Nuit celtique à Séoul

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Vous, lecteur et lectrice, qui puisez dans Scribay de quoi faire vibrer les cordes de votre qin, jetez un œil vif et bienveillant sur ce qui suit :

Un soir de juin, deux petites touristes modèles, Joanie et Mireille, rentraient du zoo de Séoul, s'égarant avec nonchalance dans le dédale des rues du quartier où elles avaient élu domicile depuis une semaine. Après une heure d'errance, elles aboutirent dans le hall de leur hôtel, dont les murs de faux marbre aux luxes de veinés roses et or rivalisaient de kitsch avec les lustres de plexiglas qui miraient leur ennui dans la nuit du sol de porcelaine. Ces stalactites incertains étaient reliés par un filin au plafond dont la hauteur s'amplifiait de l'effet des miroirs disposés de biais, rivés, on l'espérait, bien solidement aux deux parois en arête. Cette laideur n'entamait en rien les mérites des designers qui avaient prévu dans la partie ouest une verrière où s'épanouissait une jungle foisonnante mais domestiquée, lieu de flânage préféré des deux jeunes filles.

- J'ai soif ! lança Mireille.

- Va à la machine distributrice, si tu veux. Tant qu'à y être, prends-moi un jus de mangue, répondit Joanie.

- Je n'ai plus un won. Tu peux me dépanner ?

- Bien sûr... Eh ! Le gars, là, il t'a frôlée, en passant. Non ?

- Bah ! Ce sont peut-être les us et coutumes du pays.

L'homme, qui avait tout entendu, se retourna vers les deux jeunes filles, prit un air digne, puis se tapa du poing sur la tête pour leur signifier qu'elles étaient folles. Joanie se fit toute petite et glissa à Mireille :

- Laisse tomber, allons prendre un verre.

- Le type, c'est un vieux. Je ne suis pas sûre qu'il m'ait touchée, tu sais.

Au bar de l'hôtel, assis tout au bord d'un fauteuil sans bras, une sorte de gnome roux, nu jusqu'à la ceinture, serrait une harpe celtique entre ses genoux. Il était vêtu d'un kilt qui découvrait en partie de grosses cuisses musclées, ce qui le faisait ressembler à un homme qui se fait un bain de pieds et qui a remonté sa robe de chambre pour ne pas la mouiller. L'homme caressait d'un ongle distrait une corde de sa harpe. Tout en feignant d'accorder son instrument, il lorgnait d'un œil délavé les cabarets[1] qui circulaient au milieu de ses amis, bien gaillards ce soir-là. Du scotch et de la bière coulaient, des verres se choquaient, des voix s'élevaient, puissantes, des rires où la joie disputait la raillerie fusaient, des crânes et des fronts brillaient, le plaisir faisait giguer à la limite de la décence des jambes aussi solides que des troncs. Les deux jeunes filles restèrent un instant plantées devant les hommes, que les kilts, les pintes de bière et les différents instruments posés avec soin un peu partout autour d'eux désignaient comme les membres d'un orchestre écossais en tenue d'apparat et en goguette. Un costaud hilare, au pif aviné, cria :

- Oh ! Ladies, come here ! Have fun with us !

Mireille s'approcha de la table sans timidité, se pencha au-dessus du verre de l'homme.

- Qu'est-ce que vous buvez ? demanda-t-elle en français.

Sous le regard fâché de Joanie qui y allait de gestes discrets pour que sa copine s'éloigne des musiciens, Mireille s'assit et commença à boire, un shooter de scotch à la santé des flûtistes, une bière à celle du type à la grosse caisse, sans oublier le harpiste, elle y passa tout l'orchestre, trinquant gaiement avec les cinq joueurs de cornemuse. L'homme au nez rouge, qui faisait partie de ce groupe, de loin le plus tapageur, lui paya à boire, la fit chanter, la fit danser, la fit souffler dans sa cornemuse, la regardant, l'œil mouillé de rire, tenter de traire l'instrument. Joanie, quant à elle, après quelques gorgées de sa bouteille de Hite, était montée dans leur chambre.

Tandis que le flûtiste et le harpiste laissaient s'écouler en symbiose une mélodie aussi mélancolique que les landes et les pierres d'Écosse, le joueur de cornemuse se fit grave, câlin, passa une main large comme une pelle dans la chevelure de miel de Mireille, et lui débita, d'une voix aux accents de brise marine, des mots aux odeurs d'herbe coupée, à la texture du sable à peine plus fin que du gravier. Collée contre le musicien au point de saisir, dans chaque mouvement de sa main, dans chaque tressaillement de sa lèvre ou de son sourcil, dans chaque battement de ses cils le sens secret des phrases de l'anglais incompréhensible dont il l'enveloppait, Mireille se confia :

- Avant toi, dit-elle d'une voix pâteuse, les gars, je les éliminais l'un après l'autre, c'était pas long. Je les rayais de ma carte du cœur, qui zavaient pas le temps de remettre leurs jupes.

- I love you too, Darling.

L'histoire ne finit pas par des noces, ni par une honte ou une déception, encore moins par un drame. Le joueur de cornemuse, ivre mais gentleman, s'informa du numéro de la chambre de la belle, puis, escorté d'un liftier et d'un bagagiste en mission de chaperonnage, alla déposer la pauvre Mireille dans son lit, en faisant chut ! du doigt à une Joanie décoiffée et surprise. Quant à la jeune ivrogne, elle en fut quitte pour une gueule de bois, mais elle garda toujours en elle l'image d'une bande d'Écossais en kilts, éméchés, la moitié d'entre eux en bedaine, chantant fort et chahutant, lui faisant vivre, à Séoul, dans un hôtel froid comme une patinoire déserte, le party de sa vie.

[1] Au sens québécois du terme, c'est-à-dire un plateau.

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