Neige

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J’en étais à ma quatrième semaine de travail. Dans l'ensemble, j’avais bien assimilé les codes du journalisme, particulièrement ceux du Dernier dans sa quête d'excellence. J’arrivais désormais à m’orienter dans les couloirs du journal et la ville me semblait déjà plus familière. Quelques visages même s’étaient superficiellement gravés dans ma mémoire. Cependant, rien de tout cela n’avait d’importance pour moi, car ces connaissances ne m’aidaient pas dans mon travail.

C’est dans cet état d’esprit que je m’étais reprise en main avec un article fraîchement sorti de mes petites cellules grises. Le froid. C’était effectivement la saison en France où les températures sont les plus basses. Mais en hiver, alors que l’on peut s’emmitoufler dans son lit bien chaud avec tout le confort souhaitable, d’autres n’ont pas la même chance que nous.

Comment se fait-il qu’à l’aube du troisième millénaire des gens n’aient toujours pas accès à un logement ? Cette simple réflexion avait fait resurgir les vives émotions de la jeune adolescente que j’étais. Une très grande indignation, d’autant plus que les années ayant passé, le problème demeurait inchangé. L’insupportable réalité continuait impunément son chemin.

La figure de l’Abbé Pierre me semblait indispensable pour retranscrire de tels combats, malheureusement toujours d’actualité. Ce n’était pas normal que des gens meurent pour une raison aussi dérisoire que le froid. Depuis quand nous désintéressions-nous tant du sort de nos semblables ? Dénoncer les injustices, c’est cela aussi, le travail d’un journaliste. C’est ce côté combatif que j’aimais chez le grand Nikola von Lorentz.

J’étais de bonne humeur pour soumettre mon article au rédacteur en chef. Cependant, où que je le cherchais, il était introuvable. J’avais donc demandé à Aurore de m’aider :

« Aurore, est-ce que tu saurais par hasard où je pourrais trouver mon superviseur ?

— Il est à Héraklion, fit-elle le plus simplement du monde.

— J’ai un article à proposer. Est-ce que c’est à toi que je dois le montrer ? demandai-je un peu perdue.

— Tu peux le lui envoyer par ordinateur.

— Je n’ai pas son adresse, avouai-je quelque peu gênée par mon ignorance.

— La voici. »

Aurore me tendit alors le papier sur lequel elle avait délicatement écrit les informations pour le joindre. L’écriture soignée montrait de plus un professionnalisme sans faille de sa part. À cet instant, la différence vertigineuse entre nous deux m’avait éclaté au visage. J’avais la très désagréable sensation de lui avoir fait perdre son temps avec mes questions ridicules. Son air strict ne faisait qu’amplifier cette impression. Bien qu'intimidante, je gardais toujours la plus profonde admiration pour cette femme sublime.

Alors que j’étais en train d’envoyer mon article, je pensais déjà aux prochains sujets que je pourrais traiter. Je réfléchissais à quelle sorte d’actualité consacrer mon temps et mon énergie. Mes émotions partagées s’allégeaient avec la perspective de mes futures publications. Perdue dans mes rêveries, je regardais Aurore comme mon avenir. Mais la réponse presque immédiate du rédacteur en chef interrompit aussi rapidement mes contemplations :

Je ne le publierai pas.

Face à ce nouvel échec, mon humeur se dégrada et je décidai de vaguer entre les bureaux des autres journalistes. J’avais effectivement l’air d’un fantôme à errer comme je le faisais, en scrutant au détour d’un regard, le travail de ces collègues dont je ne connaissais que le visage pour ceux qui m’étaient les plus familiers. J’avançais instinctivement vers le bureau de Garry pendant que mes yeux cherchaient impatiemment ce Grégoire dont je ne savais rien.

Comme une habitude longtemps acquise, celui-ci emboîtait le pas du précédent :

« Arrête de me suivre comme une souris !

— Mais mon article ! insista-t-il.

— Si j’accepte de le regarder, tu me laisse tranquille ?

— D’accord.

— Montre-moi ça. »

Aussitôt la lecture commencée, Garry devint furieux et rugit contre Grégoire : « Il neige ! Il neige ! Il neige ! Le Figaro dit qu’il neige ! Le Monde dit qu’il neige ! Le Parisien dit qu’il neige ! La radio et la télévision disent qu’il neige ! Et toi tu ne trouves rien de mieux à faire que de m’énerver avec un article à la noix ! C’est parfait si tu veux travailler au Figaro, mais si tu veux faire du journalisme, tu ne racontes pas qu’il neige en hiver ! »

La tempête passée, je me sentis beaucoup mieux. Voir quelqu’un se faire passer un savon de la sorte avait sans doute des effets cathartiques sur moi. Surtout que les remarques de Garry semblaient toucher d’assez près mon propre article, bien qu’il n’y fût pas question de la neige mais du froid. Cela me réconfortait de voir Grégoire ce faire sermonner à ma place aussi sévèrement. C’est pourquoi je ne l’avais pas quitté des yeux.

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