1. La Pleine Lune

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Six mois plus tôt.

L'atmosphère est lourde et oppressante. Sous mes yeux, une faune de trentenaires décalqués et chamarrés se trémousse sur un mix techno assourdissant. Les lumières clignotent et me fatiguent la cornée à force de changer de teinte au rythme de ces tubes musicaux, inconnus à mon répertoire. Je me sens ici autant dans mon élément qu'un glaçon sur le feu. Mais ce n'est pas par envie que je stationne comme un panneau de signalisation, le cul posé sur l'un des tabourets en zinc du bar.

Aligné de la sorte, comme les chacals endimanchés qui font le pied de grue dans la même position, on pourrait s'imaginer que je suis, moi aussi, à la recherche d'une proie. Pas trop belle, pas trop farouche et suffisamment esseulée pour accepter de faire le trajet du retour aux côtés d'un inconnu rencontré dans une boîte, sur les Champs, un vendredi soir.

Ma proie, je n'ai pas besoin de la chercher. Je l'ai déjà en ligne de mire.

Olga, dix-neuf ans, qui en paraît vingt-cinq avec les crevasses qu'ont marquées sur sa peau les années d'addiction au crack, reste néanmoins d'une indéniable beauté et espièglerie. La Russe, au physique au diapason de ses origines, penche sa soyeuse chevelure blonde pincée en queue de cheval, et dévoile une gorge fine et diaphane de laquelle s'écoule un doux rire cristallin que j'imagine entendre.

L'homme en face d'elle, un quinquagénaire dont les mèches grisonnantes plaquées à l'arrière du crâne lui vaudraient l'étiquette « cheveux de riches », s'esclaffe à son tour. Puis, il sert à la belle demoiselle une nouvelle rasade de la bouteille de Belvédère qu'il avait commandé.

Je ne jalouse pas ce type. Son argent, peut-être, à la rigueur. Mais, en tout cas, je n'ai pas de vues sur Olga. Olga est juste ma coloc depuis huit mois.

Je la revois, deux heures plus tôt, allumer sa pipe à crack dans la cuisine pour calmer ses tremblements.

— Ejay, accompagne-moi, s'il te plaît !

À ce moment-là, je naviguais sur mon portable, avec le désespoir de celui qui espère encore un rendez-vous de dernière minute.

— Pourquoi ? lui demandai-je distraitement.

— Maria m'a dit que ce connard l'avait giflée la semaine dernière. Je serais plus rassurée si tu es dans les parages.

Quand bien même la présence d'un gringalet comme moi la rassurerait, ce serait davantage psychologique que réel. De toute façon, même si ce client devait virer violent, ce serait en deuxième partie de soirée. À l'hôtel plutôt qu'en club, devant témoins. Or, je ne peux décemment pas me cacher sous le lit pendant qu'Olga fait ses affaires avec ce monsieur.

Je soupire. Toujours pas de message à l'écran.

— N'y va pas si tu ne le sens pas, Olga.

— Comme si j'avais le choix ! Il paye beaucoup trop bien et j'ai besoin de cet argent !

Pour qu'elle aille tout dépenser en crack ou en coke.

— Demande une avance à Igor ?

— Je lui dois encore celle du mois dernier.

Nouveau soupir. Bien évidemment. Olga a beau gagner trois fois plus d'argent que moi, elle le consomme aussi trois fois plus vite. Je regardai une dernière fois ce maudit téléphone, dans la vaine attente d'un message qui m'octroierait une excuse pour m'échapper de ce guêpier.

Toujours rien.

C'est ainsi que je me retrouve à jouer les anges gardiens, à distance respectable du carré VIP de La Pleine Lune. À me noyer dans cette impression que je ne sers à rien ici.

Ironiquement, ma gorge s'assèche. Je reprends une gorgée de mon verre de bière (l'alcool le moins cher de leur carte). Vide. Quelle poisse. Je n'ai pas vraiment envie d'en payer une autre, mais tant qu'Olga glousse avec ce type...

Je retourne mes poches : cinq euros et quatre-vingt-six centimes. C'est la ruine. Au moins, ça règle la question : pas de nouveau verre. Je dois en être rendu au dernier stade du désespoir pour jeter encore un œil à mon téléphone. Aucune nouvelle. Rends-toi à l'évidence Ejay. Ton client ne viendra pas. Dire que j'ai près de quatre cents euros en coke dans les poches et que je n'arrive pas à la vendre.

J'entends encore le ricanement perfide d'Igor me vanner : « T'es le pire dealeur de Paname, Ejay ! » Comment pourrais-je lui donner tort ? Je ne suis pas fait pour ça. Il me laisse faire parce que je suis discret et prudent. Trop prudent, même. J'ai bien trop peur de me faire choper avec ces conneries. Mais c'est à cause de cet excès de prudence que les clients ne pensent pas à moi. À cause de ma facilité à me fondre dans le décor, qu'on m'oublie plus vite que le gagnant de la dernière télé-réalité en vogue. À cause de mon manque de bagou, que mon répertoire téléphonique est à peu près aussi dense que La Paz. Non, pas La Paz en Bolivie, La Paz dans le Nord de Luçon, la plus grande île des Philippines, le village où habite ma grand-mère. Si paumé que la principale et unique attraction est cette église flambant neuve qu'a fait construire Iglesia ni Cristo. Un poil triste quand la majorité de la socialité du village se retrouve autour des prêches. Cela n'a jamais dérangé ma grand-mère, cependant. Fervente adepte qu'elle est.

Je ne devrais pas repenser à elle. Trop tard. Je revois son sourire fripé, ses mains noueuses qui s'agrippent autour de mes épaules et ses sourcils froncés m'invectiver : « Igalang ang diyos ! » Respecter Dieu ? Désolé mamie, j'ai un peu dévié. J'espère qu'il me pardonnera quand même.

Merde. Je ne devrais pas penser à elle. Trois ans que je ne l'ai pas vue et je n'aurais probablement pas la chance de la revoir avant qu'elle passe l'arme à gauche. Pas sûr qu'elle aurait eu envie de retrouver le dealeur de pacotille et le prostitué pestiféré que je suis devenu, de toute façon.

Je garde toujours un œil sur Olga. Sait-on jamais qu'une mouche pique soudain son client et qu'il renverse dans un geste colérique sa bouteille à cent-cinquante balles... Mais non. Le type la dévore sagement des yeux.

Je ne jalouse pas ce type, en revanche, je jalouse Olga. Dire que cette fille n'a qu'à afficher sa bouche de canard sur ses photos pour être harcelée d'appels. Face à mon désarroi, elle rit et dit qu'il me manque une paire de seins et une chatte pour imiter sa situation. Cela manque aussi à Aran, sauf qu'Aran ne manque pas de clients, lui. Lucas, mon ex, dit que c'est parce que je ne souris pas assez.

Il n'a pas tort.

À quel moment ai-je perdu le sourire ? Il a commencé à flétrir quand mon père m'a viré à coup de pied aux fesses de la maison en apprenant que j'étais gay. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Sa congrégation lui aurait tourné le dos et Iglesia ni Cristo, c'est toute sa vie. J'avais dix-sept piges. J'ai erré trois mois entre Manille et Quezon City avant de pouvoir dépenser toutes mes économies dans un billet d'avion pour Paris. Aller simple. Pourquoi Paris ? J'espérais retrouver ma mère. J'avais huit ans lorsqu'elle avait quitté mon père et était repartie dans son pays d'origine, la France. Depuis, zéro nouvelle. Qu'est-ce que j'espérais en arrivant ici ? Tomber au coin de la rue sur une Alice Diaz Hernandez de l'âge qu'aurait dû avoir ma mère ? C'était naïf. Je n'avais pas le moindre indice. Il fallait se rendre à l'évidence. Elle s'était remariée, avait changé de nom, refait d'autres enfants, peut-être, et oublié les précédents. C'était toujours mieux que de l'imaginer morte.

Le sourire s'est encore effiloché quand j'ai compris que je n'étais pas le bienvenu dans ce pays. « Pas de contrat de travail ? Pas de statut étudiant ? Alors, il faut repartir, monsieur. » Quand j'ai demandé si le fait que ma mère soit française pouvait m'aider à décrocher un titre de séjour, les charmants messieurs en uniformes m'ont rigolé au nez, avec l'air de ceux à qui on sort régulièrement des excuses de ce genre. Après ça, les mois de galère se sont enchaînés. Je n'avais jamais eu froid à Caloocan. J'ai compris ce que ça voulait dire, l'hiver, dans la rue. Pourtant, je ne pouvais pas me résigner à repartir (avec quel argent de toute façon ?), c'était comme si une sorte de force d'attraction me retenait ici. Comme si, j'espérais encore candidement retrouver ma mère.

Le sourire a regagné un peu d'éclat lorsque ma carcasse désossée et au bout du rouleau est tombée entre les pattes d'Igor et sa clique. « Tu cherches un logement ? Tu cherches du boulot ? Tu es tombé sur la bonne personne. Je m'occupe de tout, en échange, tu as seulement besoin de faire ce que je demande. » C'est comme ça que je me suis retrouvé à partager un taudis avec quatre autres personnes. Une Polonaise, un Turc, une Estonienne et une Roumaine. Cinq langues différentes et seulement trois mots d'anglais en commun pour se comprendre. Évidemment, la place au chaud dans ce nid douillet était conditionnée au fait de vendre son corps. Pardon, son cul.

Passé la première appréhension, je m'y suis rapidement fait. Quitte à s'être fait virer de chez soi pour aimer un peu trop le plaisir charnel entre hommes, autant jouer la carte jusqu'au bout. J'ai carburé comme j'ai pu, même si ce n'était jamais assez. Au moins, ai-je appris le français au bout de trois mois. Je n'irais pas jusqu'à dire que j'étais capable de déchiffrer du Proust ou du Verlaine, mais un article sur Quick News, ça passait. Maman m'avait donné les bases de la culture française : putain, bordel de merde, fais chier... J'ai juste eu besoin de me rappeler.

Trois mois après, le sourire était presque revenu. Igor me faisait assez confiance (autant que sa perfidie le lui permet) pour me confier des cargaisons. Essentiellement coke et ecsta. Pute moyenne et piètre vendeur depuis deux ans, mais enchaîner les deux m'aura permis de réclamer une place plus confortable. C'est comme ça qu'on en est venu à se partager ce petit deux pièces à Place des Fêtes avec Olga. La survie, c'était fait, mais la vie ? J'avais de nouveau le loisir de me demander ce que j'allais faire de la mienne.

Alors le sourire s'est encore terni.

Que puis-je encore espérer de cette ville ? Que Lucas se remette avec moi ? Qu'un producteur de cinéma me repère un talent d'acteur et m'ouvre les portes d'une carrière radieuse ? Qu'Aran connaisse enfin le succès qu'il mérite avec ses dessins et pense à moi quand il sera riche ? Je ne suis même pas sûr que j'en voudrais si ça me tombait tout cuit dans le bec. Certains jours, j'aimerais juste avoir la preuve que ma mère est bien morte et enterrée, afin d'être assuré de n'avoir plus aucune raison de rester ici. Alors je rentrerais au pays. Je reverrais ma grand-mère qui me préparerait son abodo de porc dont elle a le secret et...

Aïe !

Je sors de ma rêverie. Olga m'a fichu un coup de sac et toisé de ce regard qui voulait probablement dire « ça fait une plombe que je t'envoie des signaux, rejoins-moi aux toilettes qu'on puisse causer, imbécile. » Et effectivement, la Russe dirige ses pas vers les toilettes. Le client attend seul à sa table la fin de la pause pipi réglementaire de madame.

Je lève mon derrière, usé par l'attente, de mon tabouret, et retrouve Olga dans le couloir, juste avant que la séparation genrée entre cabines nous impose la rupture. Elle sort de son mini sac à main un poudrier et tente de rectifier son teint à la lueur rouge étouffée du spot du couloir. Je me suis toujours demandé par quel agencement des priorités elle en venait à conserver suffisamment de place, dans l'espace minuscule de son bagage, pour un stupide kit de maquillage.

— On va filer à l'hôtel habituel, sur la rue de Bassano, lance-t-elle d'un air détaché.

— Est-ce que ça va aller ?

Elle referme son poudrier d'un claquement sec et m'adresse un sourire irrité.

— Mais oui, ne t'inquiète pas.

J'aurais préféré qu'elle me dise cela deux heures plus tôt.

— Il s'est excusé pour Maria. Il a dit qu'il avait pété un plomb parce qu'elle l'avait poussé à bout...

Je connais suffisamment Maria pour imaginer sans mal le tableau. Cette fille est une plaie. Mais est-ce que c'est une raison pour la frapper ? Je ne crois pas qu'il existe la moindre justification à la violence contre une femme. De toute façon, ce n'est plus de mon ressort. Si Olga a décidé de suivre ce type, alors elle le suivra.

— Tu m'appelles si jamais il y a le moindre souci, d'accord ?

Son sourire se fait plus confiant, presque taquin même. Elle me renvoie un clin d'œil complice. En vérité, si elle a le moindre problème, c'est Igor qu'elle appellera en premier. C'est quand même son job de veiller sur ses filles. Je dis ça davantage pour lui rappeler que je me soucie d'elle. Même si elle me le rend comme une garce.

— Tu as un truc à me dépanner ?

Je soupire. Et voilà. Qu'est-ce que je disais ? Je serais même prêt à parier qu'elle a tenu à ce que je l'accompagne uniquement pour me forcer la main devant le fait accompli.

— Non, je n'ai rien pris.

— Menteur. Tu ne vas pas me faire croire que tu sors en club sans prendre quelques stocks au cas où.

Au moins aurais-je essayé. Évidemment que je me trimballe avec cinq grammes de coke dans les poches. Je devais en vendre trois, les deux en supplément, c'était en cas de rencontre inopinée. Bien sûr, les cinq sont encore intacts.

— Je n'ai pas de thune Olga. Je ne peux pas encore te « dépanner » !

— Mais je vais te rembourser, voyons ! Ce type va me filer trois-cents balles à la fin de la soirée.

Les fameux « je vais te rembourser » d'Olga. Étrangement, cette promesse s'efface de sa tête plus vite que le rouge de ses lèvres. Et quand elle l'honore enfin, au bout d'au moins trois rappels, c'est pour me redonner seulement la moitié du prix de vente.

Igor m'avait prévenu lorsque j'ai emménagé avec elle : « Planque bien la marchandise, surtout ! C'est un vrai aspirateur, cette fille ! » En effet, il n'a pas fallu trois jours pour que disparaissent deux grammes de bonne qualité. Igor a rigolé et, bien sûr, exigé que je le rembourse quand même. Néanmoins, après ça, Olga ne m'a plus volé. Je crois qu'Igor l'a sérieusement calmée. Elle m'en a d'ailleurs voulu de l'avoir cafté. Pendant environ une semaine. Avant d'effacer l'ardoise et de repartir sur de bonnes bases avec moi. Cette fille a ses défauts, mais elle a aussi des qualités en or.

C'est pourquoi je tire un gramme de ma poche et lui tends discrètement le petit sachet. Je ne pense pas que ce soit aider ses amis qu'entretenir leur addiction, mais ce serait sans doute encore pire de ne pas le faire. Aussitôt, son visage s'illumine d'un sourire, cette fois sincère. Elle enlace même ses bras autour de mon cou.

— Merci Ejay ! Tu sais que je t'adore !

— Il est à quatre-vingts celui-là, tu n'oublieras pas, hein ?

Mais elle ne m'écoute plus. Elle file déjà s'enfermer dans les toilettes pour se faire une trace.

Bien, maintenant que je suis officiellement libre, que faire ? J'erre encore un peu dans le club, ne serait-ce que pour être sûr de voir Olga partir sans encombre avec ce type. Je les vois se diriger vers le vestiaire, bras dessus-dessous. Je devrais les imiter. Je n'ai plus rien à faire ici. La musique est toujours aussi épouvantable. Allez, une dernière clope et je rentre me coucher. Vingt euros l'entrée, plus huit pour une malheureuse bière... on ne peut pas dire que la soirée fut rentable. J'aurais peut-être plus de chance demain.

Arrivé dans le fumoir, je manque de m'asphyxier dans la nappe de tabac nauséabonde. Je n'ai pas l'intention de m'y attarder. Je sors mon paquet. Plus que deux cigarettes. Olga se fout gentiment de ma gueule avec ça : « Tu te plains toujours que tu n'as pas d'argent, mais tu t'achètes des paquets à quinze balles ! » Elle n'a pas tort. Quelle idée de fumer encore des cigarettes en 2030 ?

Merde. Où est passé mon briquet ? Je l'avais tout à l'heure ! Fantastique… Ce type à qui je l'ai prêté ne me l'a pas rendu. Par chance, un homme, probablement aussi has-been que moi, vient de rentrer avec une cigarette au bec. Il l'allume. On dirait que c'est à mon tour de taxer.

— Excusez-moi, je peux vous emprunter votre feu, s'il vous plaît ?

L'inconnu fait volte-face et me dévisage avec surprise.

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