7 - La comédie

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 Il insiste, plusieurs fois.

— Allez, viens !

 Je prends du temps à me remettre de mes émotions. Les derniers événements prouvent définitivement que ce type est un malade instable. Je ne peux pas le garder chez moi. Je jette un regard à droite ; Les couteaux de cuisine aux lames bien aiguisées m’appellent.

— Bon, tu viens ?

 Le tranchant du hachoir taillerait sa nuque parfaitement. La longue cisaille dentelée du couteau pour le pain toucherait à coup sûr une partie vitale.

— Il se fait tard, si on veut pouvoir regarder le film en entier ce soir, on doit commencer maintenant !

 Je me lève, les yeux fixés sur toutes ces armes blanches. Lui comme moi pourraient nous en servir pour tuer l’autre. Et là, j’ai l’avantage. Il n’y a pas accès, je le prendrai par surprise. Je sèche mes larmes, m’avance vers le buffet. Ma main crispée se tend vers le manche du plus gros couteau à viande. Mais mes doigts refusent de se refermer dessus. Je ne peux m’y résoudre. Abattre un homme est une tâche plus ardue que l’on peut le croire. Surtout mentalement.

— Tu te grouilles ?

 Soumise, je m’avance dans le salon, les mains vides. J’allume l’écran, prends le dvd, l’insère dans l’ouverture, règle le son. Je me pose dans le canapé, le plus loin possible de là où Bertrand s’est assis – et il s'est installé en plein milieu.

 Le film commence. Les gags s’enchaînent, les situations comiques se multiplient, les blagues fusent dans les tous sens. Mais je n’entends ni ne vois rien de tout cela. Bien que mon regard soit rivé sur l’écran, mon attention est portée sur le psychopathe à côté. Je n’arrive même pas à profiter d’un des mes films préférés. Et quand ma séquence favorite passe, mais que je ne ressens rien, mon malaise s’intensifie. Ce qui m’inquiète encore plus, ce sont les réactions de mon faux frère. Les moments les plus drôles ne le font même pas souffler du nez. Et c’est au bout d’une demi-heure, pendant un passage dénué de toute plaisanterie, qu’il se met à rire. Un rire saugrenu, puissant, qui est sorti d’un coup, aussi soudainement qu’un tir de fusil. Quelques minutes plus tard, le revoilà qui se met à pouffer avant même la chute de la blague. Mais cette fois-ci, son gloussement dure, longtemps. Je n’arrive même plus à comprendre les phrases qui sortent de la télévision. Il tape sa main contre sa cuisse d’hilarité, se tord dans tous les sens. Puis, abruptement, en plein milieu d’une scène, il cesse.

 Non seulement il est violent et lunatique, mais il ne semble même pas connaître l’émotion « joie ». Il n’est pas humain, c’est certain. C’est un monstre. Il ignore ce qu’est l’humour, et je suis persuadée qu’il lâche ces rires dans le seul but de me persuader de sa normalité. Ce qui s’avère contre-productif au possible. Plus encore que ses excès de colère, c’est sa jovialité injustifiée qui me terrorise.

 Il faut que je me sorte de cette situation. Au plus vite. Je n’en peux plus. Chaque seconde est un enfer infini. Ça doit cesser.

 Le téléphone est dans le salon. Je suis si proche, mais je ne peux plus l’attraper, il me verrait sinon. C’est alors que me vient une idée, et je regrette amèrement de ne pas y avoir songé plus tôt. Je répète plusieurs fois mon plan dans ma tête, m’assure que toutes mes phrases soient parfaites, imagine toutes ses réponses possibles et comment mentir pour que je ne me trahisse pas. Je prends une grande respiration ainsi que de la consistance puis enfin je me lance, fiévreuse :

— Mince, la télé surchauffe.

— Comment tu le sais ?

— Tu vois, la qualité de l’image a baissée.

— Non, je n’ai pas vu.

— Je suis habituée, c’est sans doute pour ça. C’est une vieille télé.

— Ah merde.

— Oui. J’ai peur qu’elle ne se casse de manière irrémédiable si on continue de regarder encore un peu trop.

— Fais chier ! Comment on fait alors ?

— J’ai mon petit écran dans la salle à manger, celui que j'utilise pendant que je mange pour voir les infos. L’image ne sera pas terrible, mais au moins on pourra continuer à regarder.

— C’est toujours ça.

— Oui. Vas-y, je t’y rejoins, le temps d’éteindre la télé et cætera…

— D’accord.

 Il s’installe là-bas, mais il me surveille à travers la porte ouverte. Je n’ose me saisir de mon téléphone. Alors, je récupère le CD, éteins les installations électriques du salon, ferme la porte derrière-moi et remets le disque dans le dispositif relié au petit écran.

 Le film continue, en encore moins bien. Le seul côté positif, c’est que maintenant Bertrand n’est plus directement à côté de moi, mais sur une autre chaise.

 À un moment, je dis :

— Je vais aux toilettes.

 C’est l’excuse parfaite. Le salon est relié à la salle à manger, mais aussi au couloir qui mène aux WC. Par ailleurs, le son des dialogues et des bruitages rigolos couvrira mes véritables mouvements. Mais le monstre à apparence humaine met le film en pause.

— D’accord. Je t’attends.

— Non, tu peux continuer, ne t’occupes pas de moi ; Je l’ai déjà vu plusieurs fois, je le connais presque par cœur.

— Non vraiment, ça ne me dérange pas, je le mets en pause.

— Je te dis que tu n’as pas besoin !

— Bon, de toute façon, je viens de remarquer que je dois aussi aller aux toilettes. Je t’y accompagne.

 C’est encore pire que prévu. Il me colle aux basques, à deux pas derrière moi. Je suis contrainte de vraiment me rendre aux sanitaires. Il s’arrête juste devant la porte et me laisse aller en première. Je me pose sur la cuvette, mais rien ne veut sortir. Je suis trop stressé. Je crains qu’il ne réalise le subterfuge s’il n’entend pas la moindre eau couler.

 En attendant, je réfléchis. Le temps que lui aille se vider, je pourrais rejoindre le téléphone, et même sortir de chez moi pour passer l’appel. Je suis bien contente d’avoir acheté un portable, n’avoir que le fixe m’aurait encore complexifié la tâche. Pour être sûre de le retenir le plus longtemps possible, j’enlève le rouleau de PQ de son présentoir et le cache dans l’armoire au-dessus des toilettes, dans lequel je stocke le papier. J’abaisse la lunette, tire la chasse, puis sors.

— À ton tour ! dis-je pleine d’entrain, consciente que c’est le moment décisif.

— Plus besoin, balance-t-il comme si ce n’était rien. Je me suis fait dessus.

 Je constate effectivement, avec effarement, le liquide qui goutte sur le carrelage. Son pantalon est fortement mouillé.

— J’avais pas remarqué que je pouvais plus me retenir, ajoute-t-il.

 Et avant même que je ne lui propose d’aller se changer, il continue avec :

— Bref, allons voir la fin de ce film.

 Il pose son cul recouvert de son jean trempé sur la chaise en bois. Cela ne semble même pas le déranger. L’odeur de l’urine infeste rapidement la pièce. Je me pince le nez, mais elle me parvient tout de même. C’est insupportable.

 Il se marre encore plusieurs fois sans raison, sauf une fois où il se synchronise par hasard avec les répliques des acteurs. Le long-métrage se termine enfin. Il pousse un dernier éclat de rire pendant le générique. Les noms défilent sur le fond noir. On reste jusqu’au bout. Quand ça s’arrête, il me regarde avec un grand sourire :

— C’était bien drôle !

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