11. Carboglace et mescaline

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J'abats une nouvelle fois, avec la férocité d'un chevalier terrassant un dragon, mon pilon dans la large cuve en inox qui fait office de mortier.

Aïe !

Un nouveau bris de carboglace s'évade, se propulse sur moi et imprime sa brûlure mordante de froid sur mes clavicules. Même si j'ai équipé ces gants isothermes – dix fois trop grands pour mes mains minuscules – et ces horribles lunettes en plexiglas, je n'ai pas poussé le bouchon jusqu'à enfiler des vêtements longs dans la chaleur de son laboratoire clandestin.

— Jay ! T'as bientôt fini ? J'attends, moi !

La voix impétueuse de Lucas tonne pour me sommer de m'activer. Je grommelle dans ma barbe et poursuis mon acharnement à l'égard de la glace carbonique qui n'a pas demandé à être molestée de la sorte.

Quand j'ai demandé à Lucas si on pouvait se voir cet après-midi, il m'a rétorqué qu'il avait du travail – comme toujours – alors j'ai bêtement proposé mon aide comme assistant ; j'avais l'habitude de le faire autrefois (même si cela se soldait le plus souvent par ma présence virevoltant comme une mouche, bière à la main, autour de ses paillasses remplies de produits dangereux). Le fourbe a sauté sur l'occasion et m'a préposé au pilage de sa carboglace pour refroidir à -70°C ses cristaux jaunes de 2-nitro-1-(3,4,5-triméthoxyphényl)butène-1 (si les chiffres étaient autorisés au Scrabble, la nomenclature ferait un tabac).

— J'y suis presque ! Quand même, tu pourrais t'acheter un broyeur mécanique. Ton système est tout sauf pratique.

— À cinq cents balles le joujou et pour l'utiliser tous les trente-neuf du mois ? Pas de problème ! Tu me l'offres ?

Je tire une moue narquoise ce qui ne manque pas le faire éclater de ce rire qui me fascine toujours autant. J'aurais bien entouré sa taille de mes bras pour embrasser sa gorge déployée... si je n'avais pas ces stupides gants et cet idiot de saladier entre les mains.

Je le lui apporte et il parsème autour de son ballon les morceaux de glace pilée, ajoute l'hexane par injection sur le septum, puis renferme ce bain frigorifique avec deux plaques en inox grossièrement découpées. Enfin, il retire son attirail de chimiste, signe que je peux faire de même.

— Après l'effort, le réconfort ! Apporte le punch que j'ai laissé sur le comptoir, commande-t-il.

Je m'exécute, sers le mélange alcoolisé dans deux verres et les lui ramène. À l'aide d'une spatule, il pioche deux petits morceaux de glace carbonique perdus au fond de mon saladier-mortier, et les plonge dans nos verres. Un voile de fumée lugubre se répand et coule autour des récipients comme un volcan de glace en éruption.

Les verres s'entrechoquent pour trinquer, puis nous les emmenons à l'étage pour profiter du soleil dans la cour. Lucas déplie maladroitement deux transats en plastique endommagé, pendant que je lui tiens son breuvage. Enfin, il se laisse choir, comme un fauve, sur l'un d'entre eux. Le spectacle de sa silhouette avachie et bienheureuse au-dessus des pierres inégales de cette cour abandonnée aux mauvaises herbes me décroche un sourire attendri.

Il tire une paire de lunettes de soleil de sa poche – Lucas a toujours eu les yeux fragiles – et une pochette à tabac. Je le rejoins pour poser mon séant sur l'autre transat et dépose son verre par terre, en essayant de le faire tenir en équilibre précaire sur les dalles irrégulières. Je m'allume une cigarette, bien décidé à laisser les rayons de soleil de l'après-midi cuire le haut de mon buste éprouvé par les glaçons projectiles.

À côté de moi, Lucas se roule une cigarette, du moins, c'est ce que j'aurais pu croire avant qu'il ne sorte un sachet supplémentaire de cristaux blancs de sa veste et les parsème sur le tabac. Je n'ai qu'à chercher l'information dans son cerveau pour savoir de quoi il s'agit. Je regrette d'avoir fouiné.

— De la mescaline ? Sérieusement ? Tu vas encore être défoncé ce soir !

Je lui adresse un ton de faux-reproches. Je sais bien que la défonce est une seconde nature chez Lucas. Il se tourne vers moi pour me renvoyer son sourire lunaire de junkie débraillé.

— Oui, mais de la sorte je jouirais d'autant plus fort lorsque tu me feras le cul.

Je lui envoie une pichenette sur la tempe et il part en fou rire en essayant de rouler sa « cigarette » malgré les soubresauts de son corps. Et moi, je souris béatement devant sa grâce juvénile et insouciante. Ça me fait du bien d'avoir retrouvé l'envie de sourire avec lui, de sentir cette paix, bien loin des remous et des nuages de notre première tentative de couple.

J'avais tout de même un pincement au cœur en songeant que cela serait encore à moi de m'occuper de lui ce soir. Bien sûr, j'adore le prendre et jouir en me répercutant sur son plaisir. Lucas n'aime pas être « au-dessus », de mon côté, je m'accommode des deux rôles ; quand bien même Lucas ne me laisse le choix d'en revêtir qu’un. Ça me convient, mais parfois, je rêve de le voir prendre les devants, de me posséder et de me soumettre à sa merci. Un peu comme le fait Aedhan.

Inévitablement, je ressens ce pincement au cœur à chaque fois que je repense à ce Suédois bizarre. Bien sûr, je n'ai pas tenu ma promesse. Mon cœur a bondi lorsqu'il m'a proposé un deuxième rendez-vous et mes doigts ont tapé la réponse tous seuls. C'est plus facile de les blâmer, eux. Alors on s'est revu, une fois, deux fois et trois fois.

Le même rituel se répétait à chaque séance et n'avait rien en commun avec mes rendez-vous classiques. On se donne rendez-vous à l'hôtel et on baise, tout ce qu'il y a de plus normalement. Seulement, je me fais l'impression d'être avec lui comme ces couples malhabiles qui se forment sur Ginder et qui n'arrivent plus à savoir après quelques rendez-vous s'il ne faudrait pas faire évoluer la relation de « plan cul » à « petit ami ».

Je détestais vivre avec Aedhan toutes les sensations que je préférerais expérimenter avec Lucas. Et surtout, je n'avais encore rien avoué à Lucas à propos de ce client « particulier ». Parce que jusqu'à preuve du contraire, il ne s'agit que d'un client régulier. Tant qu'il paye, tant qu'il ne me demande rien de plus, je n'ai pas de raison de le considérer autrement ; et j'espère de tout cœur ne pas me retrouver acculé.

— Tu sais Ejay, je crois que j'ai fait le tour de ma biblio pour ces histoires de drogues amnésiques. (Il souffle une latte de sa cigarette à la mescaline en une épaisse fumée blanchâtre et odorante.) Je ne sais toujours pas ce qui peut provoquer une amnésie de deux jours, en revanche, je suis tombé sur pas mal d'études en psychiatrie sur la résurgence mémorielle par les traitements aux psychédéliques.

— Et concrètement, qu'est-ce que cela donne ?

— Qu'en gros, dans les bonnes conditions, et avec un bon dosage, certains psychédéliques peuvent permettre de retrouver des souvenirs enfouis. J'ai vu des essais avec le LSD, mais ils parlent aussi de la DMT comme étant très prometteuse. L'avantage de la DMT, c'est qu'il s'agit d'un trip bref, il y aurait donc moyen de caler plusieurs essais...

Je tire une moue ambivalente. Avec Lucas, je ne suis évidemment pas passé à côté de l'occasion de tester plusieurs fois ses produits. Bilan des courses : je ne pense pas que je pourrais un jour vouer la même dévotion que lui à ces substances. Mes premiers trips, au LSD et au 2C-D, ont été d'une extrême violence, malgré un dosage minime. Les hallucinations étaient éprouvantes, en plus d'être bien trop perturbantes. Comme si cela ne suffisait pas, l'acidité du produit me ravageait le corps de brûlures. Après une longue période de vide, Lucas finit par me convaincre de réessayer avec un dosage plus faible, et les fois suivantes furent plus apaisantes. Mais, mon hallucinogène préféré reste le basique champignon. La psilocybine a la doucereuse faculté de me rendre euphorique tout en agrémentant mon champ de vision de couleurs chatoyantes. Elle ne m'envoie pas au trente-sixième dessous avec une synesthésie ingérable ou l'impression de voir le ciel se mélanger avec la terre, comme le fait le LSD.

Je n'ai jamais essayé la DMT, aussi je plonge dans la base de données encyclopédique de son cerveau pour déterrer des informations à ce sujet. La diméthyltryptamine est une molécule combinatoire de l'ayahuasca dont l'effet est immédiat et intense. Les utilisateurs relatent avoir vécu des expériences de mort imminente. Je frissonne.

Du coup, je ne suis pas spécialement motivé à l'idée de me frotter à cette expérimentation. Surtout s'il s'agit de retrouver mes souvenirs. À présent que je suis convaincu que mon cerveau les a effacés pour une bonne raison, je ne pense pas que vouloir les repêcher me rende service. Je suis heureux et apaisé depuis deux mois. Mes pouvoirs sont sous-contrôle, ma relation avec Lucas est au beau fixe, je gère bon an, mal an les demandes capricieuses d'Igor et Aedhan... Aedhan vient foutre un bordel monstre dans cet édifice, certes. Mais retrouver mes souvenirs ne me sera d'aucune aide avec lui.

— Merci pour la proposition, Lulu, mais je ne crois pas que je sois prêt à ça. En tout cas, pas pour le moment.

— Bien sûr, me lâche-t-il depuis son sourire de pastèque, fais-moi signe si tu changes d'avis.

Et il relâche sa tête contre le dossier, comme pour accueillir les effets de son poison bienfaiteur. De mon côté, je sirote mon cocktail encore fumant. Délicieusement frais et sucré. Quelle sensation apaisante que de pouvoir s'étirer au-dehors pour le simple plaisir de prendre un bain de soleil, et non pas parce que le fait de ne pas avoir de toit m'empêche de faire autrement.

Une vibration dans ma fesse perturbe cette quiétude. Mon Blackphone, que j'y avais rangé, me rappelle à l'ordre. Un coup d'œil sur l'appelant et mon cœur bat déjà la chamade. Aedhan, forcément.

J'ai beau vouloir me convaincre que je n'ai rien à cacher, je me vois me lever comme un automate pour répondre hors de portée des oreilles de Lucas, ce qui l'intrigue davantage.

— Allô ?

— Comment vas-tu ?

Je triture une mèche du haut de mon crâne avec nervosité. Je suis perpétuellement mal à l'aise avec les conversations phatiques qu'imposent ma gêne envers Aedhan et mon incapacité à lire son esprit. Quand bien même ce pouvoir n'aurait pas marché par téléphone.

— Ça va bien. On prend un bain de soleil avec mon copain. Et toi ?

Car oui, je mets un point d'honneur à lui rappeler à la moindre occasion que je suis en couple, comme si cela pouvait ériger une barrière chaste entre lui et moi. Mais je crois bien que cela ne lui fait ni chaud ni froid.

— Je me demandais si tu avais quelque chose de prévu ce soir.

— Ce soir ? Tu t'y prends à l'avance ma foi, ironisé-je.

Même à travers le grésillement du téléphone, son rire cristallin est diablement irrésistible.

— Tu as le droit de me dire simplement « non », tu sais ?

Comme si cela pouvait être aussi simple ! Je pensais passer la soirée avec Lucas, mais s'il est défoncé à la mescaline dans une heure, je ne suis pas sûr d'en tirer un fol amusement. D'un autre côté, je ne peux quand même pas commencer à monter des plans de secours avec Aedhan. Ça ne se fait pas !

— Tu veux la même chose que d'habitude ?

Bordel Ejay ! Dis-lui juste « non » !

— Justement, je pensais qu'on pourrait innover, aller se prendre un verre ou deux dans un bar avant...

Ah ça pour innover dans sa capacité à me surprendre chaque fois davantage, il est au rendez-vous ! Pourquoi voudrait-il faire avec moi ce qu'il peut faire gratuitement avec un mec branché en cinq minutes sur Ginder ?

— Euh... je....

Mon hésitation lui déclenche un nouveau rire. Je rougis comme si je venais d'attraper un coup de soleil.

— Je ne veux pas chambouler tes plans. Sache juste que tu peux m'appeler si tu te libères et on s'improvisera un truc. Bien sûr, je payerai le nombre d'heures que tu voudras me compter. À plus, Ejay.

Et il raccroche, me laissant affreusement perplexe dans le magma de mes envies et de ma raison.

Je retourne mon attention vers Lucas. Ses yeux dépassent au-dessus de ses verres teintés et réclament une explication.

— Un client ? interroge-t-il.

Je hausse les épaules l'air de dire : « rien d'anormal ».

— Il voulait que je vienne le livrer ce soir, mais j'ai répondu que j'avais d'autres plans, lui rétorqué-je d'un air entendu.

Je me sens horrible d'avoir pris cette habitude de lui mentir dès qu'il s'agit d'Aedhan. Alors que je ne mens jamais à Lucas !

Son sourire malicieux et perché m'alpague. Je me meus jusqu'à lui et m'installe à califourchon sur ses cuisses. Le transat grince et menace de céder sous nos poids. Je m'en fiche. Je me penche et lui ôte ses lunettes pour goûter pleinement ses lèvres. Elles ont le goût sucré du rhum, l'amertume du tabac et une autre saveur que je n'identifie pas. La mescaline ? J'espère que je ne risque pas de finir défoncé aussi en échangeant un baiser. Mes mains fouillent sa crinière en champ de bataille et les siennes relèvent le tissu de mon tee-shirt. Il ne me repousse que pour souffler :

— On ferait mieux de fermer boutique et de rentrer chez moi, avant que je ne sois plus capable de marcher.

Heureusement que Lucas a suffisamment d'expérience pour savoir agir avant de partir en vrille. Il met ses batches en pause, ferme le local et prend le chemin de son chez lui. Il titube sur la route, éclate de rire devant le moindre poteau et fixe les feux tricolores comme des vitrines de Noël. Heureusement que je suis là pour l'empêcher de chercher querelle avec un des caïds de l'ancien marché aux puces. Comment cet homme inconscient est-il parvenu à survivre si longtemps dans ces lieux ?

Je réussis miraculeusement à le hisser en haut de ses escaliers et lui évite de justesse de se laisser glisser à plat ventre sur la rambarde de l'escalier jusqu'en bas, ce qui aurait anéanti tous mes efforts de l'ascension, en plus d'être dangereux pour sa vie.

Dans l'appartement, je finis par me tordre les côtes avec lui. Je n'y peux rien, son rire est contagieux ! Même sans substance, je me laisse entraîner par la frénésie de ses hallucinations et finit par voir, moi aussi, Spider Jerusalem quitter l'affiche de Transmetropolitan pour venir kicker le pot de tulipes desséchées près de sa fenêtre.

Nos rires finissent étouffés sous la communion de nos lèvres, fleurissant en baisers tendres et fougueux. Je le déshabille et m'enivre de la sensation extraordinaire que chacun de mes contacts lui procure sous mescaline. Son corps est en sueur. J'avale avec avidité ses larmes de sudation contaminées à l'alcool et à l'hallucinogène.

Quand je le prends, c'est une déflagration des sens dans son être. Son esprit crie que c'est la meilleure chose que je puisse lui faire vivre, et moi, j'espère que l'avenir nous réserve d'autres « meilleures choses ». On baise longtemps, jusqu'à ce que son corps abdique. La saturation sensorielle fut éprouvante. Il est épuisé. On se caresse encore tendrement, puis il tombe de sommeil entre mes bras.

Son visage lisse et poupon ne m'a jamais semblé si adorable qu'en cet instant. Je pourrais me caler sur sa fatigue et m'endormir à ses côtés. Seulement, il est à peine vingt-et-une heures et un client me relance pour trois meuges à lui apporter sur Bastille. J'ai une flemme épouvantable. Puis je me rappelle de la proposition d'Aedhan : « Tu peux m'appeler si tu te libères et on s'improvisera un truc. »

Ce n'est pas raisonnable. Vraiment pas raisonnable. Cela dépasse les bornes du rendez-vous cul formaté à l'hôtel. Je me mords la lèvre. Et merde, je suis tenté. J'essaye de me convaincre par l'attrait de l'argent facile. Mon moi n'est pas suffisamment dupe. Je n'ai plus de problèmes d'argent depuis deux mois. J'ai juste envie de le revoir.

Je me lève discrètement du matelas, m'enferme dans la cuisine et l'appelle. En trois secondes, il me cale un rendez-vous dans un établissement proche de Bastille où je pourrai le rejoindre dès que j'aurai terminé ma livraison.

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