Vidourlade

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Vidourlade Le calcaire blanc, l’argile cuite des sentiers, la poussière pulvérisée des chemins, l’herbe jaune et cassée, les effluves de feu de pinède, le ciel blanchâtre ou encombré de cumulus, c’est ainsi que la sécheresse exhibe son triomphe sans gloire en ce début septembre. Mais un matin, l’horizon se barre au sud d’un mur gris et noir irisé à son pied de traînées blafardes. La foudre frappe, là les montagnes de la Fage, là le sommet du pic Saint Loup, là le mont Bouquet, plus loin les collines du Couthas, puis celle du bois de Paris. Des milliers d’impacts criblent les collines et les vallées du Gard.

Une goutte d’eau isolée, tombée du ciel, n’a que peu de chance de voir la mer sitôt touché le sol, elle éclate en gerbe avant que la terre ne la dévore. Pourtant, ce jour, quelques nappes se forment çà et là sur les hauteurs, ne laissant pas au sol calciné le temps de les boire.

Un tapis étanche d’argile et de pierres mêlées laisse confluer les flaques qui vont glisser sur les pentes et s’insinuer dans l’assise rocheuse d’un angulaire ruisseau de garrigues dévalant les escarpements, épousant chaque sinuosité du terrain, emportant sur son passage, des aiguilles de pin ou les feuilles desséchées des chênes kermes. Bientôt ce sera des brindilles, puis des branches formant de petits barrages qui lâcheront soudain pour en rejoindre un autre, plus gros, et ainsi de suite jusqu’à la plaine. Dans les bassins limoneux qui encadrent Nîmes et Sommières : Gardonnenque, Vaunage, Vistrenque , là au milieu des vignes, il y a des cours d’eau, à sec l’essentiel de l’année. Ils s’appellent : Vistre, Rhony…. Ils sont des dizaines qui s’étirent des garrigues aux vignes. En plaine, ils vont se gonfler d’abord lentement, en respectant leur lit, puis l’oublieront en envahissant peu à peu les terres et les routes qui les bordent. Plus en amont, au pied des collines ou dans les combes, ils enflent démesurément et arrachent tout sur leur passage, troncs, murs, routes et ponts. C’est un raz de marée d’eau douce et boueuse qui dévale sans épargner le moindre vallon du département.

Un nuage noir presque immobile se zèbre de milliers d’éclairs, de flashs claquant ça et là, accompagné de rafale projetant des cordes de pluie, glaciale et cinglante. Chacune des explosions ne laisse à peine le temps au roulement de tambour en écho de se propager. La pluie ne fait pas des claquettes, mais de la grosse caisse sur les vitres et les vérandas. Les chenaux vomissent des litres d’eau et les routes ondulent. D’ordinaire, en été, un orage, ça ne fait que passer et que balayer la terre comme un pinceau de bourrasque ou tonner quelques minutes comme un coup de semonce, un avertissement sans frais sur ce que réserve l’automne.

Sur les Cévennes le même nuage déverse sa rage à coup de flashs zigzagants que suivent des déflagrations rythmées se propageant dans les vallées encaissées. Gange, Sumène, Saint Hippolite du Fort, Ales, Anduze, Uzes, la ceinture de bourgs qui bordent le pied Sud des Cévennes voit la même vague dévastatrice qui se déploie dans les lits du Gardon et du Vidourle. Sommières submergée annoncera la noyade, pour certains, sous deux mètres d’eau, des villages en aval, surpris par la rupture des digues. Sous le pont de l’autoroute, à plus de dix mètres au-dessus de son niveau de l’été, le Vidourle déboule, s’étale impétueusement, charriant des troncs d’arbre, des carcasses de voiture, parfois des chevaux noyés. Les arches du pont romain presque entièrement recouvertes voient passer une crue de plus.

Dans sa chambre d’hôpital, Florence apprend le drame qui frappe son village et ses environs. Sa villa dans un lotissement ne sera pas épargnée, comme bien d’autres. Un mètre d’eau occupe son salon, lui révèle son mari, sans ménagement, au téléphone.

Bizarrement ce drame de plus qui la frappe ne paraît pas l’accabler. Une seule pensée l’obsède, qu’est devenu Max dans son abri de fortune, a-t-il pu échapper à temps au fleuve en furie. Au retour de sa première hospitalisation, elle découvre dans son jardin les meubles du salon et de la cuisine. Une bande sombre et humide surligne les murs de toutes les maisons du lotissement, indiquant le niveau de la crue. Imprudemment construites en bordure des cours d’eau, des allées symétriques de pavillons sans âmes nourrissent des rêves de bonheur. Acquise à coup d’heures supplémentaires et de crédits bancaires, cette félicité conformiste est à présent maculée de boue dans ses plus petits recoins. Pour l’essentiel, les autochtones du vieux village ont la mémoire des zones inondables. Là ils dressaient leurs vignes, pas leurs murs ; là des promoteurs avides et des élus véreux engrangent leurs profits.

Les semaines et les mois passent au rythme des pansements, puis du goutte à goutte des perfusions. Un flacon à l’envers échange une goutte de poison salvateur contre une bulle d’air ; la tubulure qui le prolonge ne fait qu’un avec l’aiguille qui s’insinue dans le cathéter enfoui sous la peau. Le corps est branché à une machinerie à guérir, le corps se doit de rester immobile, et la pensée se doit de rester optimiste, il paraît que ça aide. Le serment de Max est devenu son refuge et l’énergie qu’elle puise dans les moments difficiles. C’est sa machine à espoir, guérir pour le voir droit, rasé, et fier. C’est une construction mystique presque puérile, proche des contes de fées où la vilaine bête se transforme en beau prince charmant. Elle a reçu deux beaux bouquets, sans carte de visite et s’imagine aussitôt qu’ils sont de Max.

Florence a subi une mastectomie ; c’est fou, ce que les termes médicaux aseptisent l’horreur. Le latin était sans doute plus poétique du temps de sa splendeur mystérieuse où il régnait en maître sur les hôtels et dans les amphithéâtres. Un cancer pour guérir doit bénéficier d’une chirurgie la plus large possible, c’est le dogme d’une logique implacable ; en son nom l’on peut amputer d’un intestin, d’un poumon, d’un estomac ou d’une vessie et de plein d’autres viscères ou organes, parfois même d’un membre. L’on perd alors tout ou une partie d’une fonction pour guérir. Mais un sein amputé, ça prive de quoi ? Imaginer la réponse c’est se donner un vertige, c’est plonger dans un abîme de symboles. Pour la femme mutilée, vivre après ce cancer, c’est survivre dans une asymétrie blessante, qui touche l’image de son corps, pas seulement celle qui se reflète dans le miroir, mais celle qui se construit dans l’imaginaire des autres. Par bonheur, d’autres dogmes naissent en médecine, comme la reconstruction mammaire après mammectomie.

Les sentiments de Florence sont dans un terrain vague, où se mêle le déni de la mutilation, l’espoir de guérir, mais pas pour elle, pour Max. C’est un sentiment étrange, hors du réel, décalé. Elle se réfugie dans une schizophrénie protectrice, mystique. Dans le miroir elle voit sa mère amputée du même sein. Allongée dans le lit, elle compte les gouttes de sa perfusion, comme elle comptait celles de sa meilleure amie qui n’a pu guérir d’une leucémie, il y a quelques mois. Dans les yeux de son mari, elle ne voit que de la compassion et de l’impatience. Son père dépressif ne peut pas lui tenir la main dans les moments difficiles. Mais Max, dans ses rêves, prend l’image d’un ange dont seuls les yeux sont le reflet du réel ; le reste n’est qu’un fantasme de bonheur sur lequel elle s’accroche.

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