6 - Un délice

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 Il s’arrête de déchirer le cadavre du volatile sans même avoir fini. Il soulève le couvercle de la friteuse, constate que la graisse est désormais liquide, déchire le paquet de frites surgelées avec ses dents, puis plonge son contenu dedans. Il la referme, me jette un regard froid, et soudain, sourit. Son sourire si jovial, qui transforme son visage dur en celui d’un bonhomme sympathique et bon vivant. Mais tout sonne faux maintenant. Sa risette est apparue d’un coup, sans raison, et elle disparait aussi vite quand il retourne à sa découpe.

 Les minutes passent, longues. Trop longues. Il sort une assiette, deux couverts, verse quelques frites bien cuites dans le récipient, y place plusieurs morceaux de viande sanguinolente, puis m’apporte le tout.

— Bon appétit, ma jumelle adorée !

 Il a de l’allégresse, de l’engouement même, dans la voix. Comment est-ce possible de passer par autant d’émotions en si peu de temps. Je suis affamée, mon ventre me tiraille, mais tout ce sang me repousse terriblement. Je regarde avec dégoût l’assiette.

— Eh bien ? Mange, c’est bon pour c’que t’as !

— Je n’ai pas très faim…

— Goûte, au moins ! J’ai pris du temps pour te faire ce bon petit plat, tu sais. J’y ai mis tout mon amour !

— Oui, mais, je n’en veux pas…

— Tu ne m’aimes pas, c’est ça ? Moi, ton propre frère ? Si tu ne manges pas, voilà ce que tu me fais passer comme message !

— Mais non, c’est pas ça, c’est juste que j’ai pas faim. Je veux pas manger ça, là, tout de suite.

— L’appétit vient en mangeant. Fais-moi plaisir, et mange mon repas ! Mange ! hurle-t-il.

 Je sens son souffle rageur parvenir jusque dans mes cheveux. Il est juste derrière moi et m’observe. J’attrape une frite qui ne baigne pas dans son plasma, je la porte timidement à la bouche, puis je croque.

— Voilà, tu vois quand tu veux ! Vas-y, t’arrête pas en si bon chemin !

 Contrainte, j’avale plusieurs de ces morceaux de pomme de terre. Elles sont mal cuites, croquantes et pas salées. Je me force quand même. Je n’ose lui demander de rajouter du sel, j’ai peur de sa réaction.

— C’est bien ! se délecte-t-il pendant que je ne me régale pas le moins du monde. Mais tu ne manges que tes frites. Pourquoi tu ne touches pas au poulet ? Vas-y, prends-en un peu aussi !

— Tu ne manges pas, toi ? je réalise soudain.

— Oh, non !

— Pourquoi ?

— Je suis un peu bête, j’avais oublié, mais je ne mange jamais directement.

— Quoi ?

— Bah, je m’alimente exclusivement avec des tuyaux.

 L’image que me provoque sa phrase me dégoûte. Je me l’imagine se planter des tubes dans le cou et de la pâte blanchâtre les traverser. Je ne cherche pas à savoir pourquoi il fait ça, ce serait risquer de réveiller d’autres de ses traumatismes. Peut-être est-ce parce qu’il est sportif, et qu’il ne souhaite ingérer que des nutriments et aucun gras, mais tout de même, c’est poussé à l’extrême !

— Bon allez, tu le manges, mon poulet ?

 La viande sanglante me fixe en retour. Je refuse de mettre ça dans mon organisme. Qui sait quelles maladies véhiculent dans son sérum ? J’ai pas envie de chopper ces trucs… Il pose ses deux mains sur mes épaules et murmure à mon oreille :

— Mange, soit un bon enfant.

 Ce sera encore pire s’il m’enfourne tout ça de force. Je n’ai pas le choix, je m’exécute. Ma fourchette pique un morceau de viande. Elle se tourne pour l’observer sous toutes ses coutures. Le sang, visqueux, ne veux pas s’en aller. Je mords dedans. Le goût aurait pu être agréable, mais celui, salé, de la sauce inadéquate, m’écœure. J’avale sans envie.

— Parfait. Continue, il en reste.

 Je mâche avec lenteur les morceaux un par un. La saveur infâme m’imprègne la bouche, la langue, le palais, la gorge, l'œsophage, les intestins, le corps entier.

— Tu vas pas me laisser ça, quand même ? Finis, tu veux ? Pour ton frère.

— Je n’ai vraiment plus faim.

— Tu n’as presque rien mangé, voyons !

 Il me masse douloureusement les omoplates, étalant son liquide vermeil sur mes habits. Je prends un des quatre derniers morceaux qui restent. Je le mastique, le broie, encore et encore, mais il ne veut pas rentrer. J’essaye d’avaler, et à ce moment-là, je sens que je ne peux plus. Ma gorge gronde, mon estomac rugit.

 Je régurgite violemment. En plusieurs fois. Mon vomi recouvre l’assiette et une partie de la table, ainsi que mes doigts, ayant placée ma main pour empêcher l’expulsion. Je sens la crispation de Bertrand sur mes épaules. Soudain, il me cogne le crâne et braille :

— Merde ! T’es vraiment qu’une sale ingrate !

 Il tourne ma chaise vers lui.

— Putain, j’ai fait ça pour toi, et tu le vomi ? Bordel mais tu te rends pas compte de la chance que t’as ! Toi, tu peux manger, et même pas tu le fais !

— Je suis désolée, pleuré-je. Je t’ai dit… j’ai plus faim… Pardon…

— Oh, arrête tes gamineries, t’es plus une gosse j'te signale !

 Des larmes roulent sur mes joues. Ma vision trouble discerne une main tendue, prête à me dérouiller pour me calmer. Mais Bertrand se ravise et en reste là. Il part, ouvre la porte du salon, s’assied sur le canapé et crie :

— Bon, c’est pas grave ! Viens, on va regarder le film !

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