Chapitre 2. Guerres de religion (3/4)

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En fin de journée, nous rassemblons notre matériel dans un grand panier sur le dos de Bella. Cette brave mule se laisse harnacher avec sa placidité coutumière. Nous rejoignons ensuite la route principale et nous nous dirigeons avec le flot de voyageurs vers la porte nord de Canterbury. La foule s'engouffre comme un torrent bariolé sous le haut porche de pierre qui perce la muraille. Deux soldats en cotte de mailles, armés de lances et de masses, surveillent les passants devant de lourds vantaux de bois, largement ouverts. Ils ne nous prêtent aucune attention et nous nous retrouvons bientôt dans les ruelles tortueuses de la ville.

Canterbury offre le spectacle traditionnel d'une bourgade d'Angleterre, bien loin de la splendeur de Paris et sans commune mesure avec les récits colportés sur les cités italiennes. Un filet d'eau nauséabonde coule au milieu des rues en terre battue. Il n'a pas plu depuis plusieurs jours et les relents qui s'élèvent des masures serrées derrière les murs me sautent immédiatement à la gorge. Les étals encombrent la chaussée ; des poules et des cochons fouillent au milieu et se nourrissent des ordures. Le vacarme ambiant gronde en une confusion de cris, d'appels, de couinements et de rires.

De tous côté, des vendeurs apostrophent la foule :

— Brocarts d'Italie ! Draps de qualité ! Offrez à votre dulcinée les plus belles étoffes !

— Admirez le soyeux de ce ruban, damoiselle !

— Vases ! Pots ! Marmites ! Toutes formes, toutes tailles disponibles !

— Les fromages les plus goûtus de la région, par ici !

— Bière fraîche ! La blonde, douce comme une amante ! La brune, plus amère qu'une belle-mère !

Nous nous faufilons tant bien que mal au milieu de la cohue avec Bella derrière nous. Bientôt, les maisons branlantes de bois et de torchis cèdent la place à des demeures plus cossues avec leurs façades peintes à colombage et leurs porches de pierre sculptés. La venelle terreuse disparaît sous les pavés et s'élargit, mais les encorbellements des riches propriétaires n'améliorent pas la luminosité pour autant.

En traversant une placette, j'aperçois les flèches de la cathédrale en pierre jaune qui se dressent, imposantes, au-dessus des toits. Un groupe de prédicateurs en robe de bure envahit les lieux au même instant.

— Repentez-vous, mes frères, car l'heure du châtiment est proche ! Confessez vos péchés ! Implorez le pardon du Seigneur ! Bientôt, les trompettes du jugement dernier retentiront ! Repentez-vous !

Les quelques moines avancent d'un pas lent et brandissent des croix de bois grossières suspendues à leur cou. L'un d'eux se jette à genoux et entame un Pater Noster à haute voix. Sur leur passage, les gens se retournent, s'arrêtent. Les enfants les montrent du doigt. Certains leur offrent du pain ou des pièces. Les commentaires vont bon train.

— Écartez-vous, voyons, laissez passer ces saints hommes !

— La ville est envahie par ces prédicateurs, c'est la foire qui les attire.

— Non, ils viennent se recueillir sur la tombe de saint Augustin.

— Ma cousine a vu un groupe de pèlerins arriver, l'autre jour. Ils logent à l'abbaye.

— Mon voisin m'a dit qu'un grand départ aura lieu après la foire pour prendre la route de Saint-Jacques-de-Compostelle.

— C'est la faute du roi, toute cette agitation, avec sa nouvelle Église !

— La faute du pape, veux-tu dire !

— Savez-vous que la grande messe de demain sera donnée par un cardinal de la curie romaine ?

— Rien de moins ?

— Pour sûr, il est arrivé hier en ville.

— Il vient négocier avec l'archevêque !

— Il vient ramener les brebis égarées dans le giron de la Sainte Église romaine !

— Il vient punir le roi pour ses péchés !

Nous avons bien du mal à nous extraire de tout ce rassemblement avec notre chargement. Bousculant quelques badauds au passage, nous rejoignons finalement des rues plus calmes. Fabrizio s'arrête bientôt devant une auberge de bonne facture. Une grande enseigne en fer forgé figure une chope de bière à côté d'un cheval cabré et annonce en lettres peintes : « The Black Horse ».

— Nous y voilà !

Il nous mène jusqu'à l'étable attenante où nous laissons Bella en bonne compagnie. J'admire les chevaux racés avec un regard connaisseur. Quelques instants plus tard, le patron nous accueille dans la salle principale et nous dégage de la place à côté du comptoir. La cathédrale n'a pas encore sonné vêpres, mais certains habitués profitent déjà d'un verre en bonne compagnie. Une jeune servante aux nattes blondes court d'une table à l'autre, jonglant avec de lourdes chopes de bière et des carafons de vin. Elle se faufile entre les chaises avec l'aisance d'une longue habitude. Les yeux grivois de quelques clients passablement éméchés la suivent au passage.

Un rideau de fortune installé dans un coin nous permet d'enfiler nos habits de comédie à l'abri des regards. En l'absence d'estrade ou de scène, la salle entière nous sert de lieu de représentation. Nous circulons au milieu des tables, nous apostrophant par-dessus la tête des convives, sortant parfois même dans la rue et jouant avec les badauds. L'auberge se remplit rapidement. Le public, ravi, rit aux tours de pendard d'Arlequin. Les accords du violon de Pedro s'envolent par les fenêtres et attirent des curieux. J'aperçois le patron qui ne sait plus où donner de la tête avec tout ce monde, mais je comprends à son sourire réjoui que la soirée se révèle un franc succès.

Le public n'est pas en reste. Il participe à nos farces, parfois même avec un peu trop d'enthousiasme. Pantalone manque de s'étaler sur le croche-pied d'un coquin tandis qu'il poursuit Arlequin. Un plaisantin renverse sa bière sur la tête du Dottore pendant qu'il tente de courtiser Aurélia. Pauvre Guy ! J'aperçois l'éclat furibond de son regard et je ne peux m'empêcher de pouffer.

À la fin du spectacle, nous sommes longuement applaudis et revenons à plusieurs reprises saluer la foule. Puis nous nous dépêchons de replier nos affaires pour quitter la ville avant la fermeture des portes. La salle se vide peu à peu. La servante nous apporte un plateau chargé de chopes, qu'elle pose à côté de nous.

— Avec les compliments du patron !

Elle jette au passage une œillade aguicheuse vers Heinrich qui lui renvoie un large sourire. Il est en train d'enlever son costume de jeune premier et ne paraît pas gêné le moins du monde d'être vu ainsi, chemise ouverte. Pendant que nous apprécions la bière locale, Fabrizio va réclamer auprès du patron sa part de la recette. Il s'agite en moulinant des bras et je souris pour moi-même. La soirée a déjà été bien profitable : les clients nous ont largement récompensés en jetant des poignées de pièces dans la corbeille prévue à cet effet.

Fabrizio revient vers nous, une bourse de cuir bien garnie serrée sur sa poitrine.

— Allons, déclare-t-il avec un rengorgement satisfait, nous devons partir si nous voulons sortir de l'enceinte avant que sonne complies !

Pedro hisse le lourd panier d'osier sur son dos et s'éloigne en direction de l'étable. Je cherche Heinrich des yeux. Il est attablé un peu plus loin devant une nouvelle chope, avec quelques joyeux drilles absorbés dans une partie de dés. La servante aux nattes blondes se tient à ses côtés, les joues rouges, et rit de toutes ses dents à l'un de ses bons mots. Elle pose une main sur l'épaule de Heinrich, dans un geste naturel de propriétaire. À cet instant, il relève le nez et croise mon regard braqué sur lui. Il me sourit avec un clin d'œil.

— Partez sans m'attendre ! Je crois que je vais rester un peu. En fait, je vais même sûrement passer la nuit ici !

Un brusque accès de colère me monte à la tête et je tourne les talons sans lui répondre. Je retrouve le reste de la troupe prêt à partir.

— Pas la peine d'attendre Heinrich, apparemment il a bien mieux à faire cette nuit, glissé-je à Fabrizio entre mes dents.

L'Italien hausse les épaules sans se formaliser et nous sortons dans les rues maintenant bien plus calmes. Sous l'air frais du dehors, ma jalousie mal placée fond aussi vite qu'elle est apparue. Heinrich est un coureur de jupons invétéré. Je ne devrais plus m'étonner de sa capacité à ensorceler les jolis brins de filles. En fait, je ne sais même pas pourquoi cela m'horripile encore. Nul doute que sa soirée sera bien plus agréable que la nôtre.

Une lueur rouge-orangé éclaire faiblement le ciel et nous nous hâtons pour rejoindre les portes avant qu'elles se referment avec les derniers rayons du soleil.

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