Chapitre 4. Une antique coupe en bois (3/3)

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Je plonge sous la balustrade pleine et m'éloigne au plus vite à quatre pattes. Un moine qui arrive à cet instant dans le corridor me jette un regard surpris, mais poursuit son chemin sans s'arrêter. Après tout, je suis un pèlerin. Peut-être pense-t-il que j'avance à genoux pour faire pénitence ? J'attends d'avoir passé deux colonnades avant de me redresser avec précaution. Le cœur battant, je jette un coup d'œil prudent par-dessus le parapet. Une goutte de sueur coule dans mon cou. Au loin, le groupe de nos adversaires disparaît à l'intérieur du bâtiment. Je pousse un soupir de soulagement et me relève complètement.

— Mais qu'est-ce que tu fabriques, Guillaume ?

Je fais un bond en entendant la voix de Guy derrière moi.

— Ah ! Tu m'as fait peur !

— Que regardes-tu ?

Intrigué, le Français se tourne dans la direction de la salle commune, mais le groupe a maintenant disparu.

— Ils étaient ici, réponds-je dans un souffle.

— Qui donc ?

Une soudaine anxiété perce dans sa voix.

— Le cardinal, l'Italienne et l'Hospitalier. Ils parlaient avec l'abbé.

— Ne restons pas là, alors ! Tu nous raconteras cela plus tard. Notre guide se demandait où tu étais passé.

Nous rejoignons rapidement frère Jacob et Heinrich qui nous attendent un peu plus loin.

— Ah, vous voilà, mon jeune pèlerin. Que vous est-il arrivé ? On croirait que vous venez de voir le diable en personne.

— Ce n'est rien, mon frère. Je me suis senti mal, tout à coup, et je me suis arrêté quelques instants pour me reposer. Je vais mieux maintenant.

— Nous ne sommes plus très loin des cellules. Vous pourrez prendre un peu de repos avant le repas, après votre longue marche, offre-t-il avec sollicitude.

Nous reprenons notre cheminement le long du cloître jusqu'à un bâtiment ouvert, assez imposant, construit en bordure du mur d'enceinte. Un large couloir traverse le dortoir avec de part et d'autre une série de portes ordinaires.

— Nous voici dans l'aile des pèlerins, annonce notre guide. Nous l'appelons ainsi, car nous y logeons les voyageurs de passage comme vous ou bien des frères venus d'une autre confrérie. Vous pouvez circuler librement dans les communs, mais je vous demande de ne pas faire de bruit pour ne pas déranger la méditation de mes frères.

Le moine s'arrête devant une porte que rien ne distingue des autres et l'ouvre sur une cellule minuscule.

— Tenez, vous pouvez vous installer ici.

Quatre paillasses posées à même le sol occupent presque toute la place. Au fond de la pièce, la pâle lumière du jour déclinant filtre par une mince ouverture. Une odeur de paille humide, de moisissure et de sueur humaine m'assaille le nez. Je grimace à l'idée de dormir ici.

— Bien, je vous laisse, termine frère Jacob. Lorsque vous entendrez les cloches de la cathédrale sonner vêpres, vous n'aurez qu'à suivre tout le monde jusqu'au réfectoire pour le repas du soir.

— Nous vous remercions pour votre hospitalité et pour toutes vos explications, mon frère. Que Dieu vous bénisse ! répond Heinrich.

Le moine sort de la cellule et tire la porte derrière lui. Je remarque l'absence de barre ou de verrou permettant de la fermer de l'intérieur. Mes jambes flageolantes me portent à peine et je m'écroule plus que je ne m'assieds sur une paillasse. Une froide humidité s'insinue sous mes habits élimés.

— Que s'est-il passé, tout à l'heure, Guillaume ? interroge Heinrich.

Je raconte en quelques mots les derniers événements : la découverte de nos adversaires dans l'abbaye, ma tentative de Tissage, les bribes de paroles entendues ainsi que la fin lamentable qui a failli tourner au désastre. Heureusement, la présence du cardinal préoccupe trop Guy pour qu'il songe à me faire la morale. Quant à Heinrich, il estime qu'il y a eu plus de peur que de mal et que notre plan s'est plutôt bien déroulé jusqu'à présent. Je m'en tire à bon compte.

— Bon, première étape terminée, conclut le jeune Allemand. Nous sommes dans la place. Deuxième étape : trouver la cellule de Hieronymus. Ce ne doit pas être bien difficile, il est sûrement logé dans ce bâtiment.

Heinrich jette un coup d'œil dans le couloir.

— Le moine n'est plus là et les environs sont déserts. Ouvrons toutes les portes, elles ne sont pas fermées.

— Quoi ? m'écrié-je. Mais certaines de ces cellules sont sans doute occupées !

L'Allemand hausse les épaules d'un geste négligent.

— Bah, il suffira de s'excuser en disant que nous nous sommes trompés. Je commence par là où nous sommes entrés, Guy se charge de l'autre extrémité et Guillaume...

— Moi, je fais le guet ! conclus-je.

Guy approuve le plan d'un hochement de tête un peu sec, sans plus de commentaire, et nous nous dispersons dans le couloir. Personne ne vient nous déranger dans nos recherches. La plupart des habitacles sont déserts et Heinrich referme une fois la porte sur une silhouette en train de dormir profondément. Nous nous retrouvons bredouilles au milieu du dortoir. Guy affiche une mine sombre.

— Pas de trace de ce maudit prophète, soupire Heinrich.

— Non, confirme le Français. Mais j'ai fait une découverte inquiétante. Une cellule au fond du couloir contient deux gros sacs, une paire de larges écus rouges ornés d'une croix blanche de croisé, une arbalète, plusieurs carreaux ainsi que deux épées de guerre dans leur fourreau : un véritable petit arsenal.

Je me sens pâlir.

— Le chevalier Hospitalier loge ici ?

Guy acquiesce, le front barré d'un pli soucieux.

— Cela m'en a tout l'air, et il semblerait qu'un membre de son ordre lui tienne compagnie. Ce n'est pas si surprenant. Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem sont des moines, après tout. Il est normal qu'ils aient demandé l'hospitalité à l'abbaye.

La bouche de Heinrich se tord sur une grimace contrariée.

— Diantre, cela va compliquer sérieusement notre enquête.

Au loin, les cloches de la cathédrale sonnent vêpres et donc l'heure du dîner. Le soleil plonge derrière le mur d'enceinte et les ombres s'allongent. Après le repas, il ne restera que peu de temps avant la tombée de la nuit pour mener nos recherches.

Les frères dînent tous ensemble. De longues tables et bancs de bois alignés remplissent le vaste réfectoire. Dans la lumière déclinante, les quatre grandes fenêtres à croisées peinent à éclairer la pièce. À l'entrée, deux moines, les manches retroussées, se tiennent à côté d'un énorme chaudron et servent le ragoût du soir à ceux qui défilent devant eux. Chacun reçoit une écuelle et une épaisse tranche de pain.

Un homme aux habits de pèlerin nous invite à une table proche des fenêtres et nous nous installons à côté de lui. Six voyageurs nous rejoignent peu de temps après. Quand tout le monde a pris place, le père Thornton fait son entrée à l'autre bout de la pièce. L'assemblée se lève, la tête baissée, les mains jointes, et l'abbé dit la bénédiction. À la fin de la prière, les moines se rasseyent dans un joyeux brouhaha.

J'ai l'estomac dans les talons. Je trempe mon pain dans mon écuelle et dévore le gruau de céréales et de légumes avec appétit. Nous nous servons un gobelet de mauvais vin largement coupé d'eau. C'est une horrible piquette, mais mes mois d'errance m'ont appris à ne pas être trop difficile sur ma pitance. Nous échangeons quelques paroles polies avec nos voisins de tablée. De passage pour la nuit, ils comptent repartir dès le lendemain vers la côte et le port de Douvres.

Au fond de la pièce, près de la cheminée, les deux chevaliers Hospitaliers dînent aux côtés de l'abbé. Par moment, Fra' Torque tourne la tête dans notre direction. Son regard froid et calculateur me glace le sang. Je baisse les yeux en tremblant. Nous avons joué devant lui aujourd'hui même. Va-t-il nous reconnaître d'aussi loin ? Sous nos vêtements de pèlerins ? Nous devons à tout prix le tenir éloigné de nous.

Je suis en train d'essuyer consciencieusement le fond de mon assiette avec le reste du pain quand Guy me donne un coup de pied discret.

— Vite ! Regarde par la fenêtre derrière toi, sans te faire remarquer ! souffle-t-il entre ses dents.

Simulant un faux mouvement, je fais tomber ma pèlerine du banc. Je me retourne avec une nonchalance affectée, me lève pour la ramasser et en profite pour jeter un coup d'œil par le carré de fenêtre. Deux moines s'éloignent dans le parc ; le premier transporte une écuelle de bois et l'autre un pichet en terre cuite. Ils se dirigent vers les appartements du père Thornton. Je plie ma pèlerine avec soin, la repose à côté de moi et me rassieds.

— Deux moines avec de la nourriture, glisse Guy. As-tu pu voir où ils allaient ?

Je hoche la tête.

— Vers la vieille chapelle et le bâtiment de l'abbé.

— Alors, c'est là qu'il se trouve.

— Comment allons-nous faire ?

— Ne t'inquiète pas, j'ai un plan.

* * *

Après le dîner, nous décidons de prendre l'air. Avec la présence de Fra' Torque à l'abbaye, nous estimons plus prudent de ne pas retourner dans notre cellule. Nous ne voulons pas tomber nez à nez avec lui dans le couloir.

Guy nous explique les détails de son plan : attendre le coucher du soleil et la messe de complies puis profiter de ce que tous les moines seront à la chapelle pour nous glisser jusqu'aux appartements de l'abbé. Il nous reste un peu de temps à patienter. Le Français propose de se rendre à la bibliothèque qui contient les archives du monastère. Heinrich pousse un énorme soupir.

— Pourquoi veux-tu mettre le nez dans un endroit plein de parchemins poussiéreux ?

— Parce que cela nous permet d'attendre au chaud, le plus loin possible de la cellule de Fra' Torque et que je suis curieux des ouvrages que les moines peuvent avoir rassemblés.

— Crois-tu que les pèlerins soient autorisés à entrer ? demandé-je, dubitatif.

— Nous verrons bien, riposte Guy en nous entraînant dans cette direction.

La bibliothèque se trouve dans un vieux bâtiment aux pierres disjointes envahi par le lierre. Nous poussons la porte de bois qui s'ouvre sans opposer de résistance. Quatre longues tables remplissent la vaste pièce haute de plafond. Des grappes de chandeliers diffusent une lumière jaune chaleureuse qui invite à la lecture. De grandes étagères couvertes de parchemins et d'ouvrages reliés tapissent le mur du fond. Une rangée d'écritoires s'alignent sagement à leur pied, comme des élèves attentifs. Il règne une agréable odeur de papier et de vieux cuir, mélangée à celle de la cire chaude. Assis devant l'un des pupitres, un moine copiste travaille avec application sur une enluminure. Un vieil homme voûté aux rares cheveux blancs s'avance vers nous à petits pas.

— Oh des pèlerins ! s'étonne-t-il d'une voix légèrement chevrotante. Si vous cherchez la chapelle Sainte-Marie, elle se trouve de l'autre côté de l'abbaye.

— Non point, mon frère, répond Guy. Nous venons en ce lieu de savoir pour en apprendre plus sur cette belle abbaye de Saint-Augustin.

— Ah...

L'archiviste joint les mains d'un air gêné.

— La consultation des ouvrages est réservée aux moines. Certains de ces rouleaux ont plusieurs siècles, vous savez. Mais peut-être puis-je vous renseigner ? Qu'auriez-vous aimé apprendre ?

Guy paraît déçu. À ses doigts qui tressaillent, je devine qu'il brûle de tourner les pages des livres rassemblés ici. Je suis très impressionné par la collection de la confrérie. Des centaines d'ouvrages sont empilés sur ces rayonnages.

— Cette abbaye est très ancienne, n'est-ce pas ? interroge avidement le Français.

— Oh oui ! Ce monastère fut fondé par Augustin de Canterbury il y a près de mille ans de cela !

Les yeux du vieux moine se mettent à briller de plaisir devant cet auditoire inattendu.

— Les écrits de William Thorne, l'un des grands chroniqueurs de l'abbaye, racontent qu'Augustin était envoyé par le pape Grégoire I pour convertir les Anglo-saxons. Il cherchait un lieu sacré pour établir une communauté chrétienne. Un ange lui est apparu dans ses songes et l'a guidé jusqu'ici. Avec les premiers moines, il a construit la chapelle Saint-Pancrace, qui est la plus ancienne du site et fondé notre confrérie. C'est à cette époque également que fut érigée la première cathédrale de Canterbury. Saint Augustin a passé la fin de sa vie dans ce lieu à rédiger un ouvrage rassemblant ses visions et ses préceptes de sagesse. Malheureusement, ce grimoire précieux s'est perdu ou n'a peut-être jamais existé. Nous n'en avons pas trace dans nos archives alors même que nos plus vieux parchemins remontent à la fondation de ce monastère.

L'archiviste pousse un petit soupir de regret, puis reprend son histoire.

— Pendant deux siècles, cette abbaye est restée le seul établissement religieux d'importance de la région. C'est pourquoi les rois du Kent étaient enterrés ici même. Les gisants se trouvent encore dans la chapelle Saint-Pancrace. Un peu avant l'an 1000, notre confrérie est devenue bénédictine et s'est agrandie pour accueillir une communauté plus importante...

Le vieux moine continue ainsi sur sa lancée, mais je n'écoute plus que d'une oreille. Du coin de l'œil, j'aperçois Heinrich qui baille à s'en décrocher la mâchoire. Pendant que Guy et son interlocuteur discourent sur l'histoire de l'abbaye, mes pensées s'évadent et je perds le fil du temps. Le son des cloches me tire de ma rêverie.

— Oh, voilà qu'on sonne déjà complies ! s'exclame l'archiviste. C'est l'heure de la messe. Partez devant, mes frères, je dois encore ranger ces ouvrages.

Nous sortons de la bibliothèque. D'un peu partout, les moines convergent en petits groupes vers la grande église Saint-Pierre.

— Par ici, chuchote Heinrich.

Nous contournons avec lui le bâtiment et nous dissimulons derrière un buisson. Quelques instants plus tard, une porte se ferme d'un claquement sec. L'archiviste se dirige à petits pas pressés en direction de la grande chapelle. Bientôt, les prières s'élèvent dans la nuit tombée. Nous avons les lieux pour nous le temps de la messe.

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