8 - Fin de soirée

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 Les relents de pisse et de vomi qui m’écorchent les narines rendent son sourire forcé encore plus nauséabond. Sa voix enjouée me brûle les tympans. Son regard fou mais amical me lacère les prunelles. Ses mouvements carrés et vifs me font frissonner.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? il demande, tout excité.

— Rien. Rien du tout. La soirée est finie.

— Oh, déjà ? On commençait juste à s’amuser !

— Je croule de fatigue, je ne sais pas si j’arriverais à rester éveillée bien longtemps.

— Oh allez, mets-y du tien un peu !

— Je suis désolée, je dois vraiment aller dormir.

— Pfff, moi aussi mais je me force pour toi ! Allez, c’est pas tous les jours qu’on retrouve son frère jumeau !

— Ça ne sert à rien que je me force, je ne vais pas profiter si je suis épuisée.

— Mouais… T’y mets pas beaucoup d’efforts j’ai l’impression. T’as l’occasion de t’amuser, et tu refuses, franchement ! J’ai rarement eu ce genre d’occasion, j’te l’dis. Encore une fois, tu n'connais pas ta chance.

— Bertrand, je suis plus toute jeune ! Je peux plus faire la fête toute la nuit ! Mais on pourra se revoir si tu veux.

— Dès demain ?

— Pourquoi pas.

 De toute façon, j’aurais appelé les flics entre temps.

— Super ! On va jouer ensemble tous les jours, jusqu’à la mort !

 Je simule un petit rire. Bertrand semble satisfait. Mais mon rire n’est pas si artificiel que ça. Je sens que la délivrance est toute proche. J’amène un terme à cette soirée infernale :

— Bon allez, je te laisse, je vais au lit !

— Ça te dérange si je dors ici ?

 Je sens mon esprit s’échapper de mon corps à cet instant. Mon sourire s’efface sur le coup. Merde, je n’en ai pas fini avec lui alors ? Je n’y crois pas. La désillusion est totale. Il va squatter chez moi jusqu’à la fin des temps. Cet enfoiré. Était-ce réellement ça, son objectif ? Mes mains se remettent à trembler. J’entends à peine ses paroles, étouffées par le brouillard qui englobe mon âme :

— Comme on va se revoir demain, je me dis que ça peut être pratique si je reste ici, tu vois ?

— Je préférais dormir seule, je tente, désespérée.

— Oh, s’il te plait ! Pour ton frère adoré !

— Tu me pardonneras Bertrand, mais j’ai besoin d’un peu d’intimité au moins dans mes journées. La nuit, c’est mon petit moment à moi.

— Je comprends, mais ne t’en fais pas pour ça, je ne serais pas intrusif !

— Certes…

— En fait, c’est surtout que j’habite loin d’ici, le temps que j’y retourne...

— S’il te plait Bertrand, pour ta sœur, j’aimerais au moins passer cette nuit toute seule.

 J’utilise sa technique de persuasion contre lui, et ce chantage affectif semble fonctionner ; Il fait la moue, triste de me déranger. Après un temps de réflexion, les yeux au sol, il relance :

— Je veux pas t’embêter, tu comprends, ça me fais chier de te contraindre à ça, mais… J’ai nulle part où dormir. Je t’implore de me laisser au moins juste cette nuit chez toi.

— Comment ça, « nulle part où dormir » ?

— Bah, le temps que je reparte d’où je viens, je ne pourrais pas dormir pour revenir ici demain.

— Mais, tu habites où ?

— Très loin. C’est surtout que je suis venu à pieds.

 C’est vrai que je n’avais pas attendu de voiture s’approcher… Mais dans cette cambrousse, la maison la plus proche est à plus d’un kilomètre. Et je doute qu’il y vive. Depuis combien d’heures, de jours, de semaines, ce dément a-t-il marché pour venir jusqu’à moi ?

— Ça t’a pris combien de temps ? demandé-je finalement, intriguée, terrifiée.

— Beaucoup.

 C’est tout ?

— Pourquoi tu ne veux pas me répondre ?

— Il y a des choses que je ne suis pas encore prêt à t’avouer.

— Comme tu le sens…

— Enfin bref, je peux rester dormir ?

— Bof, je t’ai dit j’ai pas super envie…

— Mais t’es sérieuse putain ?

 Il se lève dans un accès de rage et envoie valser sa chaise d’un coup de pied.

— Tu comprends pas ? J’ai marché tellement longtemps pour te retrouver, nuit et jour j’ai bravé les éléments, j’ai tellement souffert, mes jambes et mes pieds sont en compote… Tout ça pour une petite pute d’ingrate égoïste !

 Je ne peux plus laisser ça passer. Plus qu’agacée, puisque la passivité n’a pas fonctionné, je choisis la confrontation :

— Hey ! Tu t’arrêtes là ! C’est pas une façon de parler à sa sœur !

— C’est pas une façon de traiter son frère !

— Parce que tu crois que tu me traites bien ?

— Bien mieux, c’est certain ! Tu me casses les couilles, bordel de merde ! Tu veux que j’aille dormir dans la forêt à côté ? Hein ? C’est ça, vieille salope ?

— Stop avec les injures ! Si tu veux dormir chez moi, faut être un minimum respectueux ! T’as pas le droit de m’insulter comme tu le fais !

 Je constate qu’il ne s’agite plus, ni ne répond. Je continue mes réprimandes :

— Nan mais, sans déconner, tu te rends compte de comment tu me parles ? Toute la soirée, t’as eu des moments où tu me traitais comme de la merde, mais je me disais que c’était que pour un moment. Et là, tu recommences ? Non, c’est juste pas possible ! Tu t’es même montré violent, tu m’as frappé putain ! À force, tu comprends, j’aurais presque envie de te laisser dormir dans la forêt.

— C’est pas gentil…

— Non, c’est pas gentil ! Bah non ! Parce que toi, t’es méchant !

 Il a la tête dirigée vers le sol maintenant. Les joues gonflées, la lèvre enflée, comme un gosse qu’on gronde. Un début de larmes se forme dans le coin de ses yeux. Ses deux index se touchent timidement. Je remarque seulement à ce moment-là qu'il ne saigne plus. L'entaille à son doigt s'est déjà quasiment refermée, ou alors je l'avais plus profonde que ce qu'elle n'était.

— Pardon. Je suis désolé Janette. Je voulais pas..

— Bon. Allez. T’en fais pas. C’est pardonné.

— Merci… Mais, j’ai toujours pas d’endroit où dormir. Tu peux pas me laisser dehors.

— Ah bon ?

— Je vais bouder très fort sinon. Là, je serais violent.

 Il parle comme un gamin. Un gamin meurtrier. Le contraste me terrorise. Je suis obligée d’accepter, il fera tout pour que je cède à ses caprices. Je l’ai déjà bien vu, j’ignore encore jusqu’où il est prêt à aller, et je ne souhaite pas le découvrir. Il faut s’attendre au pire avec un type qui traverse la France à la marche – peut-être plus – pour venir dormir chez vous.

— Bon, c’est d’accord, mais uniquement pour cette nuit !

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