5 - Le poulet

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— Non ! refusé-je. Tu n’es pas en état.

— Mais si, t’inquiètes Janette.

— Tu es trop bourré, tu n’y arriveras pas.

— Les paris sont lancés ! Où il est, ton poulet ?

— Je vais m’occuper de la nourriture, ne t’en fais pas, reste assis.

 J’aimerais bien le virer de chez moi, mais ma force physique n’est pas suffisante. Et je ne veux pas nourrir cet individu repoussant, mais je n’ai pas vraiment le choix. J’ai faim, moi aussi, et si je ne prépare rien, je ne mangerais pas non plus. D’autant plus que ça m’a donné envie, ce poulet-frites-salade.

— Non, non, toi restes assise, rétorque Bertrand. J’ai dit que je m’en occuperais, alors je vais m’en occuper. Je vais quand même pas laisser ma sœur tout faire.

— C’est très gentil, mais je t’assure, ça me dérange pas de le faire.

— Ahah, petite menteuse. Dis-moi juste où tu mets tes ingrédients.

— Tiens, tu sais quoi ? Pour être équitable, on va chacun cuisiner un peu. Tu veux bien t’occuper de la salade ?

— Oui, mais pas que. Je vais tout faire, ne te préoccupes de rien ! Donc dis-moi, il est où ton poulet à la fin ?

 Je baisse les yeux, abdique et montre le frigo.

— Sur l’étage du milieu, précisé-je

— Ok. Oh, c’est du poulet fumé, super bon. On n’aura même pas besoin de le cuisiner, on peut le manger cru. C’est meilleur.

— Oui, confirmé-je.

 Il me demande ensuite où je mets les frites et la graisse. Il met cette dernière à chauffer dans ma vieille friteuse, puis commence à découper le blanc du poulet en petits morceaux. Ses mouvements sont irréguliers, maladroits. Le couteau tremble dans sa main, les lamelles de viande ne ressemblent à rien. Je reste plantée, penaude, sur mon siège, à regarder cet imposteur couper dans ma bouffe. Il n’a pas l’air bien dangereux, mais c’est une véritable nuisance, et si j’essaye de le dégager, j’ai peur que, justement, il ne devienne dangereux. Je sens ma frustration augmenter un peu plus quand je vois qu’il avale des bouts de viande pendant même qu’il la coupe. Et il ne s’est même pas lavé les mains… Pour m’occuper, je me lève et commencer à préparer la vinaigrette.

— Qu’est-ce que tu fais ? me lance-t-il quand je sors la moutarde.

— Je prépare la salade.

— Non, je t’ai déjà dit. Je vais m’en occuper.

 Il continue de déchiqueter le poulet fumé tout en me regardant droit dans les yeux. Il a les paupières qui frémissent, comme un échappé d'asile, malgré l'alcool.

— Pas besoin, on fait chacun un truc de notre côté comme ça le repas sera prêt plus vite.

— Hey ! hurle-t-il soudainement. Je t’ai dit, je vais le faire ! Alors, je vais le faire, point ! Tu comprends ? Hein, tu comprends ?

— Oui, je comprends, mens-je, la voix tremblotante, apeurée.

 Je pose immédiatement le saladier et vais me rasseoir. Je ne peux pas le garder chez moi plus longtemps. À la première occasion, j’attrape le combiné et j’appelle la police. Je regarde derrière-moi, la porte du salon. Tellement loin et si proche à la fois, ce téléphone…

 Tout à coup, j’entend un cri de douleur. Je me retourne brusquement. C’est Bertrand. Il peste :

— Aïe ! Bordel de merde !

— Ça va ? je demande, candide.

— Non, putain, non ça va pas, tu vois bien ! Putain, ça fait mal !

 Je m’avance vers lui et je remarque une sauce rouge sur le poulet. Puis, je vois sa main gauche, d’où coule le liquide. La deuxième phalange de son index est entaillée sur bien un ou deux centimètres.

— Putain de merde !

— J’arrive, bouge pas !

— Salope ! Reste ici ! Putain de salope !

— Je vais te chercher des soins, je reviens !

— Vieille pute, j’en n’ai pas besoin ! Ça va se soigner, j’ai pas besoin de toi, connasse !

— Hey ! je m’insurge. Pas la peine de m’insulter comme ça, je t’ai rien fait moi !

— Oh, mais non, bien sûr, sale hypocrite ! Par contre, tu adores me voir me couper, pas vrai ? Hein, salope !?

— Pas du tout, qu’est-ce que tu vas imaginer ?

 Le sang coule sur ses habits, sur le sol. Toujours le couteau en main, il s’approche, lentement.

— Ahah, évidemment, j’invente ! J'invente ! C'est ce que m'ont dit papa et maman. Pourtant, j’ai bien été coupé ! Regarde, salope, tu aimes voir ça ?

— Bertrand, ça suffit maintenant !

— Ça rappelle des souvenirs, pas vrai ? Avoue, ça te fait jouir de savoir que c’est moi qui me suis coupé, et pas toi ? Allez, avoue !

 Il est juste devant moi maintenant. Je commence à me demander s’il n’est pas réellement persuadé d’être mon frère. Je louche sur la lame qu’il tient fermement, à quelques pas de moi.

— Tu racontes n’importe quoi c’est la douleur, ça te fait délirer. Allez, assieds-toi sur la chaise, je vais chercher ma trousse de soin.

— Pas besoin, je t’ai dit. Mais c’est très attentionné de ta part, sœurette.

 Il arrête alors de venir dans ma direction, et repart faire sa boucherie. Sa main ensanglantée tient la chair animale tandis qu’il tranche, sectionne, taille dedans. L’hémoglobine recouvre petit à petit le plat.

— Arrête, je dis, tout doucement. Tu vas te faire mal.

— J’ai déjà mal, je ne risque rien. J’ai mal depuis ma naissance en fait. Chaque seconde qui passe est une torture.

— Je suis désolée.

— Tu n’y es pour rien, je te l’ai déjà dit. Désolé de m’être emporté. C’est quand je me fais couper, ça me rend fou, c’est un traumatisme, c’est comme ça.

 Impuissante, je le regarde terminer son œuvre blanche et pourpre. Je ne sais pas où me mettre. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais même pas quoi penser.

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