9 - Sommeil agité

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 Son visage terrifiant se fend d’un sourire lumineux.

— Merci beaucoup, sœurette !

— Mais de rien !

 N’ayant pas de chambre d’amis, je lui propose de s’installer sur le canapé. Il accepte sans broncher. Il trouve même ça « plus amusant » de dormir dedans. Tant mieux. Ce n’est que lorsque je monte lui chercher une couverture et un oreiller que je réalise. Mais quelle conne ! En redescendant, j’essaye de réparer mon erreur :

— Et voilà ! Bon, Bertrand, puisque tu ne passes qu’une seule nuit ici et que tu as l’air d’être bien fatigué, je t’offre plutôt mon lit. Je dormirais dans le canapé.

— Oh, non, pas de soucis ! C’est déjà très gentil à toi de me laisser rester ici !

— Si, si, j’insiste ! Profite du confort d’un bon lit douillet.

— Oh, vraiment, j’insiste également !

— Non mais, ça ne me dérange pas du tout !

— Hey ! Arrête, merde ! Je te dis que j’aime bien dormir dans le canapé, d’accord ?

— D’accord, d’accord…

 Je sais que je ne peux insister davantage sans que ça ne dégénère. Mais voilà le problème : le canapé, tout comme le téléphone, sont dans le salon. C’était trop parfait… Je dépose la literie sur le divan quand il me dit :

— Au fait, je dors tout nu, ça ne pose pas de problèmes ?

— Bah, non, tu fais ce que tu veux…

— Nickel !

 Dès que je me retourne vers lui, je le vois en train d’abaisser son pantalon. Sans aucune gêne, sans même attendre que je quitte la pièce, il enlève son slip. Je détourne les yeux pour ne pas regarder son sexe immonde.

 Je me dirige vers la porte du couloir quand il enlève le haut. C’est là que j’aperçois furtivement un détail choquant ; son torse est recouvert de cicatrices en tout genre, mais surtout, sur son ventre, est fixée une sorte de ficelle qui tombe sitôt jusqu’au niveau de ses cuisses. Je n’ose observer directement son corps et le gratifie d’un « Bonne nuit ! » en quittant la pièce.


 Pour rejoindre l’escalier qui mène à ma chambre, je passe devant la cuisine encore allumée. En m’approchant de l’interrupteur, je pense aux couteaux. Sans faire trop de bruits, je les range tous à des endroits peu accessibles, et ne garde que le couteau à pain, que j’amène juste à côté de mon oreiller.

 Allongée dans mon lit, les deux mains serrant fermement le manche de l’arme, je fixe la pénombre, les yeux grands ouverts. Je suis épuisée, mais impossible de trouver le sommeil. En y réfléchissant un peu, je me rends compte qu’il ne faut pas que je dorme. Enfin tranquille, je pourrais penser calmement, si mon cerveau ne s’agitait pas dans tous les sens.

 Je peux encore m’enfuir de la maison, mais pour aller où ? Dans la nuit noire, je serais seule, perdue, et je ne suis pas certaine que mes vieilles jambes ne m’amènent jusqu’à la maison la plus proche sans problèmes, et sans que je ne me perde, d’autant plus si le malade dans le canapé m’entend sortir.

 Je pourrais également tenter de l’assassiner dans son roupillon. Un coup rapide dans la trachée. Fini. Mais encore une fois, je ne m’en sens pas capable.

 Ma meilleure option reste à attendre qu’il s’endorme, à me faufiler dans le salon, à récupérer le téléphone, à m’évader discrètement de ma propre demeure, puis à appeler à l’aide. Si son sommeil n’est pas lourd, ce ne sera pas une mince affaire.

 Je patiente quelques heures, histoire d’être certaine qu’il dorme bien à poing fermées. Pendant ce temps, je me remémore ma triste vie, puis, quand j’ai fait le tour, je me rappelle les derniers événements de cette soirée. Non, il y a trop d’indices pour penser l’inverse, ce gars est vraiment un foutu taré. Son sérum, mon dégueulis, son pissat, le rez-de-chaussée est encore rempli des preuves de son passage. Sans compter les ravages présents dans ma mémoire. Tellement de phrases incompréhensibles, de remarques qui ne font pas de sens… J’essaye de tout recoller ensemble, mais les seules conclusions auxquelles j’arrivent ne tiennent pas debout, ou alors me terrifient bien trop. En fait, on dirait juste qu’il a grandi sans parents, adopté par personne, et qu’il agit et pense encore comme un gosse.

 Je revois son visage dément se dessiner parmi les ombres de la chambre. Puis, son corps. Ses cicatrices. Surtout celle sur son front, sans doute la plus impressionnante de toutes. Je n’ai pu la voir que quelques secondes quand il a soulevé ses cheveux, mais sa forme particulière est précisément gravée dans ma cervelle. Il a dû subir un accident, c'est ça, la cause de sa folie. 

 Et puis la liane qui pendait depuis son abdomen… Elle, elle ne m’est apparue qu’une fraction de secondes, mais elle me dégoûte déjà. Quelles sortes de mutations a reçu son corps ? Est-ce par là qu’il ingère sa nourriture ?

 Je repense au goût métallique qui englobait le poulet. Dire que je me faisais une joie de me régaler avec quand je l’avais acheté en magasin. Il était pas donné, d’ailleurs… En plus, je n’ai même pas eu ma salade.

 Pourquoi faut-il que ça tombe sur moi ?

 Il a parlé de mes parents, mais je n’ai jamais su qu’il les avait revus. C’est pourtant ce qu’il affirmait. M’auraient-ils menti ou caché son existence jusqu’au bout ? Pour quelles raisons ? Qu’est-ce qui peut pousser des géniteurs à se séparer de leur fils ? À la naissance, en plus ! Je ne comprends rien. Il parlait d’un docteur, mais qu’est-ce que ce genre de décisions a à voir avec ça ? L’auraient-ils abandonné à cause d’une mauvaise condition médicale ? En fait, est-ce à cause de cela qu’il ne peut pas manger pour de vrai ? Et qu’il affirmait n’avoir jamais bu de sa vie ? Dans ce cas, ce Bertrand est un vrai survivant ! Si l’accoucheur croyait qu’il serait trop dur pour lui de subsister, surtout dans une famille pas vraiment pauvre, et qu’il s’en est sorti, tout ça par lui-même…

 Je crois que je réfléchis trop à ses conneries. En fait, tout ces trucs, ce ne sont sûrement que des divagations qui viennent d’un ciboulot avarié. On n’est sans doute même pas liés par le sang, il est juste complètement siphonné…

 Mes paupières sont lourdes, mais je résiste comme je peux. Je sens la somnolence prendre le dessus. Il doit en être de même pour lui. Je pourrais bientôt descendre.

 Soudain, j’entends des hurlements bestiaux provenir d’en bas. Des cris de souffrance et de frayeur. Ils sont si forts, si puissants, j’ai l’impression qu’ils proviennent de juste sous mon lit. Les rugissements déchirent l’intérieur de la maison pendant d’interminables minutes. Ils ne cesseront jamais. Des coups sont maintenant mêlés aux aboiements torturés. Les murs vibrent, tremblent. Puis, contre toutes attentes, ça s’arrête. Aussi abruptement qu’ils se sont manifestés. Silence.

 Ensuite, des pas. Le craquement des escaliers. Une poignée qui se tourne. Une porte qui s’ouvre. Une ampoule qui s’allume. Je cache le couteau sous ma couverture. La créature, nue, informe, pliée, me regarde d’un air troublé, de ses petits yeux cernés et fourbes. Elle referme à peine la porte, s’approche, ouvre sa gueule putride. Elle parle.

— J’ai fait un cauchemar…

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