Société

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Au bout d’un moment, réalisant ce que je venais de dire à mon supérieur hiérarchique, la chaleur envahit à nouveau mon corps faisant également ressortir le goût épicé de ce repas. Je me repris aussitôt : « Pardon, c’est parti tout seul. Je ne pensais pas que ce serait si fort, même pour de la cuisine indienne. Ça m’a surpris. Je ne vous imaginais pas aussi coriace. » Puis, un doute me vint à l’esprit. Et si ce n’était pas seulement lui ? « Toi aussi, Aurore ? », demandai-je. « Non, ce n’est que moi », répondit l’homme de la pièce.

Après cette expérience gastronomique intense, la nourriture avait bien meilleur goût au restaurant. Ce doit être le cas lorsqu’on ne risque pas de se faire incendier la bouche par son déjeuner. C’était le moment idéal pour profiter de la cuisine locale, une pause dans ma vie, l’occasion de faire le point sur le début et le futur de ma carrière. Non, seulement de profiter de la cuisine, une bonne choucroute bien garnie, un régal pour les papilles. Que faire d’autre sur place, après tout ?

Il n’y a rien de mieux qu’un festin pour se remettre d’aplomb ! Si bien que de retour au journal, je me dévouai à mes collègues, les aidai dans leurs recherches, rédigeai des notes et tout me semblait d’une extrême simplicité, tellement que c’en était déconcertant. Leurs visages souriants contrastaient avec la figure plus austère du rédacteur en chef dont aucun de mes articles n’avaient encore trouvé grâce à ses yeux. C’est aussi dans cet état d’esprit et cet élan d’énergie que je redécouvrais un aspect peu reluisant de la société.

Dans les tréfonds d’une obscure chaîne de télévision, je restai interdite face à laideur des propos exprimés. La télévision montre le meilleur et le pire des gens ou seulement leur véritable personnalité. Je n’ai pas réussi à dormir cette nuit. J’étais tellement énervée que je n’ai pas pu me calmer avant d’avoir écrit tout ce qui n’allait pas dans cette émission de malheur jusqu’à trois heures du matin. Une très mauvaise idée pour mon sommeil.

Les « C’est de sa faute », « Elle l’a cherché », « Quand on s’habille comme ça, il ne faut pas s’étonner qu’il y en a qui passent à l’acte », « Qu’est-ce qui nous dit qu’elle n’invente pas ? », « Si ça se trouve elle a aimé ça » orduriers de ces éditorialistes de pacotille résonnaient encore très fort en moi et leurs réflexions nauséabondes ne m’inspiraient que du dégoût. J’aurais étouffé de colère si j’avais continué plus longtemps à voir et revoir le fil de leurs soi-disant analyses. J’avais sacrifié ma nuit de sommeil pour des gens qui n’en valaient absolument pas la peine.

Néanmoins, cette fois, on ne pourrait pas me refuser l’article. L’incident était trop pour pouvoir l’ignorer. On ne pouvait laisser passer ça. Le patron mieux que quiconque le savait. C’était une question de justice, il en allait de l’honneur de la presse. Il fallait leur faire payer à ces apologistes du viol. L’affront ne pouvait rester impuni.

C’est aussi à cette occasion que j’ai eu le malheur de me rapprocher bien malgré moi de l’autre, apparemment, grand rédacteur en chef du journal. Garry, encore et toujours lui. Il ne me lâcherait plus avant des mois, et tout avait commencé avec cet article que j’avais présenté au patron. « Sans doute des détails mineurs », pensai-je en voyant celui-ci étrangement hésitant.

« Je ne suis pas favorable à la publication, dit-il. Ce n’est pas mon domaine. » Je persistais à croire que ce ne devaient être que des détails mineurs, des questions de style que je ne maîtrisais pas encore, mais il fallait publier cet article et je n’aurais pas accepté de passer sous silence ce délit passible de cinq ans de prison selon mes souvenirs des cours de droit à la Sorbonne.

« Je peux le modifier, insistai-je. Rien n’est définitif dedans, mais je pense qu’il est indispensable de montrer ceci au public. » Il resta silencieux quelque secondes, puis se tourna vers le touriste dont l’absence ne m’avait pas manqué, assis à la fenêtre en train de lire un livret de quelques pages : « Garry, c’est pour toi. » Ce dernier interrompit alors la lecture de son Indignez-vous ! et se plongea indifférent sur mon travail.

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