I

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I

Il glisse lourdement, poisseux et gorgé d’algues vertes ; l’été infini s’étire et grille ses rives, fissure la croûte de boue enrobant ses galets. La vase profite de la sécheresse et asphyxie la flotte tiède qui s’écoule des retenues. Il pue et se dessèche embrumé de nuées de moustiques. Les cigales accompagnent le murmure du filet d’eau qui s’insinue dans les canaux des vieux moulins le balisant. Un tunnel de verdure le protège en vain de la chaleur ; le soleil plombe sa voûte feuillue ; dans les turbulences de l’air brûlant de midi, les saules frissonnent à peine. Un héron s’arrache de la cime d’un arbre, un crapaud immobile attend. Le temps s’écoule, râpeux, sec et minéral. L’eau n’est pas à la fête, ce mois d’août sur les bords du Vidourle.

Du moulin de Lecque au pont de Boisseron, de l’arche du pont romain au pont de Lunel et au-delà, le fleuve patauge au fond d’un lit pisseux, balourd entre ses digues démesurées.

Max a élu domicile sous le manteau de l’autoroute. Une voûte de béton franchit ce qui n’est en été qu’un ruisseau. Entre des piliers et un mur tagué de sinueuses arabesques colorées et géantes, il y a la tête de son lit.

Le matelas en carton et la pile de fringues qui le borde, voilà son bien, son confort. Bien sûr, il y a le tonnerre répété des voitures et des poids lourds, qui franchissent par million ce gué invisible et insoupçonnable, mais ce lieu ombragé est un havre de fraîcheur aux heures chaudes de l’été qui s’achève. Les piliers tremblent sous le frottement des pneus sur le bitume. Un klaxon trace l’espace, par moment, d’un point A vers un point B infini qui allonge le son C à la vitesse d’un camion ; un autre coup de clairon répond soudain en s’étirant dans un hurlement lointain. Le temps, l’espace et la vie se définissent comme un problème de math : le bruit, les vibrations et la vitesse des véhicules sont proportionnels à la puissance du moteur des berlines des riches ou des poids lourds pleins de marchandises, sachant que Max dort seul dans la poussière, avec un quignon de pain et un litron de vin dans le bide.

Les paradoxes de l’époque se contractent là, sur ce coin de garrigue que déchire depuis déjà longtemps une autoroute. Sur l’asphalte, six voies linéaires voient s’entrecroiser, à vive allure, l’Europe du travail. Son produit en flux tendu fend l’air à coup de remorques bourrées, ou dort pare-chocs contre pare-chocs, au péage voisin, un jour de grand départ en vacances. L’Europe du luxe étale ses chevaux moteurs sous un capot de Jaguar ; l’Europe de la misère se condense sous cet ouvrage en béton et dort sur un carton sale.

À quelques pas de là se dresse une arche de pierre. Ce sont les restes d’un vieux pont romain qui franchissait aussi le Vidourle, il y a plus de 2000 ans. La via Domitia sillonnait le Languedoc en portant sur ses pavés le monde romain. Est-ce que les ruines de l’autoroute auront, dans quelques millénaires, la même poésie que cette arche grise aux blocs de pierre mouchetés de mousse sèche et de lichen blanc ? Elle se reflète dans l’eau presque stagnante et verdâtre du fleuve endormi.

Max trouve plaisant de penser que l’absurdité des hommes finit toujours en décombres, que leurs ouvrages comme leurs cultes finissent toujours en ruines pittoresques, ou en récits folkloriques. Les bibles, Corans et autres crucifix paraîtront dans dix mille ans aussi curieux que la religion égyptienne et ses effigies animalières. Que seront les dieux de notre descendance ? Quelles nouvelles couleuvres avaleront les hommes pour s’agenouiller devant des maîtres ?

Si ce clodo de quarante ans se permet de penser cela, c’est que son horizon ne s’arrête pas au tas de couvertures et de fringues qui borde sa couche tous les soirs. Il est singulier comme tous les êtres qui peuplent la planète, il ne peut donc pas penser comme un autre SDF. Il a les cheveux longs et sales, la barbe drue et déjà grisonnante, le visage buriné et les yeux rouges de celui qui boit et dort peu. Il traîne un vieux Lewis blanc devenu couleur crème, lacéré de taches et de déchirures, un tee-shirt jaunâtre, et une paire de vieux joggings dont l’un est aéré au-dessus du gros orteil, vieux souvenir du panaris de l’été dernier. En cinq ans de rue, sa peau est grenée des cicatrices de plein d’autres vieux souvenirs, là un furoncle, là un eczéma sur infecté, là une plaie de couteau qui a mis très longtemps à guérir. Tous ces petits maux le harcèlent et l’occupent pendant les longues heures de solitude. Ils sont les témoins qu’il existe : ça gratte, ça fait mal donc je suis.

Pour être supportable, un clochard se doit d’être singulier, se doit d’avoir un parcours particulier qui l’a mené là où il est. C’est bien ! L’on peut penser ainsi qu’il mérite son sort ou qu’il n’a pas eu de chance. On donne plus facilement à ceux qui ont la poisse parce qu’elle n’épargne personne.

Si l’on se dit que cette épave asociale en est là parce que ses parents vivaient déjà en état de précarité, qu’elle a perdu un parent très jeune et que son parcourt était, ainsi, déjà tracé à sa naissance par une société qui ne se donne pas les moyens d’endiguer la spirale de la pauvreté ; alors quelque part l’on se sent responsable.

Dans le village proche où au fil des étés, il est devenu le mendiant de service, les gens lui prêtent un savoir mystérieux. Ragots ? Un passé étrange, fantasme du bon clodo que les hasards de la vie ont conduit dans le ruisseau. Mais certains avancent qu’il fut un jour rangé et bien pensant comme nous ; que son cerveau n’est pas encore bouffé par l’alcool et les maladies et que se cachent, derrière cette façade crasseuse, une bonté et une intelligence hors du commun. Max est donc un clochard exemplaire. Ça rassure !

Quelques cyclistes en VTT, égarés, viennent parfois se fourvoyer sous le pont en pensant longer le Vidourle, mais le chemin se perd plus loin dans les ronces, et dans un sentier de limon poisseux qui s’interrompt soudainement dans la cassure d’une berge. Quand ils aperçoivent Max, ils détournent presque tous la tête ou le regard puis leur vélo décrit un large arc de cercle, plus par crainte que par désir de ne pas déranger, et rares sont ceux qui le saluent.

À quelques centaines de mètres de l’autoroute sur la rive gauche du fleuve et un peu en amont du pont romain se trouve le petit site archéologique d’Ambrosum ; un village antique aux abords de la via Domitia dont les murs arasés par le temps découpent géométriquement les alluvions déposées depuis 2000 ans. Tout l’été, des équipes d’archéologues raclent méthodiquement le sol à l’affût du moindre indice du passé. De leurs tranchées bordées de murs millénaires, ils voient le défilé hurlant des voitures sur l’autoroute. Max, certains petits matins plus calmes quand le vent vient du Sud, peut entendre de son campement de fortune, leurs coups de pelle et de pioche. Il lui arrive de leur donner un coup de main et il est toujours le bien venu, car au fil de ses visites, le responsable des fouilles a perçu dans les gestes et les rares réflexions du clodo, une pertinence qui trahit un savoir. Il manie le racloir comme le pinceau, avec beaucoup de minutie, il ne se trompe que rarement sur la nature des objets dénichés.

Les villageois voisins, au fil des étés, l’ont surnommé Indiana Jones.

Septembre venu, tout ce petit monde de chercheurs décalés s’en va. Max reste seul quelques semaines encore à gratter quelques coins du site. Quand les premiers froids surviennent, il disparaît jusqu’au printemps suivant . Il en est ainsi depuis cinq ans.

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