II

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C’est une fin août ordinaire, où la terre chauffée à blanc depuis deux mois restitue, le soir venu, et toujours plus tôt, une chaleur moite. Le fleuve se résume en un cours d’eau mal odorant.

Le dos appuyé sur l’un des piliers gris du pont, Florence pleure. Un pleur clastique, libératoire, un pleur trop contenu, qui explose soudain, se déverse en vagues de sanglots.

On croise tous les jours des couples de sexagénaires réjouis, promenant leurs petits enfants. Il y a des périodes de sa vie où l’on trouve ce tableau indécent parce que l’on pense que cela n’arrivera jamais. Ces jeunes retraités au bonheur triomphant à la santé insultante ont croisé une femme triste. Elle a perdu une amie chère qui avait quarante ans, elle sait que son mari va partir, et qu’elle a probablement elle-même un cancer du sein. Elle a quarante-cinq ans, elle ne verra peut-être pas ses petits enfants grandir, sa mère est morte du même mal il y a dix ans, son père a sombré dans la dépression. La vie c’est aussi cela.

Dans la poussière sous ce petit viaduc en béton armé et à l’abri du soleil de midi d’une fin août étouffante, les misères se côtoient, misère morale et physique, misère sociale, l’une arrache des larmes l’autre est muette.

À trois mètres de Florence, accroupi comme elle, Max l’observe. Il connaît la distance qu’il ne doit pas franchir pour ne pas effarer, pour rester rassurant et communiquer. Elle ne l’a pas remarquée encore, perdue dans son désespoir, pourtant, elle sait qu’il est là, elle n’est pas venue là par hasard, inconsciemment elle cherche un témoin de sa détresse. Elle attend une présence qui l’écoute sans la plaindre. Un témoin qu’elle ne peut pas rendre plus malheureux qu’il soit, même en entendant ses pleurs.

Un matin de mai, Florence fait une promenade avec sa classe de CM1, près des fouilles du village gallo-romain, les enfants reconnaissent bien vite la silhouette familière d’Indiana Jones, l’homme étrange qui traîne ses pieds dans les rues du village de Villetelle et gratte souvent le sol près de la rivière ou déambule sur les remparts de pierres qui bordent les vestiges de l’antique voie pavée. Très vite les enfants entourent le mystérieux bonhomme aux longs cheveux sales retenus en arrière par un chiffon. Pour eux il n’est pas un clochard, mais une espèce de mage ou de sage qui connaît les secrets des vieilles pierres. De coutume, il parle peu, mais soudain porté par la ferveur et l’attention des enfants, lui, si économe en mots et en gestes, se met à conter l’histoire d’Ambrosum tout en arpentant les fouilles, où chaque caillou, chaque muret a une histoire. L’institutrice suit la visite, muette d’admiration devant l’érudition de ce guide inattendu. Ainsi fait-elle la connaissance de Max ; elle apprendra, plus tard, de la bouche des enfants, qu’il vit sous les piliers de l’autoroute. Leurs regards se croiseront furtivement. Il a appris à baisser les yeux pour ne pas supporter le mépris ou la compassion des autres. Quand ils se séparent en fin de matinée et que les enfants sentent la sortie comme les chevaux leur écurie, Florence lui tend la main. Max saisit dans ses doigts crasseux plus qu’une main douce, c’est un symbole, une reconnaissance, qu’il effleure ; il la regarde dans les yeux pour la première fois et surprend en un instant le bleu de son iris, la mélancolie du sourire, la bonté de son âme.

Ainsi donc sur les bords d’une rivière paisible où confluent les eaux des quelques bassins soulignant les versants-sud des Cévennes, une femme tourmentée et un clochard hirsute se font face. Elle répand un flot de larmes et de sanglots que le cœur de Max accueille comme le delta d’un fleuve tumultueux. Il devient le confident muet, d’une détresse brutale et cruelle que lui seul, du fond de son long chemin de misère peut entendre. Quand elle décèle la présence du clochard, elle n’en est pas troublée, elle s’accroche alors aux yeux rougis de son hirsute témoin, comme à une épave flottante après un naufrage.

Pendant quelques jours, elle retournera auprès de son singulier confident, elle se blottira dans la bulle de son écoute muette.

Un jour Max la serre dans ses bras, à cet instant il n’y a plus, pour elle, de guenilles, de mains sales et de cheveux poisseux, mais un immense cœur que lui seul peut lui offrir. Il murmure :

— Si vous me faites la promesse de vous battre et de vivre. J’en ferai de même et l’année prochaine nos chemins se croiseront dans le bonheur, j’en fais le serment.

Il lui baise les mains, Florence essuie ses larmes.

— Chiche !


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