Chapitre 12

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— Donne-moi, une, une seule bonne raison de pas venir au pot de ce soir ?

— Je pourrais t’en donner dix, répondit Aysha en collant et décollant des post-its sur le grand tableau blanc à côté de sa place. Cela dit, si t’en veux qu’une seule…

— Ne me dis pas « Jerry », grogna Dap. On sera tout l’étage, donc on peut au moins caler vingt personnes entre nous et Jerry.

— Hum, sans façon, dit Aysha. Mais après la présentation du quinze, pourquoi pas.

Dap fit mine de lever le poing pour signifier sa maigre victoire. Sa collègue l’ignora avec superbe, déplaçant toute une colonne de tickets « en cours » sur « fini ». Elle et Linus s’étaient constitués ce petit tableau de suivi pour le projet du quinze. Pendant qu’Aysha marquait les points qu’elle avait fini, Linus à son bureau lui écrivait de nouveaux tickets. Dap avait beau suivre le projet de loin depuis une semaine, il ne comprenait pas comment ces deux-là n’implosaient pas sous la panique et la pression.

Linus se posta aux côtés d’Aysha, les mains et bras couverts de post-its verts qu’il répartit sur la colonne « à faire » et « à faire en urgence ». Dap se tenait à distance respectueuse, comme toujours quand ils étaient plongés dans leur conversation, mais on était jeudi, la semaine avait été longue et ennuyante pour lui et il avait soif de sorties.

Il décida de se jeter à l’eau.

— Tu viens au bar ce soir, Linus ?

Son chef ne daigna même pas lever le nez de son travail.

— Je passe mon tour.

— Après la présentation du quinze alors ?

— Je ne pense pas.

— Vraiment ? Tu es certain, absolument sûr, que d’ici le quinze, tu n’auras pas envie d’aller boire un coup ?

Linus passa une série de post-its à Aysha, leva son habituel transperçant sur Dap et rétorqua avec l’ombre d’un sourire torve :

— Je crois que j’ai assez passé mon temps dans les bars pour toute une vie.

Dap en eut le bec cloué et rejoignit sa place, non par gêne, mais parce qu’il était à deux doigts d’éclater de rire dans tout l’open-space. Aysha et le reste de leurs collègues avaient beau ignorer les piques que lançaient Linus de temps à autre à Dap, ce dernier craignait trop que son comportement finisse par le trahir.

La semaine avait été rude. L’incident de vendredi soir fit grand bruit et s’il n’y avait eu le projet urgent sur lequel étaient Linus et Aysha pour détourner les foudres de la direction, Dap sentait leur lourde présence dans chaque mail et message qui passait de temps à autre. Il était soulagé de voir que personne ne le mêlait à l’incident jusqu’à présent, même si Lydia avait chanté haut et fort ses louanges dès lundi matin. Dap n’avait pas eu à expliquer que la résolution venait surtout de Linus, personne n’en doutait en vérité. Au final, il n’avait été qu’un pion dans l’histoire, invisible pour la direction et c’était peut-être tant mieux.

Le soir-même, Dap quitta les locaux à dix-huit heures en compagnie de tout le département informatique, direction le café d’en face. Bon gré mal gré, Dap avait convaincu Blaise, cible plus facile à traîner qu’Aysha. Le secrétaire suivait Dap comme son ombre dans le bar et il ne fallut pas longtemps pour que Dap parvienne à le mêler aux conversations avec ses collègues. Il retrouva ceux dont Aysha étaient le plus proche, et la soirée se déroula dans une ambiance festive et détendue. Jerry, Béro et d’autres gars du service s’étaient installés le plus proche possible de l’écran du bar, qui diffusait un quelconque match de foot. Leurs cris creusaient de temps à autre les conversations, mais Dap était ravi qu’ils soient concentrés ailleurs. Il avait réussi l’exploit d’éviter Jerry la plus grosse partie de la semaine, il comptait bien continuer ainsi.

Lydia les rejoignit vers vingt heures et s’installa entre Blaise et Dap. Il ne fallut qu’une bière et demi à la directrice technique pour passer d’un timbre de voix déjà fort et imposant en temps normal à une véritable monopolisation de la conversation sur sa vie privée.

— Je vous jure ! Il m’a encore appelé mardi pour me demander d’aller chercher les petits à sa place parce qu’il avait, je cite « une réunion de la plus extrême importance ».

— Tu devrais le quitter, rétorqua une femme du nom de Hélène et que Dap avait souvent vu avec Lydia.

— Ah, si je pouvais divorcer une seconde fois de cet abruti je le ferais. Du coup, je lui ai dis que je ne pouvais pas, bien sûr, mais que ma sœur serait ra-vie d’aller chercher les mômes et de les déposer plus tard devant sa porte. Et là, miracle ! Sa réunion s’est dé-urgentisée !

Toute la tablée éclata de rire, même Blaise. Dap cria pour se faire entendre, demandant où était la blague. Lydia lui jeta un regard pétillant d’amusement.

— Ma sœur est une mannequin bodybuildeuse, qui fait du catch à ses heures perdues. Gilles, mon ex, en a une peur bleue.

— Je sacre cette histoire comme la meilleure que j’ai jamais entendu, dit-il et lui et Lydia trinquèrent, entraînant toute la table.

Les conversations reprirent et Dap ne put s’empêcher de fouiller le bar du regard. Il se sentait à l’aise, ses muscles détendues aussi bien par l’alcool que par l’ambiance. Il ne pouvait ignorer cependant la gêne au creux de son ventre, gêne qui lui faisait lever de temps à autre vers la porte du bar, dans l’espoir que quelqu’un de bien particulier la traverse.

Il alluma son téléphone, à deux doigts d’envoyer un message à Linus. Il savait que c’était stupide et inconscient. Depuis le retour au travail, aucun des deux n’avait échangé de nouveaux messages, ce qui était à n’en pas douter la chose la plus sensée à faire. Sauf que je suis loin d’être une personne sensée, songea Dap en effleurant l’application de messagerie.

— Dap !

Il manqua de renverser sa bière sur son téléphone. Lydia le dévorait des yeux, l’alcool rendant son regard encore plus vif qu’à l’accoutumée. Les autres autour de la table ricanèrent.

— Eh bien, Dap, tu esquives ma question ? Dit Lydia. Je te demandais si tu avais quelqu’un dans ta vie ?

— Ouais, on veut savoir, renchérit Hélène.

— Il est très secret, poursuivit Lydia en tapotant l’épaule de Dap. Très bavard mais il ne dit jamais rien sur lui, pas vrai, Dap ?

— Je suis un grand timide, sourit l’intéressé. Non, je n’ai personne en ce moment.

Un concert de « ouh » monta autour de lui. Dap s’efforça à garder un visage neutre.

— Mais alors, il faut absolument qu’on te case ! Il y a plein de filles mignonnes dans la boîte, hein Blaise ? Fais attention Dap, fit mine de lui confier Lydia, Blaise est un vrai tombeur, tu risques de lui faire concurrence.

Les protestations de Blaise se noyèrent dans la mêlée générale.

— Ca ira merci Lydia, répondit Dap.

— Sinon, tu nous dis ton type de femme et on te cherche ça !

— Merci, mais je n’ai pas de type de femme ou d’homme.

La conversation sauta une marche et Dap sentit avec une extrême acuité, l’attention de toutes et tous sur sa personne.

— Oh pardon, dit Hélène. Je ne savais pas que tu… tu aimes…

— Les hommes et les femmes oui, répondit Dap en gardant sur sa figure un sourire calme mais figé.

Hélène hocha la tête, Lydia but une gorgée de sa bière. Blaise à l’autre bout de la table, se gratta le bras.

— Eh bien, si je vois un beau mec ou une belle fille célibataire dans le coin, je te préviens ! s’écria Lydia en abattant son verre vide.

— C’est pas dans ton service qu’on trouve ça, ricana Hélène et elle dut faire face à un jet nourri de coquilles de pistache de la part des autres.

Dap se détendit. Il n’avait pas espéré un quelconque type de réaction, mais il devait reconnaître être soulagé d’avoir lâché le morceau. Des cris dans son dos lui informèrent qu’une équipe avait marqué un but. Quel dommage que Jerry n’ait pas été là, il allait sûrement l’apprendre de la bouche des autres plus tard, et Dap ne serait pas là pour voir sa réaction.

Son téléphone se mit à vibrer dans sa main et Dap lui jeta un regard d’espoir. Son sang se figea à la vue du numéro appelant.

Flo.

Dap s’excusa et bondit vers la sortie. L’air sec de la nuit le happa et il songea qu’il ne devrait pas tarder à rentrer, mais pour le moment, toute son attention était concentrée sur la voix dans le combiné.

— Flo ? Cria-t-il et un bruit de vent sourd lui répondit. Flo, tout va bien ?

— ...llo ? ...ap ? Dap ? Dap, tu m’entends ? Ah parfait, c’est mieux ici. Attends je me mets à l’abri du vent.

Des murmures, un souffle court dans le téléphone et la voix de Flo se fit entendre, joyeuse et légère.

— Coucou Dap, ça va ?

— Et toi ? s’enquit Dap. Tu me fiches les boules à m’appeler comme ça, est-ce que tout va bien ?

— Pardon, pardon, pardon ! Je sais que ça ne se fait pas de t’appeler sans prévenir, mais notre guide a deux heures de retard et je me suis dit que j’allais venir aux nouvelles avant que je perde le réseau pour les prochaines vingt-quatre heures.

Dap ferma les yeux, laissant le temps à son rythme cardiaque de se reprendre. Il s’assit sur un banc juste en face du café.

— Encore une randonnée de l’extrême ? Ciel, que vont dire tes parents ?

— Rien, vu qu’ils ne sont pas au courant ha ha. C’est pour ça que je t’appelle, je veux qu’au moins une personne soit consciente de mon imprudence. Comment tu vas, Dap-Dap ?

Dap se gratta le menton.

— Très bien. J’ai commencé un nouveau job, depuis bientôt deux semaines. Dans l’informatique.

Une exclamation criée dans le vent. Dap s’imagina son ex, au bord d’un précipice prête à se lancer dans une de ses balades dont elle raffolait. Il s’efforça de ne pas lui demander pour la troisième fois si tout allait bien.

— C’est super, ça ! Tu bosses où ?

— Pour des comptables. Sparkles Associés, si tu connais.

— Oh non, pas du tout. Dis-moi que tu bosses dans un open-space.

— Gagné.

— Mon pire cauchemar, rit Flo. Et comment va… ah attends.

Dap tendit l’oreille au son d’une voix masculine parlant anglais à Florence. Celle-ci répondit dans la même langue et l’autre répondit avec enthousiasme « tell him I said hi ! ».

— Allo ? Reprit Flo en français. Il y a Vince qui te dit bonjour.

— J’ai entendu, sourit Dap. Le bonjour à lui et à son mètre quatre-vingt.

— Crétin.

La voix de Flo dans le combiné était un baume dans ses oreilles, mais aussi une malédiction. Il se sentait plus vulnérable qu’avec quiconque.

— Flo ? Est-ce que je peux te parler d’un truc ?

— Maintenant ? Je t’avoue que j’aimerais conserver ma batterie pour prendre des photos. Et appeler les secours si jamais on se retrouve coincés dans une crevasse.

— Ce week-end ? La semaine prochaine ?

A chaque proposition, Dap sentait son estomac se serrer un peu plus. Il ne comprenait pas l’état dans lequel il se mettait, tout ce qu’il savait c’est que ça lui pesait trop pour qu’il le garde encore plus longtemps pour lui.

Et Flo… Flo le comprendrait.

— On part en expédition avec l’équipe venue de Buenos Aires la semaine prochaine, dit-elle. Et ensuite, je pense retourner à la capitale pour mes interviews.

Elle reprit son souffle.

— C’est important ?

— Non.

— Donc très important ?

— Je t’assure que n…

— Un mois. Appelle-moi dans un mois et on en discute, d’accord ? Je serais de retour dans ma chambre d’étudiante à la recherche d’un job pour la rentrée. On pourra parler plus tranquillement. Ça ira ?

— Non, mais oublie, ce n’est rien.

Une tape sourde sur le téléphone obligea Dap à éloigner le combiné de son oreille.

— Est-ce que tu viens de gifler ton écran ? Dit-il.

— Oui et maintenant Vince me regarde bizarrement. On s’appelle dans un mois, Dap-Dap. Les bisous à ta maman et Rémi.

Et aussi brusquement qu’elle avait contacté Dap, Florence raccrocha.

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