La page blanche - partie 2

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Je n'eus pas besoin d'utiliser la voiture afin de me rendre chez cet ami de qui j'espérais cette aide ; à pied, la grande aiguille avait dansé sur un quart du cadran lorsque j'arrivai à son domicile.

Je frappe à la porte. Mon ami m'ouvre sans tarder.

À ma vue, un sourire éclate littéralement sur son visage à barbe brune naissante sous son nez droit et il me prend dans ses bras sans sommation.

– Quelle bonne surprise ! Comment tu vas ?

– Je me porte plutôt bien… enfin presque, ajouté-je en baissant la voix.

Bien sûr, la dernière partie ne lui échappe pas :

– « Presque » ? Qu'est-ce qu'il t'arrive, collègue ? Des soucis personnels ? La famille ? Le boulot ?

– C'est presque ça.

– Ah bon. Viens, entre. Tu ne vas pas passer la journée sur mon palier.

Il s'écarte pour me laisser entrer et referme la porte derrière lui quand je me fus aventuré suffisamment loin dans son salon.

Après cela, il s'approche de moi pour poser sa main amicale sur mon épaule.

– À boire ? À grignoter ? Une collaboration ? Dis-moi tout !

Me pliant à son invitation, je m'assieds sur le canapé du salon faisant front au modeste téléviseur à écran large. Un téléviseur juché sur le sommet d'un meuble dans lequel reposait une collection de films en tous genres, comprenant même les documentaires ou les animés japonais des Studios Ghibli.

– Juste un verre d'eau, ça me suffira. Pour me ressourcer après la marche et pour gagner de quoi la reprendre au retour.

– Je te fais ça dans la seconde, me promet-il en filant vers l'évier qui l'attendait dans sa cuisine avoisinant le salon.

En l'attendant – cela ne fut pas si long –, je soupire en réfléchissant à comment j'allais formuler ma demande, pourtant pas si compliquée et peu effrayante pour mon interlocuteur. Le verre d'eau arrive moins d'une minute après qu'il ait pris ma commande et il s'installe sur son canapé à côté de moi pendant que je me délecte de l'eau fraîche qui me ravit la bouche, puis l'œsophage.

– Alors, raconte. En quoi puis-je t'être utile ?

J'avale ma gorgée et fixe le téléviseur avant de me lancer, sans avoir réellement forgé ma demande de la manière définitive que je voulais.

– J'ai un problème d'inspiration, lâché-je tout simplement.

– D'inspiration ? reprend-il. Toi ? Comment ça se fait ? De tous ceux du métier qu'on connaît, tu dois être de ceux – et rares – qui ont le cerveau le plus rempli d'idées et qui sont les plus prolifiques du siècle présent ! Tu n'as pas publié tous tes écrits, mais je pense que si c'était le cas, tu aurais largement distancé la Comédie Humaine de Balzac !

– Pas autant que ça… Il y en a près d'une centaine. Je n'ai pas encore assez vécu pour avoir noirci autant de papier.

– C'est une image. Hyperbolique, certes, mais une image quand même. Bref, toi, un problème d'inspiration ? Ça parait pourtant tellement improbable…

– Improbable, mais pourtant vrai. Je te rappelle qu'on dit que ça arrive même aux meilleurs, et même, selon moi, surtout aux meilleurs. Bien que je ne me considère pas comme le meilleur d'entre nous.

– Non, je suis d'accord. C'est une notion trop subjective pour être attribuée aussi légèrement. Mais, j'aimerais que tu développes. C'est quoi, ton problème d'inspiration, exactement ? Plus d'idées ?

– Ah, ça, crois-moi, les idées, ce n'est pas le problème. Je connais mon histoire du début jusqu'à la fin, en passant par le titre.

– Eh bien alors ?

– Le problème, c'est surtout le début.

Il s'affale sur son canapé en souriant. Presque, même, en riant.

– D'accord… Je vois ce que tu veux dire. Toi, tu dégustes le fameux syndrome de la page blanche, je crois.

– Ne ris pas, c'est l'enfer. J'essaie de trouver la bonne accroche depuis hier soir, quand je me suis décidé à commencer après la finalisation de mon chantier. Je ne trouve rien, je désespère.

– C'est pour ça que tu as emporté ton matériel avec toi, hein ?

– Évidemment.

Sans attendre qu'il m'y invite, je sors l'ordinateur de mon sac et le pose sur mes genoux avant de l'ouvrir et de l'allumer.

– Un gros bouquin en perspective ?

– Pas tant que ça. Ça ne va pas être aussi gros que Les Misérables.

– J'espère bien que tu ne prévois pas aussi gros. Sinon, il vaudrait mieux le scinder, comme c'est arrivé au Seigneur des Anneaux de Tolkien.

– Je sais. Mais de toute façon, ce n'est pas moi qui choisis. Il y a des éditeurs qui ont scindé Les Misérables et d'autres qui ont préféré en faire une édition intégrale. Enfin, de toute manière, je n'aime pas beaucoup faire de trop gros livres. Je préfère écrire des livres qui se lisent en grand maximum un mois pour les plus paresseux.

– Un mois, c'est tout de même beaucoup…

– Pour un assidu, ça prendrait une ou deux semaines, donc je ne trouve pas ça si astronomique. Dans le monde, il y a ceux qui aiment lire et les autres.

Il rit, pendant que j'ouvre un fichier Word, affichant cette fameuse page blanche qui me nargue depuis la veille au soir, au point qu'elle en devient presque insupportable.

– Et puis de toute façon, avant de songer à faire un gros livre, il faudrait déjà que je commence par m'y mettre. Et ce n'est pas vraiment gagné.

– Si tu veux que je t'aide, commence par me passer ton ordinateur pour que je jette un œil sur ton chantier, à moins que ce ne soit trop personnel pour toi ?

– Tu ne préfères pas plutôt que je te raconte les grandes lignes ? Ça prendra environ, je pense, quatre fois moins de temps.

– C'est comme tu veux. On est chez moi, mais c'est ton histoire.

Sans plus tergiverser, je lui fais en quelques minutes le résumé du récit que j'avais mijoté pendant de longs mois. À mesure que je progresse dans mon canevas, je vois son visage passer par diverses émotions, dont la surprise et l'admiration. Cela ne fait que me confirmer que je m'apprête à rédiger un livre prometteur.

J'arrive à la fin de mon récit en moins de cinq minutes. J'ai bien entendu pris soin de ne lui réciter que la première partie en évitant de m'aventurer trop loin dans l'histoire.

– Je te le confirme : un éditeur qui refuserait ton bouquin ferait une belle erreur. Je l'apprécie déjà avant même que tu ne l'aies commencé.

– Tu crèves déjà d'envie de savoir la suite ? le taquiné-je en souriant.

– Mais carrément ! Commence tout de suite et publie-le illico presto, que je sache ce qui va arriver ensuite ! Ces artistes, de nos jours ! Le respect du public n'existe plus, vraiment ! Ça te donne l'entrée, mais ça te refuse le plat de résistance et le dessert !

Nous rions tous deux. Mais l'hilarité s'envole en peu de temps et ma page blanche, ouverte devant nous, reprend ses droits sur l'ambiance.

– Si tu m'aides à commencer mon histoire, tu seras le premier à la lire, promis !

– Vrai ? Alors si c'est comme ça, je suis complètement d'accord !

Aussi se penche-t-il sur mon écran d'ordinateur en fixant ma page blanche, comme s'il luttait contre elle par le regard ou bien espérait y trouver les premiers mots qui me posaient problème.

– Ton problème, c'est bien de trouver les mots qui te permettront de commencer ton histoire ? me demande-t-il, pour confirmer.

– Oui, comme je te l'ai dit. J'ai tout, mais le problème que je n'avais pas prévu, c'est la manière de commencer.

– Est-ce que tu as une idée de la première scène, déjà ?

– Oui… – j'hésite – vaguement.

– Vaguement… « Vaguement », ce n'est pas « nettement », collègue. Par quoi commences-tu tes récits, d'habitude ?

– Je mets directement le lecteur dans la situation, la plupart du temps. Mais je peux varier en donnant une description du lieu ou de l'époque qui sert de cadre à l'histoire s'il y a un besoin vital de commencer par là.

– Alors, pourquoi ne pas faire comme d'habitude ?

– Je n'en sais rien, je bloque. D'habitude, c'est facile, mais là…

– Moi, je crois que je sais d'où vient ton problème, mon ami.

Je le regarde en haussant les sourcils, pris d'un fol espoir illusoire qu'il détenait en cet instant la clef de la résolution de mon problème.

– J'ai bien l'impression que tu es atteint d'un trop gros désir de perfectionnisme, mon gars. Du coup, à force de vouloir tellement réussir ton œuvre, tu crains de ne pas trouver la bonne accroche et de tout rater.

Je réfléchis… ce qu'il me dit est cohérent, et je suis tenté de croire que c'est ça, l'origine du problème. Mais quelque chose en moi me dit que c'est autre chose.

– Non, je crois que c'est plus profond, plus lointain que ça. Quand je trouve des mots, je les lis, les relis, et les relis encore, avant de me dire que ça ne sonne pas assez bien. C'est un problème de musicalité, j'ai l'impression.

Il réfute mon hypothèse d'un mouvement de tête :

– Tu vas chercher tes solutions trop loin. Je suis intimement convaincu que c'est ton perfectionnisme qui te bloque.

Je ne réponds pas. Je ne sais pas quoi répondre. En fait, je ne sais pas si je dois lui faire confiance ou si je dois rester sur mon opinion à moi. Je le sais mieux que personne : si je rejette à chaque fois les mots de ma phrase d'accroche qui s'offrent à moi, c'est à cause d'un problème de sonorité, d'harmonie. Quand je parcours mes livres ou mes œuvres précédentes, je ne rencontre pas ce problème.

Pourquoi maintenant… ?

– Tu ne peux pas commencer par écrire quelques passages du début de ton histoire ? Ça t'aidera peut-être à trouver ce qu'il te faut…

– J'ai du mal à commencer sans passer par le commencement…

– Alors là, si tu commences à devenir trop logique, tu n'as pas fini… La logique, c'est pour les scientifiques – et en plus, ça rime ! – ; en littérature, ça n'a pas sa place… à part si ton style de prédilection s'apparente de près ou de loin à la science fiction.

– Je ne suis pas d'accord… Si tu fais mourir un personnage pour le faire réapparaître deux chapitres plus tard sans explications en guise de deus ex machina…

– Ah non, ça, c'est différent, me corrige-t-il, ça relève de l'incohérence. Ce n'est pas pareil.

Je ne suis pas loin de lui demander quelle est la différence – selon lui – entre la logique et la cohérence, surtout en littérature, mais je me ravise : ce n'est pas le sujet du moment. Mon souci n'est pas de comprendre son point de vue ou de chercher à avoir raison, mais de trouver comment démarrer mon histoire.

– Bref, ne sois pas trop rigoureux dans ta logique. Si tu veux commencer une histoire, mais que tu n'as aucune idée de comment la démarrer, alors écris-la d'abord, commence-la plus tard. L'art a ça de formidable qu'il faut parfois – voire souvent – contourner la logique pour l'exercer.

– À part si tu t'y perds.

– Pourquoi t'y perdre ? Tu ne risques rien si tu maîtrises ton histoire, je me trompe ?

J'hésite un court instant avant de répondre par la négative.

– Alors de quoi t'inquiètes-tu, réellement ? Tu m'as dit avoir trouvé plusieurs fois une bonne phrase d'accroche pour ton histoire, et je crois que si tu n'étais pas aussi exigeant avec toi-même, tu aurais déjà écrit deux chapitres depuis hier soir.

Je hausse les épaules. Je ne trouve rien à lui répliquer.

– Ne te casse pas trop la tête, écris comme ça te convient. N'essaie pas de vendre un truc énorme à tes lecteurs. Le plus grand nombre d'entre eux lisent un livre parce qu'il est simple à lire et réussit à les prendre à son jeu. Ils apprécient un livre lorsqu'il réussit à leur faire croire qu'il ont passé une demi-heure à le lire alors qu'en fait ils y sont restés deux heures. Pour eux, comme pour nous, ce qui caractérise un bon livre, c'est un livre qui réussit à te happer littéralement dans son ambiance, au point de mettre du temps à revenir dans la réalité une fois que tu émerges de ta lecture. Si tu es capable de faire ça, ne te préoccupe pas de trouver des mots « super classes » pour commencer ton livre.

– Tu fais référence au rasoir d'Ockham ?

– Exactement ! s'exclama-t-il en claquant des doigts. « Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité » ; pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Expliquez-moi !

Encore une fois, je ne trouve rien à répondre. Je réfléchis à ce qu'il m'a dit, ainsi qu'aux mots à trouver pour démarrer du bon pied. Je décide alors de ne pas plus m'attarder chez mon collègue et de poursuivre ma réflexion chez moi, espérant que son aide m'aura été précieuse.

– Bon, je crois que je vais m'en aller, moi…

– T'en aller ? Il est bientôt midi, tu ne restes pas manger un morceau ?

– Non, je n'ai pas très faim. Je me ferai un sandwich en rentrant. Merci d'avoir essayé de m'aider.

Il sourit.

– « Essayé », en effet, c'est le juste mot. Malheureusement, je ne pense pas pouvoir t'aider plus. J'ai tenté de te dire ce que je pensais de tout ça, et j'espère que ça t'aidera à ne pas exiger un trop grand niveau à ton récit. Le reste ne dépend plus que de toi. Si tu veux vraiment écrire une bonne histoire, et si tu veux réussir à la commencer, ne cherche pas trop loin.

– Oui, je vais essayer d'y penser. Merci, pote.

Je range mon ordinateur dans mon sac après avoir fermé tous les programmes, puis nous nous levons en même temps et nous embrassons. Il me souhaite bonne chance en exigeant, sourire taquin aux lèvres, que je termine vite mon livre afin qu'il puisse en connaître l'histoire. En souriant, je hoche la tête et il me raccompagne jusqu'à sa porte en me disant au revoir et me souhaitant un bon appétit, puis referme, me laissant seul sur son palier.

Seul. Avec mes doutes et mon incertitude.

Avec ces mots qui me font toujours défaut.

Je soupire. Je prends le chemin du retour.

Une fois arrivé chez moi, rentré sous mon toit, je me dirige directement dans ma chambre, l'esprit encore préoccupé.

Je redépose tout mon matériel sur mon bureau, rouvre mon ordinateur et le rallume, prêt à affronter derechef ma page blanche.

Ne pas chercher trop loin… Ne pas rechercher la perfection…

Le plus simple est souvent le meilleur…

Le rasoir d'Ockham…

Je me lève brusquement, me laisse tomber sur mon lit, m'allonge dessus, ferme les yeux.

Je soupire.

Derrière l'écran noir formé par mes paupières jointes, je me passe la première scène du film de mon potentiel futur roman dans mon esprit.

Une fois, deux fois, trois fois… quatre fois…

Je la connais par cœur, des décors jusqu'aux dialogues. Au mot près, à la virgule près. Je finis par songer à changer les premières images de la scène, pensant que c'est ça qui me pose problème.

Rouvrant les yeux, je me relève et me campe à nouveau devant mon ordinateur, tentant de modifier le début de ma première scène.

Le temps passe, midi arrive.

Je me lève de ma chaise pour me préparer un sandwich comme je l'avais indiqué à mon partenaire de plume. Je le mange en une dizaine de minutes, puis, me disant que c'était l'inspiration qui venait à me manquer, je décidai de me passer un film.

Je choisis une adaptation cinématographique des œuvres de Marcel Pagnol. Je survole ces films, passant parfois de Pagnol à autre chose. Le Seigneur des Anneaux ou du Ghibli… Puis d'autres productions diverses.

Je fais durer cette activité jusqu'au milieu de l'après-midi, avant d'être gagné par la lassitude et de tout fermer, éteindre mon ordinateur, puis me saisir de mon téléphone portable pour passer un appel.

La personne au bout du fil décroche au bout de deux sonneries et comprend dès ma première phrase que je suis tracassé. Elle m'invite chez elle très volontiers – avec enthousiasme, même – quand je lui fais la demande.

L'appel prend fin. Je glisse mon téléphone dans ma poche. Une fois de plus, je range mon ordinateur, l'emporte et sors de chez moi.

Cette fois, la distance étant plus grande, je prends la voiture.

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