Chapitre 2

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Dap fixait un autre miroir. Encore des toilettes, pas un bar, pas le même jour. Il faisait plus frais, la climatisation aseptisait les bureaux et donnait l’impression que chaque pas de ses chaussures cirés sur la moquette s’accompagnait d’une poussée de stalagmites. Le secrétaire du service informatique, un petit bonhomme tout nerveux avec un visage de premier de la classe, lui avait indiqué qu’il était en avance et que s’il voulait se rafraichir aux toilettes, c’était juste au fond du couloir, deuxième porte à droite.

Le Dap dans le miroir ne quittait pas le Dap penché sur le lavabo. Il se rappelait que la veille, à peu près dix heures plus tôt, il se trouvait dans une position similaire, en train de prendre son pied dans le postérieur d’un inconnu du bar. Ce n’était pas la première fois qu’il sautait ou se faisait sauter par un coup d’un soir, et il n’avait même pas bu tant que ça, avant ou après. Il avait trinqué une deuxième fois avec ses potes, tous et toutes le félicitant pour son nouveau boulot, puis il avait rejoint ses pénates à cinq stations de métro et s’était endormi comme une masse. Il s’était remis de gueule de bois plus violente que ça. Alors qu’est-ce qu’il n’allait pas avec sa tête ? Même le secrétaire l’avait remarqué, sinon pourquoi lui aurait-il indiqué les toilettes si ce n’était pour qu’il efface ce ridicule sourire de sa figure ?

Tiré à quatre épingles, son costume sortait du pressing et il avait même réussi à coiffer sa touffe de cheveux en un minuscule chignon que sa propre maman aurait désigné comme « mignon et pas trop olé olé ». Il avait un air avenant, pas l’employé du mois, ni même l’employé modèle mais le bon gars de confiance. À un terme près, c’était comme ça qu’il avait concocté son CV et aujourd’hui, après plusieurs mois, il décrochait enfin un emploi dans un bureau, au grand soulagement de sa maman qui voyait dans un endroit fermé par quatre murs, dont un occupé par une jolie machine à café, le meilleur avenir pour son fils.

Ce sourire risquait pourtant de lui coûter son premier jour s’il ne parvenait pas à l’effacer. Aux grands maux… Dap tourna le robinet d’eau froide et plongea la figure jusqu’à sentir la fraicheur dans ses nerfs. Il s’ébroua comme un chien, regretta aussitôt son geste et battit des paupières, horrifié à l’idée que quelqu’un rentre soudain dans les toilettes pour le trouver dans cet état. Il tâtonna jusqu’au sèche-main et resta deux longues minutes sous son jet d’air chaud jusqu’à ce que sa peau lui paraisse douce et souple. Puis il retourna au miroir et il comprit.

L’odeur de l’autre lui collait encore à la peau.

Deux douches, grommela-t-il alors qu’il reniflait la manche de sa chemise. Une hier soir et une ce matin. Il s’était persuadé que le seul fumet qui l’accompagnait était celui de son gel douche à la menthe et c’était l’odeur de la bière et du papier frai sorti de l’imprimante qui transpirait dans chacun de ses pores.

Et lui donnait ce sourire d’imbécile. Si Dap n’avait pas été aussi nerveux, il en aurait ri avec son reflet. Il prêta l’oreille aux bruits dans le couloir mais à cette heure-ci, les bureaux étaient encore vides. Il ferma les yeux, les mains à plat sur le rebord du lavabo. Il le revoyait, sa forme alanguie contre la porte comme s’il voulait se glisser dans le bois pendant que Dap l’épinglait de coups de rein. Ce mec, ricana doucement Dap dans le silence des toilettes. Il rouvrit les yeux, accompagnant son étrange sourire d’un éclat vif au fond de ses prunelles. L’instant passa, il était de retour. Peut-être que ça n’avait pas été des plus intelligents de sa part de sortir la veille de sa première journée finalement. Au moins, songea Dap en quittant les toilettes, s’il passait une mauvaise journée avec ses collègues, il aurait ce souvenir pour garder un peu le moral.

Le secrétaire, Blaise, lui avait servi un café. Il le sirota sur le canapé de la salle de pause qu’il avait déjà connu lors de son premier entretien. Une fenêtre dans son dos donnait sur le parking de l’entreprise, cinq étages plus bas. Dap se rappela ce jour-là, deux semaines plus tôt. Il avait été trop nerveux pour ne remarquer rien d’autre que l’austérité des locaux, autrefois perdu dans la campagne et aujourd’hui dévorait par la grande ville. Dap n’y avait vu que la grisaille partout, de la façades des immeubles, aux bureaux froids, jusqu’aux figures de ses futurs collègues.

Aujourd’hui, il remarqua que derrière ce parking si laid se trouvait une grande digue herbeuse, protégée par l’ombre de plusieurs noisetiers. Sans cesser de boire son café, Dap se leva et remarqua que la zone de verdure était en fait un petit pré joliment aménagé avec des tables de pique-nique et de nombreux coins d’ombre.

— On peut aller manger là-bas ? dit-il à voix haute.

Blaise n’avait pas quitté son écran d’ordinateur ni cessé de taper au clavier. Il en fit de même tout en répondant à la question de Dap.

—Bien sûr. Il y a même un terrain de foot à côté, un court de tennis et tout un chemin pour le footing. Lydia ne vous l’a pas dit lors de l’entretien ?

Le fait sonnait familier aux oreilles de Dap et il s’en voulut d’avoir été aussi convaincu de la raideur de ce coin pour ne pas avoir écouté les paroles de sa cheffe. Il imaginait déjà les pauses déjeuner à se dorer au soleil, peut-être même volé dix minutes de sieste. Il faisait encore chaud et beau aujourd’hui, avec un peu de chance il sympathiserait avec un ou deux collègues pour s’y faire emmener. Au pire, il proposerait à Blaise.

—Ah Lydia arrive ! s’exclama soudain le secrétaire en repoussant sa chaise et en sautillant presque jusqu’à la fenêtre où regardait Dap. C’est sa voiture qui se gare.

Dap eut à peine le temps d’ingurgiter la fin de son café, la pétillante femme qui l’avait reçu à l’entretien débarqua dans l’open-space en faisant claquer la fermeture de son sac en cuir. Au contraire des deux hommes en chemises ternes et pantalons gris, elle était habillée d’une robe d’été avec de grandes fleurs mauves sur fond jaune. Dap eut son premier vrai sourire sincère à sa vue, se rappelant soudain combien la bonne humeur de sa future cheffe était communicante, ce qui l’avait en grande partie convaincue de signer ici.

— Blaise, mon chou ! Merci, merci, merci mille fois d’avoir fait bon accueil au nouveau. Gilles a encore débarqué à l’improviste pour déposer Avery, c’est toujours très simple et pratique avec lui. Dap ! s’exclama-t-elle en se tournant vers lui. Dapper ? Dappery ? Ravie de te voir enfin parmi nous.

—Merci, madame. Très heureux d’être ici. Et c’est juste Dap.

— Très bien, alors ça sera juste Lydia aussi, sourit-elle et ils échangèrent une poignée de mains. Blaise t’a fait faire le tour ? Pas encore ? Mais enfin, Blaise, qu’est-ce que tu fiches ? Huit heures du matin et tu n’as pas encore classé chaque dossier par ordre de couleur ? Je plaisante, Blaise, allons, pas la peine de faire cette tête-là.

—Je lui ai servi le café, Lydia, répliqua Blaise sans se départir une seconde de son sérieux. J’ai pensé que vous voudriez lui réserver cet honneur.

—Tu as raison, ce n’est pas ton job. Allons, suivez-moi, juste Dap. Ah et ne t’avise pas de taquiner Blaise comme je le fais. C’est le meilleur secrétaire que j’ai jamais eu, je lui promets un grand avenir. Pardonne-moi, je t’ai tutoyé. Ça ne te gêne pas si on se dit « tu » ?

—Aucun souci.

Ils longèrent le couloir dans le prolongement du bureau de Blaise et débarquèrent dans l’open-space. L’enthousiasme de Dap généré par l’arrivée trompettante de Lydia s’en trouva douché aussitôt, à la vue des minuscules bureaux, collés les uns aux autres. La même chose lui était arrivé lors de sa première visite et il s’était rassuré en voyant qu’il n’était pas le seul à trouver la situation embêtante. Beaucoup avaient donc décoré leur espace personnel, quitte à monter eux-même leurs propres séparateurs, que ce soit à base de boîtes en cartons ou d’une barrière en simili-bois qui servait à décorer la terrasse d’un jardin. Dap ne fut même pas surpris quand Lydia l’amena vers le bureau du fond, caché derrière une végétation de fausses plantes en plastique.

— Voici mon antre, histoire que personne ne me perde de vue, rit Lydia en lançant son sac sur son clavier et en se laissant tomber sur sa chaise.

Elle enleva la paire de baskets à ses pieds, farfouilla dans son sac et en ressortit des talons jaunes assortis à sa robe. Dap pensa à sa mère qui se serait indignée de voir une femme aussi peu propre sur elle, mais lui était ravi de voir que Lydia faisait tout pour le mettre à l’aise. Il avait beau se le cacher à lui-même, son cœur tambourinait dans sa poitrine maintenant qu’il était à quelques pas de son futur bureau, de son futur dossier ou tâche ou n’importe quelle assignation qu’on lui donnerait, et que cela signerait le premier pas avant sa retraite. Il profita du caractère détendu de sa boss pour fourrer les mains dans ses poches et s’essuyer discrètement les paumes dans le tissu.

— Il y a beaucoup de gens qui aiment changer de place. Ceux que tu vois décorés sont ceux des employés les plus anciens, les autres c’est souvent les prestas. Tu es employé donc tu peux t’attribuer un bureau, ça ne devrait déranger personne. Attention avec quoi tu décores par contre, dit-elle dans un faux élan de sévérité. Selon l’équipe de foot que tu soutiens ou quel club, y’en a certains dont tu froisseras l’ego !

— Ca risque pas, dit Dap et son sourire lui parut plus une grimace qu’un vrai sourire.

—Oh, pas un footeux ? Ca va faire du bien, tiens ! Et c’est quoi tes hobbies ? Pardonne-moi, je sais qu’on en a déjà parlé à l’entretien, mais en deux semaines pfiou ! Tout oublié.

—J’aime bien le tennis.

— Voilà, ça me revient. Et tu as pratiqué pendant huit ans ? Dix ans ? Top, on pourra se faire des matchs le midi, on est à peine une douzaine à utiliser le court. On est surtout des filles, on fait ça pour s’amuser donc ne nous en veux pas d’être nulles.

—Je suis sûr que c’est faux.

—Tu vas regretter ces paroles.

Elle sauta sur ses talons et l’entraîna le long des autres bureaux. Ils finirent par croiser les futurs collègues de Dap, dans une avalanche de noms que le jeune homme avait toutes les difficultés à retenir. Il n’en pouvait plus d’attendre pendant que Lydia expliquait sa mission, la mission de la personne en face, alors même que les bureaux prenaient vie autour de lui et que des paires d’yeux de posaient sur lui de tout côté. Il aurait voulu choisir une place au plus vite, s’asseoir, disparaître juste quelques secondes derrière son écran, le temps de reprendre son souffle. Il remarqua très vite qu’à part Blaise à l’accueil, il était le seul à être aussi cintré dans ses vêtements. Dap trouva son ouverture et profita d’un trou entre deux présentations pour retirer sa veste.

—Excuse-moi Lydia, où est-ce que je peux accrocher ça ? dit-il.

—Oh, suis-je bête, ta place ! Ok, euh le mieux, pour ton premier jour, c’est que tu t’assieds derrière Linus. Il est ton chef donc c’est avec lui que tu verras tout ce que tu dois savoir pour bien démarrer.

Lydia partit dans un tourbillon mauve et jaune en direction du coude formé par le bâtiment, suivi avec un temps de retard par Dap.

—Lydia, dit-il en s’efforçant de rester à son niveau pour ne pas parler trop fort, je… je m’excuse mais… ce n’est pas toi la cheffe du service ?

—Non, moi je suis la directrice technique, sourit-elle avec douceur. Linus Shari est chef du département, c’est lui ton réferrent. J’ai juste remplacé Linus pendant son absence pour les entretiens, l’administration toutes ces joyeusetés. Il me le fera payer d’ailleurs, il me doit deux semaines de cappuccinos.

—Il était en vacances ?

— En congé, oui ! Voilà, tu peux t’asseoir ici.

C’était probablement et à n’en pas douter, la pire place de l’open-space. Le bureau principal où trônait trois écrans plat, un clavier dernier cri et une de ses chaises spécial pour le dos, se tenait pile à l’angle de l’open-space, en plein dans le passage. Et juste derrière lui, face aux baies vitrées, un deuxième bureau plus petit débordait de documents et de dossiers empilés les uns sur les autres. Une quantité impressionnante de stylos sans capuchons, de capuchons sans stylos, de post-it, de rames de papier entamés, et même d’un ficus brisé, agrémentait la montagne de bazar jusque sous le bureau. Cette fois, Dap ne masqua pas son trouble à Lydia et s’arrêta près du bureau high-tech, refusant de faire un pas de plus vers cette artifice de bureau.

—Je te rassure c’est temporaire ! Linus revient aujourd’hui et on était en plein rangement, donc certains dossiers pas encore classés se sont retrouvés là. On va te faire de la place, ne t’inquiète pas. Ah et il te faut une chaise bien sûr. Ok mets-ça de côté et je reviens avec une chaise ! Tu peux prendre celle de Linus en attendant. Je reviens ! répéta-t-elle en boucle en galopant à travers l’open-space.

C’est que le premier jour, c’est temporaire, se murmura Dap à lui-même. Il s’assit, s’enfonçant dans le dossier en cuir rouge et noir, digne d’une chaise de gamer. Un nuage de poussière se souleva avec lui. C’était surprenant, car en dehors du bordel, le reste des locaux demeurait propre. À bien y regarder, seule la chaise et la table du big boss étaient poussiéreuses. Et ça, ce n’était pas bon signe.

Reste calme, songea Dap, ne te lève pas et ne va pas dire à Lydia que tu te barres. Essaie de tenir au moins un jour sans dire le fond de ta pensée.

Sans se rendre compte, il releva l’assise de son siège, trop bas pour ses longues jambes. D’une poussée, il se retrouva contre la fenêtre et tourna le dos au reste des bureaux. D’ici, il voyait l’entrée de l’entreprise avec la maisonnette du vigile qui saluait chaque nouvel arrivant à pied ou en voiture d’un signe de la tête ou d’une poignée de mains. Les locaux se remplissaient et derrière lui, retentissaient déjà quelques rires et des échanges amicaux pour savoir qui voulait prendre un café ou s’allumer une clope. Il perçut des groupes passer près de son bureau, ralentir et repartir, sans s’arrêter. Les conversations reprenaient et Dap fut certain d’entendre les mots « nouveau chef » ce qui acheva de le mettre dans l’embarras et il bondit de la chaise pour se placer juste à côté du bureau pour enfants.

Lydia arriva heureusement sur ses entrefaites poussant devant elle une assise semblable à toutes les autres de l’open-space. Dap la remercia avec chaleur. La chaise à côté de son minuscule bureau faisait presque la même largeur et avec sa carrure, il n’osait imaginer le tableau.

— Bonne nouvelle, souffla-t-elle. En plus d’une nouvelle chaise, tu vas avoir ton nouvel ordinateur portable. J’ai croisé Linus dans le couloir et je lui ai rappelé à ses devoirs. Il est donc allé à l’IT pour te chercher une machine flambante neuve.

—Ah oui, je n’avais pas remarqué que je n’avais pas de PC.

Pour la première fois, la bonne humeur de Lydia se figea, comme si elle réalisait soudain qui elle avait en face d’elle. Au grand soulagement de Dap, le portable de Lydia sonna dans la poche de sa robe et l’instant passa. Elle fit un signe d’excuse et lorgna sur le numéro entrant.

—Pardon, c’est mon ex. Je reviens tout de suite, Linus ne va pas tarder.

Elle disparut dans une salle de réunion, fermant la porte en verre dépoli sur sa silhouette qui avait perdu d’un coup tout sourire. Dap s’amusa un instant à décrypter ses expressions derrière la vitre quand il avisa une silhouette remontant les bureaux dans sa direction. Il portait un ordinateur portable sous le bras. Dap se hâta de faire le tour du bureau, la main prête à serrer celle de son futur chef quand celui-ci se figea soudain au milieu du couloir, une demi-seconde avant que Dap ne l’imite.

Les six mètres qui les séparaient se transformèrent en un bloc de stupéfaction , glacial à l’extérieur, bouillant et tourbillonnant à l’intérieur.

Dap crut que le sol se fendait en deux sous ses pieds. Il ouvrit la bouche pour pousser un juron avant de se rappeler à la dernière seconde où il était et que personne, dans l’histoire des employés de bureau, ne faisait jamais long feu en jappant « oh putain de merde de putain de merde ».

Rectification, ils étaient trois à porter la chemise et le pantalon de costume à cet étage. Blaise au visage de poupin, Dap au sourire d’imbécile heureux et l’illustre inconnu qu’il avait tringlé hier soir.

Il portait l’exacte même tenue qu’hier, à ceci près que des grandes auréoles de sueur ne parsemaient plus sa chemise et que son pantalon n’avait pas souffert d’être piétinés dans les toilettes d’un bar. Les boucles de ses cheveux s’agitaient légèrement sous la climatisation. En voilà un qui avait aussi dû prendre plus d’une douche hier. Dap crut qu’une main venait de lui attraper les entrailles et tentait de les lui arracher par la gorge. En plein jour, il était le même qu’au fin fond de ce bar miteux. Petit, râblé et court sur jambes, avec un ventre qui tendait sa chemise et un visage rond et boudeur. Il avait rasé sa barbe naissante qu’il portait encore hier, ce qui laissait d’autant plus voir les ravages de son acné juvénile. Dap l’avait cru de son âge, mais il devait facilement avoir quelques années de plus que lui, voire la trentaine.

Et l’homme avait un ordinateur portable dans les bras. Lydia avait dit que son boss lui ramenait une machine flambante neuve. Un bref instant, les yeux de Dap se tournèrent vers la petite salle de réunion où Lydia continuait de tempêter contre son ex-mari. Mais Dap n’avait pas besoin de confirmation.

Linus Shari. Son boss, se tenait devant lui en ce lundi matin, tandis qu’hier, c’était Dap qui se tenait derrière. C’en fut trop pour Dap et les commissures de ses lèvres se soulevèrent.

S’il était horrifié et choqué lui-même par son propre fou rire à deux doigts de résonner comme une corne de brume dans l’open-space, ce n’était rien par rapport l’autre. Linus. Deux plaques rouges vifs s’étalèrent sur ses joues et ses yeux déjà bien écarquillés, prirent des proportions gigantesques. Il fit un pas en avant, deux en arrière, en proie à une véritable terreur. Pas encore remis du choc, il réalisait en même temps que Dap ce qu’il s’apprêtait à faire. Il secoua la tête, ses prunelles agrandis par la peur. Dap vit avec plus de clarté, et à la lumière du jour, qu’il n’avait pas vraiment les yeux noirs mais marrons. Linus ouvrit la bouche, Dap en fit de même et Lydia choisit cet instant pour se planter entre eux deux.

—Lini ! Mais dis donc, tu as pris de drôles de couleur en vacances ? Comment tu vas, mon cœur, on s’est à peine croisés tout à l’heure !

—Lyd… Lydia. Mes vacances se sont bien passés, merci.

—Tu me raconteras tout au café, il faut que je file en réunion avec la régie. Ah et du coup, dit-elle en pirouettant et en faisant un grand geste de la main en direction de Dap, voici notre nouvel analyste programmeur, celui dont je te parlais dans l’escalier. Eh bah oui, Lini, on t’a pas attendu pour recruter ! Dap Guyem, je te présente Linus Shari, chef du département info. Linus, voici… juste Dap !

Non, je ne peux pas lui serrer la main, songea Dap de toutes ses forces. Il leva le bras et Linus en fit de même dans une poignée de main irréelle. Le regard de son futur chef le glaçait de part en part, il avait l’impression que ses entrailles étaient revenus à leur place mais bardés de clous et de morceaux de verre. Il n’avait plus du tout envie de rire.

Le silence s’éternisait de seconde en seconde et la panique revint marteler les tempes de Dap. Il ne quittait pas Linus du regard et celui-ci en faisait de même, ce qui n’allait pas tarder à échapper à Lydia. Dap décida d’agir enfin et d’un très léger mouvement du menton désigna Lydia à Linus. À son grand soulagement, l’autre réagit et s’écria d’une voix atone :

— Bienvenue dans nos locaux. Dap.

—Merci. Linus.

Un tic nerveux agita la bouche de ce dernier mais la glace était brisée et Lydia enchaina aussitôt :

—Lini, je te laisse la matinée pour dépiler tes mails ou tu veux venir en réu avec moi ?

—C’est à quel sujet ?

— Toujours le même d’avant ton départ, soupira Lydia. Avec les congés, il n’y a pas beaucoup qui a avancé hélas. Si t’as pas envie d’attaquer direct le taureau par les cornes, je peux leur dire que tu t’occupes du nouveau, ils trouveront rien à redire à ça. Ah, je l’ai installé derrière toi du coup.

Elle lui désigna la minuscule table en insistant qu’il faudrait ranger un peu, totalement inconsciente des deux hommes qui rougissaient de plus belle à ces mots.

—Je vois, répondit Linus et Dap fut certain qu’il n’avait pas suivi un traite mot de ses paroles.

—Oui, reprit Lydia de plus en plus à court, et donc ? Tu veux venir ou… ?

—Je… je crois… Non, je veux dire…

Il secoua la tête, comme chassant une mouche invisible. Dap voyait très bien qu’il essayait comme lui de détourner le regard mais que l’impossible de cette situation le rendait trop incrédule pour qu’il ne puisse rester ici à la contempler, encore et encore jusqu’à en avoir le nausée. Comme Dap en cet instant. Le jeune homme se décida à agir.

—C’est mon portable ? s’enquit-il.

Il montra l’ordinateur que Linus tenait encore fermement contre lui. Dap tendit la main mais l’autre n’esquissa pas un geste, ses joues avant rouges prenant peu à peu une teinte cireuse.

—Je peux le configurer en vous attendant, dit Dap avec un calme qui l’étonnait lui en premier. Au pire, je demanderais autour de moi pour l’installation.

—Vraiment, ça ne te gêne pas ? On a ce point avec la régie bloquée depuis le départ de Linus et on sera pas trop de deux pour leur faire entendre raison ! Si tu as besoin d’aide, demande à Aysha. C’est le bureau avec la grosse figurine de Game of thrones ou d’un jeu vidéo, je ne sais plus trop. Oh et fais toi de la place comme tu peux, Linus rangera ça après. À tout à l’heure et encore merci, Dap !

Linus ne dit rien et même s’il avait voulu, c’était trop tard. Lydia l’entrainait déjà à l’autre bout de l’open-space comme s’il était monté sur patins à roulettes. Avant qu’ils ne disparaissent tous deux dans les ascenseurs, loin derrière le bureau de Blaise, Dap crut capter une dernière fois le regard stupéfait de Linus.

Il déplaça comme il pouvait les dossiers sur son minuscule bureau et posa son ordinateur portable. Il contempla les différents écrans de chargement se lancer, appuya sur des boutons suivants sans même lire les instructions et fixa enfin son reflet dans l’écran d’accueil de son tout nouveau pc. En dehors de toute la bizarrerie de ce qu’il venait de vivre, quelque chose le dérangeait. Sa main droite le démangeait sans qu’il sache pourquoi. Il baissa les yeux sur sa paume ouverte sur sa cuisse et se souvint. Il avait salué Linus de cette main, cette même main qui, hier soir, lui prenait le sexe et le faisait jouir contre la porte des toilettes plutôt que sur son pantalon.

Son futur boss. Il avait aidé son futur boss à éjaculer de cette main et l’avait cordialement salué avec.

Dap posa son front sur le clavier de son pc tout neuf et attendit que la foudre s’abatte sur lui.

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