La plage II

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La mer avait reculé et n’apparaissait plus que comme une fine frontière, loin par-delà le sable. Les pieds couverts de grains chauds lui faisaient face, prêts à la rejoindre, d’un instant à l’autre. Dans l’attente, les pupilles scrutaient l’horizon ; ils viendraient.

Le rythme régulier fouettait sa cage thoracique, imposait sa mesure, régulait la respiration de Leïla. Métronome serein et implacable, – elle en était le jouet – un risible bout de femme, flottant au gré des vagues sur un flot infini. À perte de vue s’étendait sa vie. Semblables en tout point, la seule variation de ses journées consistait à voir évoluer le monde dans sa ronde perpétuelle. Pieds et poings liés aux chaines du temps, elle était contrainte à marcher avec lui. À chaque chute, il la traînait ; à chaque abandon, il l’écorchait. Monstrueux gardien, il n'avait que faire d'elle. Son bourreau n’avait pas de cœur et le sien s’érodait. Voilà ce qu’elle était dorénavant, une feuille froissée, dont on aurait gommé les traits avec trop de vigueur. Voilà ce qu’il restait d’elle ; mais le soleil continuait sa ronde, et la mer son voyage.

Rodant en sous-sol, serpentant sous ses sapes, le doute, sous un soleil intraitable, lui collait à la peau. C’était une sensation subtile, une fissure, le murmure cassé soufflé par l’écume d’une vague, une voix qui lui disait : et si c’était faux ? Ça suait de l’atmosphère, dégoulinait du tableau, son cœur flanchait le temps d’une pulsation, et voilà que ça s’agglutinait sur ses mollets, remontait sur ses cuisses, s’emparait de l’estomac pour y faire peser tout son poids. Ce n’était pas assez, non, car sur cette Terre, les éléments se la partageaient tout entière, Leïla.

Tapi dans son cœur, dans son crâne, l’espoir, chaque jour luttait. Faisant briller ses crocs et la flamme dans sa rétine, les images dépassées se succédaient dans une valse morbide. Un défilé de pantins grimaçants, le teint blême et le front plissé, qui de leur fureur imposaient le lourd devoir. Les hurlements décharnés se calquaient aux voix autrefois chéries, l’interdit se mêlait à la prophétie. Il fallait être. Il fallait être, pour attendre leur venue ! Car ils viendraient ! lui hurlaient-ils quand les forces résistantes se l’arrachaient.

À deux doigts de la déchirure, son cœur exposé chaque fois cédait. Les bras torturés de l’incertitude s’agrippaient aux entrailles, contaminaient son corps amaigri. Sa chair ravagée par la bataille qui s’y livrait jour après jour en peignait les stigmates. Puis les doigts avares s’emparaient des veines, infiltraient son sang, teintaient sa peine de leur empreinte mortelle. La désolante envie de périr la couvrait tout entière.

Mais la raison subsistait, flamme éternelle sous un soleil éreintant.

Pourquoi n’arrivait-elle pas à l’éteindre ? Ne s’épuisait-elle pas, elle aussi ? Les genoux claquant sous le tissu fin, Leïla tituba sur la plage avant de s’effondrer. Elle se retint de justesse, les yeux noyés dans l’ondée, toussant sa bile noire.

Dans ses prières, elle s’enfonçait, communiait avec une marée d’or qui l’ensevelirait. Mêlée à ces particules si fines, son corps s’oublierait ; ce seraient ses jambes qui, d’abord, s’assècheraient. Ne formant qu’un avec leur environnement, elles se détacheraient en pellicules de sable qui rejoindraient le courant séculaire de leurs semblables. Puis la non-vie la gagnerait ; le bout de ses doigts, qui plus jamais n’auraient à se crisper, puis son ventre, puis ses bras, puis son torse ! Puis son cou ! Et sa tête ! Cette fichue tête fissurée. Oui, le sable s’y engouffrerait et gagnerait chaque recoin, étouffant ses pensées, étouffant ses maux, étouffant la flamme qui sans fin frémissait.

Puis, enfin ; enfin ce serait terminé.

*

* *

Leïla ne mangea pas ce jour-là. Son corps le lui rappela, mais elle le fit taire. Ce n’était pas son corps ; il ne l’était plus depuis qu’il était sa prison. La jeune fille se remit vite de son angoisse, se réfugiant dans un songe décoloré. Le vide était son refuge, et son fardeau ; sa petite mort, son plaisir interdit. Le reste de la journée, elle le passa à regarder l’horizon, l’encéphalogramme plat de son monde sans vie. Comme toujours, rien ne survint ; et quand la lune tira le rideau de la pénombre, elle s’en retourna en coulisses, sans un applaudissement.

Atteignant sa cachette, un soupir lui fut volé par la bise vespérale. La solitaire se déchaussa, se délesta de sa robe, de sa montre, et s’enfonça dans son antre, s’effondrant sur son lit. Elle n’avait pas envie de lire ce soir-là, aussi regarda-t-elle le plafond, ce ciel morne qui avait, lui, la décence d’être à sa portée.

Coupées de toute interaction, ses pensées s’enfermaient dans une routine cruelle. À quoi penser après ces années à ruminer sur les mêmes souvenirs ? Étaient-ils seulement réels, l’était-elle ? N’était-ce la folie qui pointait son maigre museau ? Qu’elle vienne. Elle s’y abandonnerait sans crainte, l’épouserait même. Quoi ? Ne pouvait-elle même pas aspirer à cela ? Ce renoncement des sens, l’oubli du réel ; une fin, quelconque, mais une fin. Après ces années passées à nourrir l’espoir que l’on vienne la sauver, c’était de bonne guerre : une simple requête, son ultime souhait…

En vain. Il s’étiolerait dans la nuit, croqué par la lune. Cette comédie survivrait-elle au dernier acte ? se demandait-elle. Quel sens avait-elle donc dans cette grande machine ? Signerait-elle son dernier souffle ? Crachant, cahotant, la Terre craquerait-elle de partout après son départ ? Quid des étoiles dont les guirlandes factices décoraient ses cauchemars ? Des sifflements du sable sur ces immenses espaces ? Cesseraient-ils ? Peut-être le monde n’attendait-il plus qu’elle.

Dans l’obscurité qui épousait les murs se fondaient les photos. Indiscernables les figures, insoupçonnables les sourires ! Qui la retiendrait, alors, de chuter corps et âme dans cette crevasse où pourrissaient les monstres passés ? La peine la heurta telle une lame de fond, et la joie d’en subir le choc la submergea. Pour cette fois, elle pouvait se laisser couler dans sa douleur, se fondre dans le sentiment abstrait qui empoignait ses viscères et éventrait son crâne. Par la fissure atroce s’enfuyaient les pensées, les devoirs, les portraits. Foule floue, ils filaient dans la nuit, à travers les volets. Seule persistait la succulente saignée ; plongeon dans les abysses de ses sens, la jeune fille n’existait plus que par cette douleur à laquelle elle s’abandonnait. Mais elle s’y livrait tout entière, tout entière elle persistait. Car d’être en ce jour, elle périrait demain. Libérée de ces voix, elle quitterait ce monde, son absurde rôle, et sa quête immonde de lendemain. Elle ferma les yeux.

Puis, vidée, elle s’assoupit.

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