Chapitre 3. Leçons de comédie (1/3)

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Nous sortons de la cathédrale sous une pluie battante qui transforme les rues en véritables torrents de boue. La foule se disperse rapidement et les rares passants marchent d'un pas pressé en rasant les murs. Fabrizio déploie la grande cape de toile huilée qu'il a pensé à emporter ; il est le seul d'entre nous à ne pas être immédiatement trempé jusqu'aux os.

Je pousse un profond soupir de soulagement lorsque j'aperçois enfin nos roulottes derrière le rideau de pluie, à la fin de ce long calvaire aquatique. D'un accord tacite, une fois revêtus de vêtements secs, nous nous retrouvons autour d'un gobelet de vin coupé d'eau dans le chariot de Guy et João. Heinrich n'est toujours pas revenu de sa folle nuit et Pedro prépare la tambouille du déjeuner. La pluie tambourine sur la toile dans un vacarme qui écarte tout risque d'oreilles indiscrètes.

Une fois n'est pas coutume, João brise le silence d'une voix tendue.

— Avez-vous senti la Toile s'agiter durant le sermon du cardinal ?

Le visage de Guy se pare d'une expression soucieuse et il acquiesce d'un signe de tête.

— Et comment ! Il ne manquait pas d'audace de Tisser lors d'un tel rassemblement !

Voûté sur un coin de tabouret, Fabrizio joue nerveusement avec son gobelet.

— Difficile de ne pas s'en apercevoir, grommelle-t-il. Il devait se sentir investi de la mission divine de ramener tous ces hérétiques à la raison.

João lisse sa moustache et reprend dans un murmure :

— Il a parfaitement su éveiller un sentiment de culpabilité chez tous les fidèles. Cela dénote un grand contrôle et une certaine habitude. Nous devons nous méfier de cet homme.

Guy se redresse sur sa chaise et ses sourcils se rejoignent sur une mimique réprobatrice qui serait du plus bel effet sur scène.

— Tu as raison. Je trouve ce cardinal un peu trop enthousiaste dans sa foi et son désir de convaincre. Le don des Veilleurs ne doit pas s'utiliser à la légère et je déteste qu'on me force la main.

Il tapote nerveusement le bord de son gobelet.

— Ses mots de conclusion m'ont également mis mal à l'aise, reprend-il. C'était une menace à peine voilée. Cette histoire de prophétie...

João plonge sur Guy ses petits yeux perçants.

— Sais-tu de quoi il s'agit ?

Mon sang ne fait qu'un tour et je ne laisse même pas à Guy le temps d'ouvrir la bouche.

— Moi, je sais ! J'ai surpris une conversation entre un groupe de pèlerins et des moines de l'abbaye.

Trois paires d'yeux interloquées se tournent vers moi. Encore tout excité par les bribes de paroles glanées à la fin de la messe, je relate avec enthousiasme la mystérieuse prophétie.

— Ce Hieronymus parle de nous ! Nos rêves étranges sont sûrement liés à cette prédiction ! Il faut absolument l'entendre en entier. Allons voir cet homme ! m'enflammé-je.

— Holà, tout doux, mon garçon ! intervient Fabrizio sous ses sourcils broussailleux. Ne sautes-tu pas un peu trop vite aux conclusions ? Ce ne sont que quelques paroles retransmises de seconde main, dans le brouhaha de la foule.

— Il peut y avoir d'autres sens au nom de veilleur que celui que nous lui donnons, ajoute Guy d'un ton docte.

— Et nous ne sommes pas sept, remarque João dans un souffle teinté d'ironie.

Leur scepticisme est pire qu'une douche froide, presque une insulte : comme s'ils mettaient ma parole en doute ! Avec une grimace au coin des lèvres, je compte machinalement sur mes doigts. Nous ne sommes que six dans la troupe.

— Mais le septième... commencé-je tout en réfléchissant fébrilement, le septième est différent : il est celui qui les relie tous. Peut-être que ce n'est pas une personne, il peut s'agir du rêve ou de notre don, par exemple.

— Tu oublies un peu vite que Pedro n'est pas un Veilleur, pointe Fabrizio.

— Enfin ! insisté-je en écartant les bras, désemparé par leur indifférence. La ressemblance avec notre troupe est tout de même étonnante, ne trouvez-vous pas ?

Si j'en crois la mine dubitative de mes compagnons, ils ne sont pas convaincus : Fabrizio se renfrogne, João secoue la tête et Guy me dévisage avec un petit sourire condescendant. Je lève les yeux au ciel en poussant un soupir exaspéré. Des rêves étranges, un cardinal qui Tisse la Toile en pleine messe, une prophétie énigmatique : que veulent-ils de plus ? Un mystère se cache derrière ces événements intrigants.

Dire que je m'attendais à de chaudes félicitations ! Je cache ma déception en plongeant le nez dans mon gobelet pendant que les trois autres reprennent le fil initial de la conversation, comme si de rien n'était.

— Si Giulia de' Gandolfi est l'hôte de l'archevêque de Canterbury, pensez-vous que le cardinal loge également chez lui ? interroge Guy.

— Deux Italiens arrivés le même jour ? Je ne crois pas aux coïncidences. Ils voyagent sûrement ensemble, confirme João.

— Ce qui expliquerait d'ailleurs pourquoi cette dame loge chez l'archevêque, conclut le Français. Je trouvais cela plutôt surprenant.

— Tout ceci est très ennuyeux, intervient Fabrizio d'une voix chargée de tension. Nous ne savons rien des intentions de ce cardinal ou de son attitude vis-à-vis d'autres Veilleurs. Nous devons éviter d'attirer trop l'attention sur la Dolce Vita. Aussi, je vous demande à tous expressément de ne pas Tisser la Toile lors de notre représentation de demain.

João hoche la tête avec une mine sombre.

— Cela me paraît effectivement une saine précaution.

— Je serai de la plus extrême prudence, renchérit Guy.

Fabrizio tourne vers moi un regard lourd de sens.

— C'est bien compris, Guillaume ? insiste-t-il.

Pense-t-il vraiment que je serai assez stupide pour attiser le feu sous le nez du cardinal ?

— Oui, oui, grommelé-je. Je serai l'incarnation même de la sagesse et de l'obéissance.

À cet instant, quelques coups frappés contre notre chariot interrompent notre conversation. La tête barbue de Pedro se penche par l'ouverture de toile avec un large sourire.

— Ah, vous êtes tous ici ! Y'ai préparé le déjeuner, si vous avez faim.

Son arrivée clôt la discussion et nous faisons honneur au ragoût qu'il a cuisiné. Les quelques morceaux de viande de mouton sont un agréable ajout à la soupe ordinaire, même s'ils ont un peu attaché au fond de la marmite.

* * *

Après le repas, je retourne dans ma roulotte. Le déluge du matin a cédé la place à une petite pluie fine, mais pénétrante. Fabrizio nous a laissé quartier libre pour l'après-midi. Ne sachant que faire, j'en profite pour sortir ma rapière et en aiguiser soigneusement le fil. Je suis plongé dans cette activité relaxante lorsqu'un Heinrich dégoulinant fait irruption dans le chariot. Il secoue ses longs cheveux à la manière d'un chien qui s'ébroue et pousse un soupir de contentement.

— Ah, je ne suis pas fâché d'être enfin au sec.

Je contemple d'un air navré la flaque qui s'étend sous ses pieds.

— Heinrich, tu mets de l'eau partout ! Tu as intérêt à nettoyer tout ça vite fait, je ne veux pas mouiller mes chausses en circulant. J'ai eu suffisamment de mal à les faire sécher.

— Oh, quelle histoire pour quelques gouttes ! rouspète-t-il en enlevant son pourpoint trempé.

Il le jette négligemment sur sa paillasse ; sa chemise suit le même chemin. Il attrape une couverture de laine et s'en frotte vigoureusement le torse. Les yeux baissés, je me concentre sur le fil de ma rapière. Du coin de l'œil, je le vois s'emparer d'une chemise sèche.

— Où étais-tu, d'ailleurs, pendant tout ce temps ? interrogé-je.

— J'ai passé une nuit merveilleuse. Nous... je ne me suis levé que tardivement. J'ai déjeuné en compagnie d'Abby avant de rentrer.

— Abby, hem ? Pendant que tu contais fleurette, tu as manqué un sermon mémorable.

— Tu es allé à la messe ce matin ? s'étonne-t-il. Je te croyais luthérien.

— Je me suis laissé convaincre par les autres. Et puis, je ne regrette pas. Tu ne sais pas encore le meilleur.

Je pose ma rapière et ma pierre à aiguiser et me tourne vers lui. Légèrement penché en avant, les yeux brillants, je lui conte par le menu tous les événements de la matinée. Lorsque je conclus mon récit par la prophétie de Hieronymus, une excitation semblable à la mienne se reflète au fond de ses pupilles.

— Ça alors ! Tu en as parlé aux autres ?

— Oui, bien sûr, mais ils ne sont pas convaincus que ces quelques mots font référence à notre compagnie. Ils n'ont fait que discourir sur ce cardinal Luzzi. D'ailleurs, tant que j'y pense : la consigne du grand chef est de ne pas s'Éveiller lors du spectacle de demain, chez l'archevêque.

Heinrich hausse les épaules.

— Bah, c'est Fabrizio qui décide. S'il ne veut pas de petit coup de pouce, il n'y en aura pas. Mais pour ce Hieronymus...

Il s'interrompt, les yeux dans le vague, et entortille machinalement une mèche de cheveux mouillés autour de ses doigts.

— Et si nous allions lui rendre une petite visite ?

— Quoi ? Veux-tu dire, là, maintenant ?

— Pourquoi pas ? Il pleut, il n'y a rien d'autre à faire de l'après-midi. Tu es partant ?

— Et comment !

Quelques instants plus tard, nous nous faufilons discrètement hors de la roulotte. Abrité sous ma capuche, je ne peux m'empêcher de rentrer la tête dans les épaules avec un léger sentiment de culpabilité. Pourquoi ai-je la désagréable impression d'être un gamin cherchant à échapper à la surveillance de ses parents ? La réflexion m'arrache une grimace désabusée. Nous ne faisons rien de mal ! Après un rapide coup d'œil à droite et à gauche, nous prenons le chemin de la ville.

— Comment penses-tu pouvoir arriver jusqu'au prophète ? m'enquiers-je. Il est logé dans l'abbaye, d'après ce que j'ai entendu.

— N'oublie pas que j'ai été élevé dans un monastère. Je saurai parler aux moines. Fais-moi confiance, j'en fais mon affaire !

L'abbaye Saint-Augustin se situe à quelques pas du parvis de la cathédrale. Un haut mur clôture les jardins et les bâtiments afin de préserver la tranquillité de prière de la confrérie. Deux vantaux de bois assez grands pour un attelage en constituent l'unique entrée. Dans l'un des panneaux, une porte plus étroite a été ménagée pour les piétons. Avec la pluie drue et les alentours déserts, le porche verrouillé prend des allures austères. Heinrich s'avance d'un pas assuré et sonne la cloche de bronze.

De l'autre côté du battant, des glissements feutrés se rapprochent lentement. Le portier ouvre le judas grillagé et nous jette un regard peu amène.

— Vous désirez ? questionne-t-il d'une voix revêche.

— Que le Seigneur soit avec toi, mon frère. Nous avons appris par un groupe de pèlerins que vous aviez accueilli un saint homme du nom de Hieronymus, qui est au plus mal. Nous avons voyagé en sa compagnie et nous sommes inquiets pour sa santé. Nous aimerions pouvoir nous recueillir à son chevet et prier pour son salut. Pourrais-tu nous conduire à lui ?

— Cet homme est très malade, répond le portier d'un ton sec. Pour éviter tout risque de contagion, l'abbé a interdit les visites. Pour vos prières, vous pouvez allumer un cierge à la cathédrale.

Sur ces mots, le gardien referme le judas. Ses pas s'éloignent tandis que mon compagnon reste interdit devant la porte close. Je laisse échapper un petit rire déçu.

— J'en fais mon affaire, tu disais, hum !

— Oh, ça va, pas la peine d'en rajouter, grommelle Heinrich, boudeur.

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