir.

— Bien. Explique-moi plutôt comment ça marche ton nouveau truc ? enchaîne Igor en déballant un peu de cocaïne sur une pochette en carton rose. Tu sais comment t'en servir ? Tu arrives à tuer des gens avec ? Une personne à la fois ? Plusieurs en même temps ? Est-ce que tu peux cibler ? Jusqu'à quelle distance ?

Ce type ne recule devant aucune ignominie. Après « balance », voilà qu'il veut me reconvertir en assassin. Ai-je vraiment l'air d'avoir les épaules pour ça ? Je ris presque par dépit.

— Rien de tout ça. Je ne le contrôle pas. Il se déclenche, parfois, sans que je veuille...

Igor aspire une trace de sa poudre. Lorsqu'il retourne son attention sur moi, il secoue sa tête à la manière d'un animateur de quizz déçu de la mauvaise réponse du candidat.

— Il va falloir que tu fasses un effort pour me fournir un peu de détails que ça, Ejay...

— Je t'assure que je n'en sais pas plus ! Tu t'es renseigné sur le sujet, Igor. Tu as bien vu que personne ne comprend le Rugen-Hoën ! Comment espères-tu que j'en sache davantage ?

L'argument fait mouche. Il laisse planer un long silence, reprend une trace, puis soupire avec lassitude.

— J'imagine qu'on aura tout le temps d'explorer ça. Pour le moment, j'ai besoin d'un service qui nécessite tes talents habituels. Tu peux faire ça ?

Je le scanne par précaution. Il n'a besoin de rien d'extraordinaire cette fois, seulement un client dont il doit vérifier la solvabilité. Sauf que je n'ai pas l'intention de redevenir si facilement son petit toutou.

— J'accepte si tu laisses partir Lucas.

Igor hausse les épaules avec dédain, comme si je lui avais simplement demandé d'ouvrir la fenêtre.

— Bien sûr. Ibrahim, Lobster, vous venez avec moi. Mikhaïl, raccompagne Lucas chez lui, tu veux bien ?

Tu es au courant qu'il ne veut pas me laisser partir, j'imagine ?

La pensée lucide de Lucas frôle mon esprit. Bien sûr que je le sais, Mikhaïl va simplement l'enfermer dans une des pièces de la dépendance, jusqu'à ce qu'Igor lui confirme qu'il est satisfait. Mais pour le moment, je ne peux rien faire d'autre que laisser croire à l'Ukrainien qu'il mène la danse.

Lucas approuve silencieusement. Lui non plus n'a pas d'autres choix que de me faire confiance.

Pourtant, je sens le bourdonnement qui s'insinue doucement, faiblement, mais sûrement, dans mes oreilles. Pas maintenant. J'inspire fort. Je dois le contenir. Encore un tout petit peu.

Le gorille chauve emmène Lucas à l'autre bout du couloir. Ses yeux cristallins crient leur inquiétude. J'essaye de me faire confiant ; je ne le suis pas du tout. Igor nous entraîne, moi et son escorte, jusqu'à l'ascenseur, sifflotant d'une gaieté incongrue. Ses doigts filandreux pressent le dernier bouton, celui du parking.

Ibrahim et Lobster se positionnent, comme deux armoires à glace, chacun dans un coin. Igor songe que cette entrevue n'aurait pas pu mieux se dérouler pour lui. La coke exacerbe sa confiance.

— C'est malheureux, Ejay, dit-il en se tenant de dos, devant moi. Le monde a peur des gens comme toi. Ils vont vous pourchasser. Mais moi, je peux te protéger, tu sais...

Il commence à me faire miroiter un tas de dispositions pour rendre agréable la perspective de la cage qu'il pourrait m'aménager. Je ne l'écoute plus. Je ferme les yeux et ne vois plus que le regard apeuré de Lucas alors que Mikhaïl l'emmène au loin. Comment ose-t-il ? Comment ose-t-il menacer l'homme que j'aime et se faire passer pour un bienfaiteur ?

Le bourdonnement s'intensifie.

Cette raclure ne mérite qu'une issue. Il n'a pas peur de la mort ? Qu'en dira-t-il une fois à l'orée ? Le Rugen-Hoën ronge son frein depuis treize ans. Treize ans qu'il n'a tué personne, qu'il s'est rétracté. Il se terre comme une bête affamée qui n'attend qu'un signal pour tout dévorer. Alors je le lâche.

Effet immédiat. Le bourdonnement explose dans mon crâne. Loin de me faire mal, la délivrance est, au contraire, jouissive. Les cris emplissent en une seconde l'espace de l'ascenseur. Ibrahim est le plus rapide à réagir. Il pointe son arme sur moi. Il n'aura pas le temps de tirer. Déjà, ses doigts se délient autour de la crosse et ne répondent plus à ses injonctions.

Igor hurle de rage. Je sens sa main agripper d'un geste brutal ma gorge et me projeter contre la paroi en inox.

— Arrête ça, espèce d'abruti !

Je ne bouge pas. Je ne réagis même pas. J'ouvre simplement les yeux pour observer une dernière fois, non sans une délectation malsaine, son visage défiguré par la douleur et la rage de la trahison.

Sa prise se desserre, ses yeux se révulsent et son corps s'effondre dans un bruit flasque sur le sol métallique.

La porte s'ouvre sur le parking, heureusement désert. Je titube pour atteindre le bouton de l'ascenseur pour le faire remonter. Mes doigts ripent sur deux boutons à la fois.

Je me sens groggy. Le monde tourne autour de moi. Pourtant, je flotte dans une étrange bulle d'apaisement. Le monstre retourne dans sa tanière. Repu. Mes paupières abaissent leur rideau noir. Je me sens vidé et presque soulagé, comme si une souffrance permanente et intégrée depuis des années venait soudainement d'être guérie. Je pourrais m'effondrer dans un sommeil apaisé et réparateur.

Le tintement de la cabine me tire de cette léthargie pour m'annoncer que je suis arrivé au bon étage. En rouvrant les yeux, je prends conscience des trois cadavres jonchés à mes pieds. Je ne ressens aucune forme de pitié pour celui d'Igor, figé dans une éternelle expression d'effroi, et je n'éprouve pas non plus tant de culpabilité pour ceux d'Ibrahim et Lobster. Après tout, ils ont eux-mêmes choisi de s'engouffrer dans cette voie. C'est sans doute parce que je suis encore sous l'effet de cette stase étrange. Peut-être une fois celle-ci retombée, les émotions reviendront déferler comme un raz-de-marée.

Je m'engage dans le couloir et réalise que je dois prendre appui sur le mur pour ne pas tanguer. Dans un éclair de lucidité, je réalise qu'il me reste Mikhaïl à affronter et que j'ignore si je saurais me servir du Rugen-Hoën une deuxième fois. Ni même si ce serait prudent de le faire avec Lucas dans les parages. Sûrement pas.

Je reviens vers l'ascenseur, pas encore reparti, et ramasse l'arme qu'Ibrahim avait pointée sur moi. Je m'efforce de me remémorer l'emplacement où Lucas a été emmené. Je traverse les couloirs et n'y croise heureusement personne. Toutes les portes sont fermées à cette heure de l'après-midi.

Je fais irruption dans une petite pièce aménagée d'une kitchenette et de quelques chaises. Mikhaïl sursaute alors qu'il pianotait sur une tablette à la recherche d'une série à mater sur Binge Freak. Il ne s'attendait visiblement pas à une visite si tôt. Surtout pas à la mienne. Il n'a même pas pris soin de fermer la porte à clé. En revanche, il a bien verrouillé le cagibi où il a enfermé Lucas. Juste derrière lui.

Il porte la main à sa ceinture, vers son arme par réflexe. Son geste se stoppe quand je braque la mienne sur lui.

— Lève tes mains ! La seule chose que je veux te voir toucher, c'est la clé pour ouvrir cette putain de porte !

J'essaye de brandir une voix ferme et déterminée, comme dans ces films de gangsters. Je crois que ma note de crédibilité ne vole pas haut. Heureusement, la surprise de me voir seul et armé suffit à calmer les ardeurs du chauve.

— Je... je peux pas, bégaye-t-il. Igor a dit...

— Igor est mort.

Ses yeux s'écarquillent. Progressivement, le raisonnement chemine dans son esprit. Il finit par comprendre. Ce n'est pas pour autant qu'il est prêt à l'accepter.

— Non, ce n'est pas possible... Comment tu...

— Comment tu crois que je serais ici sinon ? Igor, Ibrahim, Lobster, les trois sont morts. Je les ai tués ! Et tu seras le prochain si tu ne libères pas Lucas tout de suite !

Je suis presque fier d'entendre mon ton sonner avec plus de conviction, cette fois, et de sentir mes mots percuter dans sa tête. Je n'avais jamais réussi à insuffler la peur à quelqu'un jusqu'alors. J'en tire un sentiment dangereusement grisant. Je pourrais presque comprendre la jubilation que cela procurait à Igor. Presque.

Sans rajouter un mot, Mikhaïl abaisse une main tremblotante pour se saisir du trousseau de clés sur la table. Il les remonte prestement comme pour m'assurer qu'il ne comptait rien tenter de stupide. Tout va bien. Je le sens suffisamment effrayé par mes talents paranormaux pour s'abstenir de jouer les fortes têtes.

Putain Igor... On lui avait pourtant dit de ne pas chercher les emmerdes avec ce gamin. Putain...

Il finit par ouvrir la porte alors que ses doigts bien malhabiles parviennent difficilement à insérer la bonne clé. Dès qu'elle s'ouvre, la silhouette de Lucas fond sur moi.

— Oh mon Dieu, Jay... Tu n'as rien ?

Quel bonheur de sentir ses bras s'enrouler sur mes épaules ! J'aurais voulu lui rendre son étreinte, mais je persiste à braquer Mikhaïl.

— Rentre là-dedans, ordonné-je au chauve.

Je lui prends son téléphone et son arme, puis le pousse presque à l'intérieur. Une fois sa grande silhouette parquée entre une étagère achalandée de papiers toilette et une rangée de balais, je referme la porte sur lui, range le pistolet à ma ceinture et me précipite sur Lucas. Peu importe que nous ayons été en froid une heure plus tôt. J'ai eu si peur de le perdre... Alors je ne me retiens pas de m'emparer de ses lèvres et d'échanger avec lui un fougueux baiser.

— Tu es revenu me chercher, constate-t-il dès que je me fus décroché de lui.

Je hoche la tête, puis vois ses yeux s'écarquiller d'horreur alors que l'image de l'hécatombe de l'ascenseur s'imprime en lui. Il se détourne. Il pourrait me repousser, me traiter comme le monstre que je suis. Au lieu de cela, il m'enveloppe dans ses bras avec une tendresse infinie. En cet instant, il ne persiste plus la moindre tension ni le moindre remords. Juste mon amour inébranlable pour lui.

Les tambourinements de Mikhaïl résonnent contre la porte. Il appelle à l'aide.

— On ferait mieux d'y aller, propose Lucas avec pragmatisme.

Nous filons dans l'escalier et tombons nez à nez avec Marius à son poste habituel, dans l'entrée. Je ne sais pas qui de nous deux est le plus étonné de voir l'autre. Igor l'a repris après sa trahison avec Bao ? Manquait-il à ce point de personnel corvéable ? J'en rirais presque.

Dire que son empire en carton me terrorisait depuis des années ! Dire que je n'osais pas esquisser un pas sans être effrayé par ses crocs venimeux ! Son règne était risible, bancal, et il a suffi d'un rien pour l'effondrer.

Je commence à prendre l'habitude. Je sors l'arme de ma ceinture avec célérité et la pointe sur Marius.

— Reste assis ! Et ne cherche pas à nous poursuivre ! Ça vaut mieux pour toi. Et pour ta fille.

Ce dernier point est sans doute superflu. Et méchant. Mais appuyer sur cette corde sensible réveille en lui les irrationnelles frayeurs instillées par les menaces d'Igor après sa trahison. Il se recroqueville sur sa chaise et nous regarde filer comme un chien apeuré.

Alors que nous quittons la cour à toute allure, je dresse un dernier doigt d'honneur à ce foutu acacia qui nous nargue de sa majesté. Je ne remettrai plus les pieds ici !

Je viens de tuer trois hommes et j'ai pourtant le cœur léger comme une plume alors que je cours vers les bords du canal Saint Martin. La main de Lucas bien ancrée dans la mienne.

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